Evo Morales ou les nouvelles promesses de la démocratie et du développement en Amérique latine
par Stéphanie Rousseau
Article publié le 8 février 2006

Élu le 18 décembre dernier avec une majorité sans précédent depuis le rétablissement de la démocratie représentative en Bolivie en 1985, Evo Morales fait l’objet depuis lors de nombreux articles et reportages témoignant tantôt de la surprise, tantôt un grand enthousiasme rempli d’émotion. On le décrit comme un des apôtres du renouveau de la gauche latino-américaine s’opposant au néolibéralisme Yankee, comme un symbole d’une étape marquante de la lutte postcoloniale des autochtones pour le contrôle de leur destinée, ou plus simplement comme une
manifestation de l’épuisement des vieux systèmes élitistes latino-américains corrompus et fermés.

Plutôt que de vanter encore une fois les mérites du nouveau président bolivien, dont les succès autant que les difficultés ont été nombreux depuis son entrée en politique active vers 1997, cette chronique vise deux objectifs : souligner la signification de l’élection d’Evo Morales du point de vue de la consolidation de la démocratie en Bolivie, et analyser les défis qui attendent le nouveau président au chapitre des enjeux du développement de ce pays, enjeux qui ne sauraient être conçus indépendamment des visées des nations voisines et des grandes puissances de la région.

Un appui massif mais durement gagné

Du jamais vu dans l’histoire démocratique récente de la Bolivie : un candidat àla présidence se fait élire àla majorité absolue du vote (54%), évitant ainsi de se soumettre aux tractations du Congrès [1] . Avec un taux de participation extrêmement élevé, soit plus de 84% des électeurs inscrits, ces élections sont historiques àplus d’un titre. En effet, elles constituent un point tournant de l’entrée des autochtones dans la politique nationale, une entrée qui débutait formellement avec la nomination d’un autochtone àla vice-présidence du pays en 1993 [2], mais dont la force allait réellement se faire sentir àpartir des élections de 2002. Celles-ci avaient vu la naissance du Movimiento al Socialismo (MAS), parti fondé et dirigé par Evo Morales, qui obtint la deuxième position aux Présidentielles et devint la deuxième force politique au Congrès.

Evo Morales est de ces leaders naturels qui surgissent dans le feu de l’action. C’est d’abord comme défenseur des cocaleros, les producteurs de coca de la région du Chapare, qu’il se fait connaître et entre en contact avec le monde syndical et politique. Élu dirigeant du Conseil andin pour la production de la coca en 1993, sa bataille pour la revalorisation de cette plante traditionnelle fera de lui un opposant aux politiques de l’État bolivien inféodé àla politique états-unienne d’éradication forcée. La plupart des cultivateurs de coca de cette région ont eu du fil àretordre avec les politiques néolibérales appliquées en Bolivie depuis 1985. Ceux-ci sont en majorité des ex-mineurs contraints de changer de secteur suite àla privatisation des opérations minières et aux coupures d’emploi massives qu’elle a engendrées.

C’est dans ce contexte d’organisation syndicale et paysanne que Morales passe àla scène politique en se faisant élire député en 1997 avec trois autres membres de la puissante Confédération des travailleurs paysans de la Bolivie (CSUTCB). Renvoyé du Congrès en janvier 2002 pour avoir incité àdes manifestations violentes, Evo Morales décide de battre le fer pendant qu’il est chaud en formant le MAS. On connaît maintenant la suite...

On peut cependant se demander par quel miracle un dirigeant cocalero autochtone a réussi ce qui était impensable en Bolivie il y a encore peu de temps, soit réunir suffisamment d’appui pour se hisser àla présidence du pays. Car si le pays compte entre 60 et 70% d’autochtones, cette population regroupe plusieurs dizaines de groupes ethniques différents, dont les Quechuas et les Aymaras, majoritaires. Cette diversité engendre inévitablement des clivages importants, notamment entre autochtones de l’Amazonie et autochtones des régions andines. De plus, dans la foulée des protestations massives contre les politiques néolibérales des différents gouvernements héritiers des périodes « révolutionnaires  », de dictature militaire et de crise économique majeure, de nombreuses organisations ont été créées depuis les années 90 pour représenter les revendications populaires des Boliviens. De ces organisations, certaines adoptent une identité clairement autochtone, d’autres mettent de l’avant des plates-formes sociales souvent proches des préoccupations du MAS. Mais la société civile bolivienne se distingue par la diversité et l’autonomie de ses organisations sociales populaires, dont plusieurs ont des racines vieilles de plusieurs décennies. Cette richesse place tout parti politique devant le défi de réconcilier entre eux de nombreux agendas plus ou moins radicaux.

Par ailleurs, étant donné le taux de participation électorale historiquement beaucoup plus bas dans les régions rurales àprédominance autochtone, Morales se devait de convaincre une partie de la classe moyenne métisse àvoter pour lui. Les évènements ayant suivi l’élection du deuxième gouvernement de Sanchez de Lozada en 2002 auraient tout aussi bien pu transformer Morales en paria de la classe moyenne. Manifestations, blocages de route, grèves, toutes ces étapes ont été, soit menées par Morales, soit accompagnées par lui et son parti, àtravers des alliances stratégiques et changeantes avec diverses organisations populaires. Cette agitation sociale àrépétition a eu pour conséquences divers épisodes de répression sanglante de la part du gouvernement et la démission de deux présidents en deux ans (Gonzalo Sánchez de Lozada en 2003 et Carlos Mesa en 2005) [3] . La paralysie relative du pays depuis 2003, au plan des activités économiques et des projets de développement, a souvent été mise sur le dos des manifestants. La piètre réponse des institutions politiques pendant toute cette crise a cependant démontré que la solution aux problèmes profonds de la Bolivie ne pourrait pas surgir sans un renouvellement complet de la classe politique.

