Bolivie : deux visions opposées du changement social
par Raúl Zibechi
Article publié le 16 décembre 2005

Au sein des mouvements sociaux boliviens cohabitent schématiquement deux regards différents sur les chemins àsuivre pour obtenir des changements profonds dans la société : ceux qui pensent que l’État doit jouer un rôle central et ceux qui croient que ce rôle doit être rempli par la société civile organisée.

Après des semaines durant lesquelles on eut des doutes quant àla tenue des élections àcause d’un litige autour des sièges parlementaires correspondant àchaque département [1], les Boliviens se rendront aux urnes le 18 décembre [2] grâce àun décret du président Eduardo Rodríguez [3], promulgué le 1er novembre et qui a mis fin àla querelle. Il s’agit des premières élections depuis la révolte populaire de septembre-octobre 2003 qui mit fin au gouvernement de Gonzalo Sánchez de Lozada [4] et qui mit au centre du débat politique le thème de la nationalisation des hydrocarbures et la réalisation de l’assemblée constituante. Pour la première fois dans l’histoire de ce pays andin, où plus de 60% de la population se définit comme indigène, un indien pourrait occuper le poste de président [5].

Lors des dernières élections présidentielles, en 2002, l’ambassadeur des États-Unis, Manuel Rocha, était intervenu directement dans la campagne électorale pour dire que « son gouvernement voyait d’un mauvais Å“il l’élection d’Evo Morales  » du Mouvement au socialisme (MAS), qu’il accusa d’être un « narco cocalero  » [6] et un « instrument  » de Hugo Chávez (Venezuela) et de Fidel Castro (Cuba). Aujourd’hui, l’ambassade de ce pays a opté pour le silence, bien qu’il ne fasse aucun doute qu’elle préfèrerait la victoire de Jorge « Tuto  » Quiroga [7], ex-vice-président de Hugo Bánzer (d’abord dictateur puis président constitutionnel) [8], ou celle de Samuel Doria Medina, un des chefs d’entreprise les plus riches du pays, tous deux représentants de la droite néolibérale, même si le second se présente lui-même comme centriste.

Une situation très complexe

Le président qui sortira vainqueur des urnes devra faire face àun panorama marqué par la puissance des mouvements sociaux qui, depuis l’année 2000, mettent en échec les présidents successifs, au point que deux d’entre eux (Sánchez de Lozada, puis son successeur Carlos Mesa [9]) n’ont pas pu terminer leur mandat. L’État bolivien se repose sur une fine couche sociale et ne représente pas l’immense majorité de la population. De fait, c’est un État colonial : alors que plus de 60% de la population est indienne et parle surtout aymara et quechua, seuls les blancs et les métisses qui parlent espagnol occupent la justice, les ministères, la tête des forces armées, les principales fonctions de l’administration publique et, jusqu’àil y a quelques années, la quasi totalité des sièges parlementaires. Ce n’est que lors des élections de 2002 qu’un nombre significatif de représentants indiens sont entrés au Parlement : 35 députés et sénateurs du MAS, et six du Mouvement indigène pachakuti (MIP) [10].

Il s’agit d’un État raciste, tant par son intégration que par ses attitudes envers la majorité de la population. Il est presque impossible qu’un indien (pauvre, qui ne parle pas bien espagnol et qui s’habille de façon traditionnelle) gagne un procès devant les tribunaux contre un blanc qui domine les codes hégémoniques de l’administration et qui a des ressources et de l’influence. D’une certaine manière, les révoltes successives depuis la « guerre de l’eau  » de l’année 2000 àCochabamba [11] représentent l’émergence des exclus en lutte pour l’élargissement de leurs champs d’expression, pour la consolidation de leurs propres espaces et le respect de leurs droits. Pour se faire entendre, ils ont dà» se soulever, au prix de plus d’une centaine de morts et plus de mille blessés.

La puissance des mouvements boliviens, aujourd’hui les plus forts du continent, a obligé les élites àfaire marche arrière, et tout indique qu’elles seraient maintenant disposées àtolérer un gouvernement présidé par un indien. En effet, les derniers sondages révèlent que Morales est en tête des intentions de vote avec deux àcinq points d’avance sur Quiroga. Tout indique que si Morales est celui qui obtient le plus de voix mais que le Parlement ne le nomme pas président, le pays deviendrait ingouvernable de par la pression sociale puisque les majorités se sentiraient lésées [12].

