A quelques jours de la tenue des élections présidentielles en Bolivie, la polarisation du champ politique se radicalise, laissant entrevoir clairement un bras de fer entre le Mouvement au socialisme (MAS) de Evo Morales, et le Poder democrático y social (Podemos, Pouvoir démocratique et social) de Tuto Quiroga, qui incarnent respectivement la gauche et la droite. Cette polarisation tend à favoriser le MAS qui jusqu’à présent est en tête des sondages, au point que sa victoire semble, de jour en jour, inévitable. Si tel était le cas, nous serions en train de parler du premier président indien, dans un pays qui depuis sa fondation a exclu la population indigène, malgré le fait que celle-ci représente environ 70% de la population nationale.
Il n’est pas du tout hasardeux de parler d’une victoire du MAS, surtout si l’on tient compte du fait qu’en 2002 il est arrivé à la deuxième place lors des élections générales, sans le large soutien dont il bénéficie aujourd’hui de la part de la population bolivienne. En 2002, le MAS était un parti né des mouvements sociaux qui faisait irruption dans le panorama électoral comme représentant de secteurs qui jusqu’alors n’avaient jamais été représentés par le système de partis en place. Aujourd’hui, il apparaît comme l’unique espoir d’un changement de situation, réclamé non seulement par les organisations et mouvements sociaux, mais aussi par la société dans son ensemble.
Dans le camp adverse se trouve Podemos, un parti créé pour l’occasion qui, malgré ses efforts pour présenter une nouvelle image, incarne les vieux vices du système de partis qui vient d’être remis en question par la société. En effet, ce parti a été fondé sur les bases de l’Action démocratique nationaliste (ADN), parti créé à la fin des années 70 pour permettre au dictateur Hugo Bánzer Suárez de démocratiser son image [1]. S’y sont « recyclés  » en outre des politiciens des autres partis qui, avec l’ADN, se sont partagé le pays pendant plus de vingt ans. Malgré cela, le soutien dont bénéficie Podemos est important : il suit le MAS de très près dans les sondages.
Légitimité contre particratie
Depuis le retour à la démocratie (1982) et l’entrée dans le modèle néolibéral (1985), trois partis politiques se sont partagé le pouvoir grâce à un système d’alliances et de pactes mis en place pour garantir la « gouvernabilité  » : le Mouvement nationaliste révolutionnaire (MNR), fondé dans la première moitié du XXe siècle, et qui a porté au pouvoir Gonzalo Sánchez de Lozada [2], l’ADN, de feu le dictateur Hugo Bánzer Suárez, et le Mouvement de gauche révolutionnaire (MIR), qui dans les années 80 a laissé tomber la gauche pour adhérer au modèle de marché.
Ces trois partis n’ont été en opposition qu’en théorie, car dans la pratique, ils ont porté un même programme basé sur les recettes dictées par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, amenant au démantèlement de l’Etat et au bradage des ressources naturelles - telles que le pétrole - à des entreprises transnationales. Parallèlement, la carrière politique étant devenue une source d’emploi intéressante pour ceux qui voulaient faire fortune rapidement, le transfuge [entre partis] est aujourd’hui une pratique courante - et connue de tous - qui permet à de nombreux politiciens de se maintenir au pouvoir sans se préoccuper du parti qui gouverne. Par ailleurs, en partie à cause du fait que le second tour est parlementaire [3], les élections sont devenues une sorte de loterie où il ne servait à rien de voter pour un candidat, puisque celui-ci était susceptible d’élire président n’importe lequel de ses opposants [4]. Ce manque total de sérieux dans le système politique s’est traduit par un désenchantement de la population vis-à -vis des partis politiques et de leurs dirigeants, qui ont cessé d’être des représentants pour se transformer en une caste à part (particratie), pouvant se passer le pouvoir de main en main.
Pour les élections de décembre, le scénario électoral semble avoir changé. L’ADN et le MIR ont disparu comme partis [du panorama électoral], et du trio qui formait la particratie, seul le MNR survit, avec un candidat qui était un parfait inconnu avant d’être présenté comme tel. En remplacement des autres partis politiques, sont apparus le Pouvoir démocratique et social (Podemos), à la tête duquel se trouve l’ex-président Jorge Quiroga (2001-2002), et Unité nationale (UN), du chef d’entreprise Samuel Doria Medina.
En réalité le changement n’est qu’apparent, et l’apparition et la constitution de ces deux partis politiques est le cas le plus honteux de transfuge, de clientélisme et d’absence de sérieux politique. Podemos, par exemple, est formé par les membres de l’ADN (à commencer par Jorge Quiroga), qui ont fondé ce parti sans renoncer au précédent [5]. On a su également que le MIR avait donné des autorisations à tous ses membres pour qu’ils puissent engrosser les files tant de Podemos que de l’UN (dont le leader est aussi miriste).