Et même dans ce cas-là, si un éventuel gouvernement du MAS ne réussit pas àfaire évoluer rapidement la situation pour que les hydrocarbures soient nationalisés et qu’une assemblée constituante soit convoquée, l’insatisfaction de la population l’empêcherait de maintenir un minimum de stabilité pour gouverner. Cette évolution se heurte àde nombreuses difficultés qui illustrent la complexité de la situation bolivienne. La première d’entre elles est le mouvement autonomiste de Santa Cruz [13], le département le plus riche du pays, où réside une frange de grands propriétaires fonciers liés àl’agrobusiness qui considèrent la population indienne comme une menace contre leurs intérêts. Ce secteur prétend se séparer du reste du pays, et le bruit court même qu’il entretient des groupes armés prêts àaffronter le mouvement social.

D’autre part, le Brésil a d’énormes intérêts en Bolivie : Petrobrás contrôle 25% des réserves de gaz concentrées dans le département de Tarija, détient le gazoduc d’exportation vers le Brésil et les deux raffineries de pétrole du pays, et contrôle près de 40% du commerce agricole de Santa Cruz, une bonne partie étant aux mains de propriétaires fonciers brésiliens. Alvaro García Linera, sociologue et candidat àla vice-présidence pour le MAS affirme que « le Brésil a beaucoup d’intérêts en Bolivie, c’est un État puissant et il va sà»rement chercher àprotéger ses intérêts. Les États-Unis n’ont pas d’intérêts directs dans le pétrole parce que, dans ce domaine, il n’y a pas d’entreprises états-uniennes en Bolivie  » [14].

Le comportement du Brésil envers la région laisse planer beaucoup de doutes car, pendant les crises successives en Bolivie, le conseiller de Luiz Inacio Lula da Silva, Marco Aurelio García, s’est rendu deux fois dans le pays pour s’assurer que, malgré la situation de chaos qui régnait, les transferts de gaz de la Bolivie vers le Brésil ne seraient pas interrompus. Ce flux est vital pour une industrie comme celle de São Paulo, cÅ“ur de la production nationale, qui dépend à30% du gaz bolivien. Lula lui-même a été en Bolivie un peu avant le référendum sur les hydrocarbures de 2004 [15], pour défendre les intérêts de l’entreprise publique Petrobrás. Pour García Linera, le Brésil est tout particulièrement intéressé par la stabilité politique de son voisin. « Nous espérons que lorsqu’il s’agira d’hydrocarbures, le gouvernement brésilien n’adoptera pas une attitude d’intervention ou de pression, mais bien qu’il acceptera la souveraineté bolivienne  », même s’il a un jour déclaré que « nous avons plus peur du Brésil que des États-Unis  ».

En tout cas, le MAS se montre de plus en plus prudent àce sujet : « Que faire avec Petrobrás, c’est-à-dire avec le gouvernement brésilien ? Nous devons être prudents  » [16]. Apparemment, l’objectif n’est pas de nationaliser mais d’aller vers « une modification des relations afin que l’investisseur étranger devienne un associé minoritaire de l’État  », conclut-il [17]. Les dirigeants du MAS sont conscients de l’étroite marge de manÅ“uvre dont ils disposent : s’ils décident la récupération par l’État bolivien des hydrocarbures, ils s’affronteront aux multinationales et aux grandes puissances mondiales et régionales. Mais s’ils ne le font pas, la population peut retourner dans la rue, et déstabiliser même un gouvernement présidé par un indien.

L’État comme sujet des changements

Le compañero de liste [le candidat àla vice-présidence, Alvaro García Linera] d’Evo Morales a été membre de l’Armée guérillera Tupac Katari (Ejército Guerrillero Tupac Katari - EGTK), dans les années 1990 et il a passé cinq ans en prison. Du fait de son passé, il continue àvoir dans l’État le principal protagoniste du changement, bien qu’il mise aujourd’hui sur la voie légale et pacifiste : « Après les évènements de juin - remarque Alvaro García Linera -, quand une mobilisation sociale a forcé Mesa àdémissionner, le pays est entré dans une période de trêve et dans un processus d’ « Ã©lectolarisation  » de cette lutte pour le pouvoir, parce que la Bolivie vit depuis quatre ans une lutte pour le pouvoir. Il y a une polarisation des candidatures qui s’exprime par une polarisation des projets. Celui d’Evo Morales est une proposition de réforme, de nationalisation des hydrocarbures, de redistribution des richesses et des terres, donnant àl’État un nouveau rôle dans l’économie en affaiblissant l’investissement étranger  » [18].

Il considère que l’on ne peut pas comparer l’expérience du MAS avec celle des autres partis du continent parce que Morales est un leader indigène dans une société où ceux-ci ont toujours été exclus et sa candidature est l’expression d’une évolution radicale : la décolonisation de l’État. La deuxième différence est que le MAS n’est pas un parti mais une « coalition flexible de mouvements sociaux qui a élargi son action àla sphère électorale. Il n’y a pas de structure, c’est un caudillo avec des mouvements et entre les deux, il n’y a rien, ce qui fait dépendre le MAS de la mobilisation ou des humeurs des mouvements sociaux  ». La troisième différence est que la candidature de Morales apparaît àun moment de défaite morale des positions néolibérales.

Selon García Linera, la Bolivie vit un changement social et culturel très profond, dont l’expression électorale consiste en ce que « avant, les indiens votaient pour des non-indiens parce qu’ils se considéraient eux-mêmes comme n’ayant pas les compétences pour se présenter. On assiste donc aujourd’hui àune rupture idéologique de la domination  ». Mais comme il n’y a pas de parti solide, des problèmes inédits surgissent. « Comment gouverne-t-on avec des mouvements sociaux ? Un gouvernement concentre des décisions et les mouvements décentrent la prise de décisions. Comment concilier l’État et les mouvements ? Le mouvement social est attiré par le pouvoir mais ensuite il se replie dans le corporatisme. Le mouvement social ne peut pas gérer ni occuper l’État  », assure-t-il. Ce débat est central pour un parti qui a été formé, àla base, par le mouvement des paysans producteurs de feuilles de coca du Chapare et qui a le soutien de quelques-uns des principaux mouvements du pays : les mineurs coopérativistes, les paysans regantes [19] de Cochabamba qui firent la guerre de l’eau en 2000, le Mouvement sans terre et une partie du syndicat national des paysans et des comités de quartier de El Alto [20].

En tant qu’intellectuel, il considère que le pouvoir n’est pas une chose àprendre mais plutôt une relation sociale qui se construit sur la base de l’équilibre des forces existantes. Cependant, en tant qu’homme politique, il défend le fait que l’État doit être au centre de la société, àtel point qu’il devrait être impossible d’en faire abstraction : « La Constitution et la loi sont une carte des luttes sociales, car il y avait quelque chose de nous-mêmes dans l’État providence. L’État est àla fois domination et résistance. Toute lutte passe par l’État ; même la lutte contre l’État passe par l’État  ». Dans la lignée de cette affirmation, le MAS se propose de changer la nature de l’État bolivien, en passant d’un État colonial àun État démocratique.

En réalité, le pari sur l’État que fait le MAS ne s’inscrit pas seulement dans les traditions de la gauche latino-américaine mais aussi dans quelques grandes caractéristiques de la culture occidentale. « L’État est est la seule chose rationnelle en Bolivie  », assure García Linera. Il va d’ailleurs plus loin quand il signale que « l’avenir de la Bolivie est dans la modernité, et non dans l’économie familiale. À El Alto, 60 soldats ont tué 70 personnes en une demi-heure. Est-il possible de vaincre dans ces conditions ? Tant que tu n’as pas la modernité de ton côté, tu ne peux pas gagner. Le prémoderne ne peut pas gagner. Le traditionnel et le local sont les fruits de la domination. L’éloge du local et du traditionnel est l’éloge de la domination. La Banque mondiale encourage le local.  » Des affirmations polémiques dans un pays où l’immense majorité de la population appartient àce secteur qu’il appelle « prémoderne  » : l’économie familiale ou informelle.