Dans ce contexte, le Mouvement au socialisme apparaît comme le seul porteur d’une réelle légitimité, déjà manifeste dans sa vie parlementaire, qui s’est illustrée par son maintien à l’écart des alliances et des pactes avec d’autres partis politiques. C’est-à -dire par l’exercice d’une authentique et honnête opposition politique.
Mais la légitimité du MAS se fonde sur la forme même de création de cet instrument politique, à partir d’organisations sociales et syndicales qui, pour faire face à cette particratie, ont senti la nécessité de créer un instrument politique qui les représente sans l’intermédiation des politiciens traditionnels. Son candidat à la présidence n’est pas, comme dans le cas de ses adversaires, un chef d’entreprise puissant ou fortuné qui grâce à son pouvoir, peut s’imposer comme candidat. Evo Morales a été choisi par les propres bases des organisations sociales qui intègrent l’instrument politique [le MAS] pour qu’il soit leur porte-parole et leur représentant.
C’est pourquoi, pour beaucoup, voter pour le MAS est devenu la seule option pour que leur vote ne soit pas négocié a posteriori et tergiversé par des politiciens ambitieux de pouvoir et d’argent. Ceci lui permet de gagner des sympathisants parmi les classes moyennes qui jusqu’à il y a peu étaient distantes des mouvements sociaux et indigènes.
Opposition et appui critique au MAS
Malgré cette adhésion quasi unanime au MAS, surtout parmi les organisations et les mouvements sociaux, les critiques, les peurs et les craintes sont présentes à chaque instant. La Centrale ouvrière bolivienne (COB), pour n’être pas parvenue à une alliance satisfaisante avec le MAS, avait appelé la population à s’opposer à la candidature de Evo Morales, avec l’argument qu’il avait trahi les aspirations populaires, qui selon les dirigeants de la COB, ne pourraient se réaliser que par la voie d’une révolution populaire. Cependant, deux semaines avant de prendre cette position, elle a commencé à parler de la possibilité d’un « appui critique  », qui est l’objet d’une évaluation ces jours-ci au Sommet national ouvrier populaire, où en plus de la COB participent la Fédération des travailleurs miniers de Bolivie, et la Centrale ouvrière régionale de El Alto. Felipe Quispe, leader du Mouvement indigène Pachacuti (MIP) a également refusé d’apporter son soutien au MAS, et a préféré présenter sa propre candidature (comme aux élections précédentes), même si récemment il a admis que lors du second tour parlementaire, il donnera sa voix à Evo Morales, par « discipline indigène  ». Il n’est pas superflu d’expliquer que les deux organisations [la COB et le MIP] ont cessé, il y a un certain temps déjà , de jouir de l’appui total de leurs bases sociales qui, avec le temps, sont plus enclines à appuyer Evo Morales et son mouvement.
Un des facteurs qui a fait pencher la balance en faveur du MAS a été la position de la Coordination de l’eau, organisation créée pendant l’épisode connu comme « la guerre de l’eau  » en avril 2000 [6]. Aux dernières élections, la Coordination de l’eau avait décidé de ne pas appuyer la candidature du MAS, se maintenant dans une posture critique face à la participation des mouvements sociaux aux élections, considérant que l’appareil institutionnel de l’Etat n’était pas le terrain de jeu adapté pour eux et que les mouvements devaient plutôt s’occuper de construire un pouvoir parallèle. Les choses ont changé, et aujourd’hui la Coordination a décidé de resserrer les rangs autour de la candidature de Evo Morales.
Oscar Olivera, principal dirigeant de la Coordination, pour expliquer ce changement de posture, a dit que les élections de décembre prochain ne seront pas des élections normales. D’après l’analyse de Olivera, à cette occasion, ce qui va se décider c’est le destin politique et historique de la Bolivie. Ne pas voter pour le MAS signifierait garantir la continuité d’un modèle politique et économique qui, en vingt ans, n’a apporté que l’appauvrissement du pays [7]. Cependant, Olivera n’est pas optimiste face au résultat des élections. Ni la victoire du MAS et son intronisation postérieure au gouvernement ne pourront résoudre les problèmes profonds qui affectent la Bolivie. Pour le dirigeant, seule la tenue d’une assemblée constituante (exigence de la population, qui a été réaffirmée dans les dernières mobilisations) qui redessine l’Etat pourra ouvrir les portes à cette exigence. Et c’est là où pour eux il est vital d’appuyer le MAS, puisqu’il apparaît comme le seul garant que cette assemblée ait lieu, dans les termes nécessaires pour que se produise un changement favorable pour les organisations sociales et pour le pays dans son ensemble. La Bolivie, depuis sa fondation, s’est érigée sur l’exclusion de la majorité de la population, et c’est ce qui, pour Olivera, doit être modifié en priorité.