Le pari fait sur la société civile

Peut-être que l’alternative la plus claire àcette proposition vient de certains acteurs de la « guerre de l’eau  » de Cochabamba, qui fut àl’origine du cycle de protestations le plus important depuis la révolution de 1952. Oscar Olivera, de la Coordination de l’Eau de Cochabamba, est un des leaders les plus importants parmi ceux qui s’intéressent àl’« après-élections  » du 18 décembre. Malgré le fait qu’aussi bien Olivera qu’une bonne partie de ses alliés apportent un soutien plus ou moins critique au MAS [21], celui-ci affirme que « les élections sont une manÅ“uvre de la droite, des transnationales et du gouvernement nord-américain pour diluer et freiner la lutte populaire de ces cinq dernières années pour la nationalisation des hydrocarbures  » [22]. Mais il considère aussi les élections comme « un espace de confrontation entre les forces conservatrices et les forces populaires  », c’est pourquoi il pense qu’il est nécessaire « d’y participer  » parce qu’elles font partie d’un « processus d’accumulation de forces qui doit aboutir dans le prochain gouvernement, quel qu’il soit, àla réappropriation des ressources naturelles et la fin du monopole de la représentation des partis  ».

Cependant, il partage la crainte qu’un gouvernement du MAS se limitera àgérer l’État, àchercher une plus grande autonomie face aux organismes financiers internationaux et àpas grand chose de plus. « Cela serait fatal parce que les gens veulent beaucoup plus  », assure-t-il. Pour les mouvements, pense Olivera, la situation peut devenir beaucoup plus complexe, parce que, sous couvert de gouvernabilité, Evo Morales et le MAS pourraient prétendre « contrôler et diriger les mouvements de gestion de l’eau àEl Alto et àCochabamba ou les prises de terres  ». Il base cette affirmation sur le fait que Morales affirme qu’il est le seul àpouvoir offrir une gouvernabilité au pays du fait des bonnes relations qu’il maintient avec les mouvements. Un deuxième problème dérive du fait qu’ils « commencent àqualifier la nationalisation  ». Désormais, Morales parle d’une « nationalisation responsable  », ce qui, selon Olivera, fait penser àbeaucoup de gens que l’on va ànouveau les tromper et qu’un gouvernement du MAS se limitera à« administrer un appareil d’État qui ne fonctionne pas, au lieu d’appuyer les revendications pour lesquelles on lutte depuis cinq ans.  »

Afin de continuer àrenforcer le mouvement social, considéré comme la clé du futur de la Bolivie, les secteurs regroupés dans l’Association nationale des Regantes et des Comités d’eau potable ont convoqué un premier congrès du Front national de défense de l’eau et des services de base et de la vie qui devrait avoir lieu début décembre [23]. Cet ensemble de mouvements - dont l’expression la plus connue est la Coordination de l’eau de Cochabamba - regroupe maintenant quelques-uns des mouvements les plus dynamiques : la Fédération des comités de quartier de El Alto (FEJUVE, sigles en espagnol), la Coordination des comités d’habitants des quartiers périphériques de Oruro, les Coopératives de l’eau et des égouts périurbains et ruraux de Santa Cruz, en plus d’autres organisations de quartiers, de regantes et de coopératives, de comités pour l’eau, l’électricité et la défense des services de base de presque tous les départements.

Cet ensemble réunit quelques-unes des expériences de gestion collective les plus intéressantes, bien qu’elles n’aient pas été médiatisées : celle de Oruro et celle de Santa Cruz, la première étant une ville traditionnellement minière et la deuxième, le centre économique le plus dynamique du pays, où l’on enregistre une forte émigration rurale et indigène. Dans les deux villes, l’État ne prend pas en charge les services de base de la population la plus pauvre.

La coordination des comités d’habitants périurbains d’Oruro est la force sociale la plus importante de l’Altiplano [24]. Selon Olivera, « elle a créé des formes autonomes de gestion pour se doter d’eau, collecter les ordures et éliminer les déchets en périphérie de la municipalité. Ils se connectent légitimement aux réseaux électriques et ils exercent leur autonomie. C’est quelque chose de nouveau, qu’il ont mené àbien sans conseillers ni experts, je dirais que c’est une expérience plus profonde qu’àEl Alto, bien que moins politisée  ». Les organisations de base d’Oruro structurent de nouvelles formes de relations sociales et économiques, dans des quartiers périphériques où l’État est absent. Avec son nom de Coordination, elle rivalise avec l’expérience de Cochabamba, et a établi des liens forts avec les autres organisations qui se sont regroupées au sein du Front national [de défense de l’eau et des services de base et de la vie].