Les faiblesses du MAS
Malgré tout, si nous nous en tenons aux derniers sondages, le MAS a toujours le vent en poupe. Ce succès, cependant, ne se traduit pas par la cohésion d’un mouvement solide et complètement cohérent. Et peut-être que le plus grand risque auquel il devra faire face sera de consolider ce projet en incluant tous les acteurs qui aujourd’hui lui apportent un soutien. Le principal ennemi du MAS et des mouvements qui l’accompagnent est peut-être le temps : l’organisation d’élections anticipées, et le risque historique qu’elles impliquent. Dans un certain sens, malgré sa trajectoire, on pourrait dire que le MAS est un mouvement en construction, qui commence à se construire justement maintenant au moment de faire face dans la lutte électorale à un modèle politique qui a été hégémonique dans le pays.
Tant le MAS que le reste des mouvements sociaux ont démontré dans les rues leur capacité à non seulement interpeller ce modèle politique mais aussi de le toucher dans ses fondements, de telle sorte qu’il est sur le point de s’effondrer. Cependant, ils n’ont pas encore eu le temps de développer leur capacité pour le remplacer. Une fois passée l’effervescence de la lutte électorale, le défi sera de parvenir à unifier les positions, les expériences et les revendications dans un projet commun à toutes les organisations, qui mène à bon port non seulement la gestion du gouvernement qui les attend, mais aussi la tant attendue assemblée constituante qui a l’obligation de réaliser ce fameux slogan des zapatistes : « plus jamais une Bolivie sans nous  ».
Pour l’instant nous avons quelques indices de ce que sera un futur gouvernement du MAS : un programme de dix commandements qu’il devra respecter s’il arrive au gouvernement, dans lequel figurent la nationalisation des hydrocarbures, l’assemblée constituante, une nouvelle réforme agraire, etc. La proposition lancée par le candidat à la vice-présidence d’un modèle d’Etat fort basé sur les formes d’organisation traditionnelles des peuples indigènes, les économies familiales et l’initiative dite informelle. Malgré tout, les expectatives au sein de la population grandissent, mais il est certain que tout comme maintenant elle sera capable de donner sa voix au MAS de manière décidée, elle sera tout aussi exigeante après, au moment d’attendre du MAS qu’il réponde à ses exigences.
[1] [NDLR] Hugo Banzer a pris le pouvoir en 1971 par un coup d’Etat et est resté au pouvoir jusqu’en 1978. Sous la menace d’une condamnation pour violation des droits de l’homme notamment, il a « démocratisé  » son image.
[2] [NDLR] Président de la Bolivie de 1993 et 1997 et de 2002 à 2003. A démissionné en 2003 suite au soulèvement populaire connu comme la guerre du gaz.
[3] [NDLR] L’élection d’un président de la République comporte deux tours si aucun candidat n’obtient la majorité dés le premier tour. Au deuxième tour, ce sont les parlementaires qui décident.
[4] [NDLR] L’auteur exprime ici l’idée que les gens peuvent voter pour un candidat au premier tour et que celui-ci peut donner la présidence à un autre candidat, son opposant, lors du second tour parlementaire, au gré des alliances. Cela eut lieu lors de l’élection présidentielle en 1999.
[5] [NDLR] Certains sont par exemple encore membres de l’Action démocratique nationaliste (ADN).
[6] [NDLR] Cochabamba, dans la région du Chapare fut le théâtre de ladite guerre de l’eau. En avril 2000, la dénommée « or bleue  » a déchaîné dans la ville de Cochabamba l’une des révoltes les plus bruyantes de l’histoire récente du pays. Ses habitants se sont mobilisés contre l’augmentation disproportionnée des tarifs de l’eau, dont les prix avaient quadruplé en à peine quelques semaines, et ont obtenu l’expulsion de l’entreprise privée, Aguas del Tunari, (un consortium conduit par la multinationale Bechtel) en charge des services d’eau.
[7] Lire La Vaca, Le mouvement populaire bolivien se prépare pour l’échéance électorale, RISAL, 16 septembre 2005.
Traduction : Isabelle Dos Reis, pour RISAL (www.risal.collectifs.net).