Dans l’Est du pays, existent, depuis des décennies, dans la ville de Santa Cruz, des coopératives d’eau de quartiers périurbains ayant construit leur puits collectivement. À la différence de Cochabamba, où chaque coopérative compte des dizaines ou quelques centaines de familles, àSanta Cruz, on compte entre 6.000 et 15.000 connexions, ce qui représente presque un million d’usagers. Ils ont maintenant décidé de lutter non seulement pour l’eau mais aussi pour les services de base comme l’énergie électrique, le gaz, les ordures et la pollution des rivières. En Bolivie, constate Olivera, « il existe tout un modèle de gestion décentralisée de l’eau, gérée par les habitants. Ce modèle est en train de se répandre. Ces coopératives, vieilles de 20 ans dans l’Est, dans les zones périurbaines de Santa Cruz, ont généré un changement très fort dans les relations sociales au cÅ“ur de cette ville et dans la région. À tel point qu’une des bases les plus importantes du Front national de défense de l’eau et des services de base et de la vie est àSanta Cruz  ».

L’idée d’assembler toutes ces expériences de gestion collective et communautaire est née il y a un an et a pour but d’aboutir àdes alternatives au modèle public et privé (tous deux ont en commun leur aspect centralisateur qui nie la participation sociale), qui, dans les faits, fonctionnent déjà. Dans presque tous les cas, elles portent des revendications politiques, comme celle de ne pas payer d’impôts, comme le font les coopératives de l’Est, tandis que d’autres demandent du gaz àdomicile et presque toutes exigent de changer les lois portant sur l’électricité et l’eau potable. « Nous disons au prochain gouvernement que nous sommes en train de créer un mouvement, un front politique et social non partisan qui reprend les besoins les plus vitaux des personnes, dans la perspective d’une transformation plus profonde des relations de pouvoir, des relations sociales et de la forme de gestion de l’eau, de l’électricité, des déchets  », conclut Olivera.

Un futur incertain

Le débat sur les choix àlong terme que vont faire les mouvements sociaux prend une dimension particulière face àla possibilité que Morales devienne président. Selon tous les pronostics, ce sera un gouvernement menotté dont la gouvernabilité sera remise en cause chaque fois qu’il essaiera de faire un pas. Le Sénat sera aux mains de la droite ; àla Chambre des députés, le gouvernement devra tisser des alliances et il est très probable qu’il n’obtienne aucun des neufs départements en jeu. Devant ce panorama, le directeur du Centre d’études juridiques et d’investigation sociale (CEJIS) de Santa Cruz, Carlos Romero, pense que « celui qui contrôle le pouvoir politique dans les régions, avec pour plusieurs d’entre elles des revendications autonomistes, peut rendre impossible la gestion du gouvernement central, en particulier si le MAS gagne, en mettant en Å“uvre une sorte d’encerclement régionaliste du pouvoir central  » [25].

L’option politico-électorale du MAS a été de donner une grande visibilité àEvo Morales au détriment de tous les autres candidats, « en ignorant des préfets (gouverneurs) et des députés uninominaux, et cette erreur se fait ressentir de façon criante dans tous les coins du pays  », soutient Mario Ronald Durán, ex-dirigeant universitaire [26]. Devant ce sombre panorama, il se demande : « Dans ces conditions, est-il prudent que le MAS aille au gouvernement ?  ». L’interrogation n’est pas accessoire, dans la mesure où toutes les expériences régionales, en particulier celle du Parti des travailleurs (PT) et de Lula au Brésil, montre le prix àpayer pour être un gouvernement sans appuis institutionnels solides. Mais en Bolivie, c’est encore plus grave, car, àla différence de ce qui s’est passé avec le PT et le Frente Amplio [27] d’Uruguay (qui sont arrivés àla présidence après avoir gouverné les municipalités et les états les plus importants du pays), le MAS n’a même pas d’expérience dans la gestion des affaires institutionnelles, dans un État où les fonctionnaires seront un lourd poids colonial capable de neutraliser toute décision du pouvoir exécutif.

Si le profond cycle de protestations qui a eu lieu en Bolivie entre 2000 et 2005 (avec un pic en octobre 2003) est arrivé àson terme, le pari de regrouper les forces sur et àpartir des bases formulées par Olivera, semble le plus réaliste et le plus abouti. Ces dernières années, les mouvements ont été capables de déstructurer des aspects essentiels de l’ordre dominant, mais leur « Ã©nergie structurante  » se limite àdes espaces confinés àquelques régions comme celle des indigènes aymaras, et peut-être quelques autres, ainsi que dans des secteurs urbains de villes comme El Alto [28]. Néanmoins, le déploiement de cette capacité de faire des mouvements, qui a suffi àrenverser des gouvernements et àempêcher des décisions anti-populaires, n’a pas été capable de donner forme àdes alternatives de gouvernement qui prendraient en considération tout le pays.

Les choses étant ce qu’elles sont, ce qui est important pour les mouvements c’est comment continuer àse renforcer dans un contexte très adverse, qui peut aller de tentatives de cooptation et de division depuis l’État àdes formes diverses et complexes de répression, que ce soit depuis ce même État ou depuis des organisations civiles comme celles de la droite autonomiste de Santa Cruz. Dans tous les cas, ce renforcement se fera - comme le montrent déjàles expériences qui s’articulent dans le Front de défense de l’eau, des services de base et de la vie - au sein des nouveaux acteurs ; une sorte de « croissance intérieure  » qui cherchera àapprofondir les expériences de contrôle collectif de la production et de la reproduction de la vie. Tel a été le parcours qui a permis au mouvement social bolivien, àla fin des années 90, de faire un saut en avant spectaculaire. Mais c’est cependant un processus qui - comme la construction de l’autonomie zapatiste [29] ou le « voyage  » dans les villes des sans terre brésiliens - a lieu hors du champ des grands médias.

Notes :

[1[NDLR] La « guerre des sièges  » s’est déclenchée après un jugement du Tribunal constitutionnel qui a prescrit au Parlement de répartir les sièges entre les régions d’après le recensement de la population de 2001. Après de nombreux allers et retours, le président Eduardo Rodriguez Veltzé a édicté un décret qui a assigné trois sièges supplémentaires àSanta Cruz de la Sierra et un àCochabamba, au détriment de La Paz (qui en a perdu deux), Oruro et Potosi (1). En plus, il établit que les élections auront lieu le 18 décembre (elles étaient fixées au départ pour le 4 décembre), sans modifier la date de transmission du mandat (23 janvier 2006).

[2[NDLR] Consultez le dossier « Elections présidentielle et législatives 2005 » sur RISAL.

[3[NDLR] Ancien président de la Cour suprême de justice, Eduardo Rodriguez remplace depuis juin 2005 Carlos Mesa qui a été forcé àla démission par les mobilisations sociales en faveur, principalement, de la nationalisation des hydrocarbures et de l’organisation d’une assemblée constituante.

[4[NDLR] L’auteur fait référence ici au conflit social et politique connu comme la guerre du gaz.
Consultez le dossier « Guerre du gaz  » sur RISAL.

[5[NDLR] Lire Alex Contreras Baspineiro, Bolivie : un indigène président ?, RISAL, 15 décembre 2005.

[6[NDLR] Le terme « cocalero  » désigne les cultivateurs de coca. Si la coca est cultivée et mastiquée de puis des siècles en Bolivie, elle sert aussi àfabriquer la cocaïne.
Evo Morales s’est imposé ces dernières comme le leader le plus important de ce mouvement paysan.

[7[NDLR] Jorge « Tuto  » Quiroga a exercé la fonction de vice-président de la Bolivie de 1997 à2001. Suite àla démission du président Hugo Banzer en 2001 pour des raisons de santé, il prendra les rênes du pouvoir jusqu’en 2003. A la tête du parti PODEMOS, une formation créée pour les élections de ce 18 décembre 2005, il est candidat àla présidence du pays.

[8[NDLR] Hugo Banzer a pris le pouvoir en 1971 par un coup d’Etat et y est resté jusqu’en 1978, instaurant un régime dictatorial et répressif. Il reprendra démocratiquement, après un scrutin électoral, la tête de l’Etat bolivien en 1997. Sa santé l’obligera àécourter son mandat en 2001.Il décèdera en mai 2002.

[9[NDLR] Carlos Mesa a démissionné suite àun conflit connu comme la seconde guerre du gaz en mai et juin 2005.
Sur la démission du président Carlos Mesa en juin 2005, lire Thierry Vermorel, Bolivie : la seconde guerre du gaz, RISAL, aoà»t 2005 ; Sylvie Dugas, Après l’Argentine, la Bolivie au coeur de la tourmente néolibérale, RISAL, juin 2005 ; Richard Gott, Un soulèvement sismique chez les indiens d’Amérique latine, RISAL, juin 2005 ; Walter Chavez, Bolivie : mobilisations sociales pour la nationalisation des hydrocarbures et démission du président, RISAL, juin 2005.

[10[NDLR] Felipe Quispe, dit "el Mallku", est le leader historique du Mouvement indigène pachakuti (MIP).

[11[NDLR] Cochabamba, dans la région du Chapare fut le théâtre de ladite guerre de l’eau. En avril 2000, la dénommée « or bleue  » a déchaîné dans la ville l’une des révoltes les plus bruyantes de l’histoire récente du pays. Ses habitants se sont mobilisés contre l’augmentation disproportionnée des tarifs de l’eau, dont les prix avaient quadruplé en àpeine quelques semaines, et ont obtenu l’expulsion de l’entreprise privée, Aguas del Tunari, (un consortium conduit par la multinationale Bechtel) en charge des services d’eau.

[12Dans le cas où aucun des candidats n’atteindrait 50% des votes, c’est au Parlement d’élire le président parmi les deux candidats ayant obtenu le plus de voix.

[13[NDLR] C’est dans les départements de Santa Cruz et de Tarija, que se trouve la plupart des richesses en ressources naturelles - le gaz notamment - de la Bolivie. Un mouvement « civique  », mené par les classes dominantes, chefs d’entreprises, transnationales et grands propriétaires terriens, exige plus d’autonomie territoriale - et certains l’indépendance - pour contrôler ces richesses. La vigueur depuis l’an 2000 des mouvements sociaux remet en cause leur mainmise sur les ressources naturelles.

[14Entretien personnel avec Alvaro García Linera, Niteroi, 15 octobre 2005.

[15[NDLR] Sur le référendum et ses résultats, lire Louis-F. Gaudet, La Bolivie de l’après référendum : Vers un nouveau cycle de contestations ?, RISAL, 10 septembre 2004.

[16Maurice Lemoine, Le Monde Diplomatique.

[17Entretien avec Alvaro García Linera.

[18Idem. À partir de maintenant, toutes les citations proviennent de cet entretien.

[19[NDLR] Les paysans qui gèrent les systèmes d’irrigation de l’eau.

[20[NDLR] Consultez le dossier « El Alto, ville rebelle  » sur RISAL.

[22Entretien personnel avec Oscar Olivera, Montevideo, 27 octobre 2005. À partir de maintenant, toutes les citations proviennent de cet entretien.

[23[NDLR] Cet article a été publié en espagnol pour la première fois le 22 novembre 2005.

[24[NDLR] L’Altiplano désigne les hauts plateaux andins.

[25Cité dans Pablo Stefanoni, Bolivie : entre l’utopie et la realpolitik, RISAL / El Diplo, 9 décembre 2005.

[26Evo y la gobernabilidad” sur www.rebelion.org.

[27[NDLR] Coalition de partis de centre et de gauche au gouvernement.
Le Frente Amplio - Encuentro Progresista - Nueva Mayoría est composé de 18 partis et organisations politiques regroupés en quatre grands “espaces” électoraux incluant une vaste gamme de tendances qui vont de la “gauche historique” (c’est-à-dire les socialistes et les communistes), jusqu’aux “modérés” représentés par des personnages, comme Danilo Astori (le ministre de l’Économie) ou Mariano Arana (le maire de Montevideo).

[28À ce sujet, voir Raquel Gutiérrez Aguilar, “Bolivia : reflexiones para y desde el porvenir”.

[29[NDLR] Consultez le dossier « L’autonomie zapatiste  » sur RISAL.

Source : IRC Programa de las Américas (www.americaspolicy.org/), 22 novembre 2005.

Traduction : Marie-Anne Dubosc, pour RISAL (www.risal.collectifs.net).

Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du Réseau d'Information et de Solidarité avec l'Amérique Latine (RISAL).
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