Une élection qui témoigne de la vigueur démocratique du pays

Ce renouvellement est maintenant àpeu près chose faite. Outre l’impressionnant tour de force de Morales lui-même, les résultats des élections pour les deux chambres du Congrès confirment le remplacement presque total du système de partis. Sur les 157 sièges du Congrès, seulement 17 seront occupés par un député renouvelant son mandat. On note une claire concentration des votes en faveur de deux partis principaux, le MAS et PODEMOS - l’alliance électorale de l’ex-président Jorge Quiroga, de centre-droite. Les deux jeunes partis ont obtenu un total de 140
sièges sur 157. Le MAS lui-même affirme que 80% de ses députés sont des figures nouvelles [4].

Alors que le MAS a obtenu la majorité des sièges àla Chambre des Députés, c’est PODEMOS qui obtient la majorité au Sénat. PODEMOS, une alliance regroupant quelques politiciens provenant de vieux partis élitistes, ainsi que de nombreux représentants de la bourgeoisie « moderne  », se présentait comme une continuation des politiques mi-figue mi-raisin du président Carlos Mesa, défendant la
politique d’éradication de la coca et cherchant à« donner une figure sociale  » au développement économique. Comme deuxième force au Congrès, PODEMOS aura le pouvoir d’influencer le menu législatif en dirigeant le Sénat s’il s’assure du soutien d’au moins un des deux autres partis minoritaires. Globalement, bien que le MAS ne puisse pas faire approuver la majorité de ses projets de lois sans devoir mener des négociations ardues, puisqu’il ne possède pas le tiers des sièges des deux Chambres réunies, la réduction du nombre de partis àquatre pourrait faciliter le fonctionnement du parlement.

Cette élection représente aussi une première en ce qu’elle marque l’élection au suffrage universel des préfets, les autorités départementales étant auparavant nommées par le pouvoir central. Le MAS y a remporté trois des neuf préfectures, tout comme PODEMOS, ce qui promet de donner une grande importance àl’échelle régionale et aux négociations entre les différents paliers de gouvernement. Ces
changements constituent parmi les premiers d’un cycle de réformes institutionnelles qui se poursuivra vraisemblablement sous le gouvernement de Morales. L’élection des préfets, réclamée surtout par l’est du pays, ainsi que la possibilité pour les groupements autres que les partis politiques de présenter des candidatures aux différents paliers, revendiquée par le MAS et une pléthore d’organisations populaires et syndicales, ont été adoptées avant même l’élection de décembre. Ces changements témoignent de la vigueur des forces sociales et politiques qui, sans relâche, ont demandé ces modifications depuis le début des années 2000. La résistance des partis traditionnels n’a fait qu’envenimer la situation et retarder ce qui
apparaissait de plus en plus comme une évidence.

En ce sens, l’élection d’Evo Morales et la force électorale du MAS témoignent de la maturité démocratique des Boliviens. Non seulement les divisions ont-elles su se mettre en sourdine pour permettre ce succès du MAS, mais àaucun moment depuis 2002, et le déclenchement de la « politique de la rue  », n’a-t-on vu se profiler l’option d’un retour àl’autoritarisme. Comme le prédisait le politologue Raul Madrid dans un
article récent, la naissance de partis « ethniques  » en Bolivie et ailleurs en Amérique latine est plutôt un élément favorisant la consolidation et l’approfondissement de la démocratie, plutôt qu’une force de division [5]. Compte tenu de l’aliénation de plus en plus démontrée de la majorité de la population face aux institutions représentatives, voire de l’État bolivien en général, l’élection d’un gouvernement perçu comme issu du peuple et apportant un agenda clair de changements structurels profonds, permet de croire àl’endiguement de la crise institutionnelle aiguë qui grandissait depuis quelques années.

C’est donc une crédibilité retrouvée, ou peut-être même « enfin trouvée  », pour les institutions démocratiques du pays. Et pourtant les enjeux du renouveau démocratique restent presqu’entièrement ouverts, puisque le pays se dirige résolument vers l’élection d’une Assemblée constituante en aoà»t 2006. Alors que les organisations sociales populaires et le MAS réclament cette constituante depuis 2003 au moins, l’élection d’Evo Morales représente une garantie plus solide de voir ce processus se concrétiser. En tant que chef de l’exécutif, Morales aura beau jeu d’orienter la structure et la dynamique de cette Assemblée, que le MAS
conçoit ni plus ni moins comme une entreprise permettant de «  décoloniser l’État et de lui donner un caractère multiculturel, àtravers l’ascension au pouvoir des autochtones  ».

Un des enjeux cruciaux est, sans nul doute, la question des autonomies régionales. La Bolivie a procédé àune décentralisation du pouvoir vers le palier municipal au cours des années 90, une réalisation dont le bilan est mitigé. On déplore notamment le manque de préparation des autorités locales pour la gestion de nombreuses responsabilités importantes, comme la santé et l’éducation. Cependant, la revalorisation des gouvernements locaux a donné lieu àtoute une série de processus participatifs sans précédents, dont les conséquences pour la démocratie sont généralement positives. Face àce processus qui a mis de l’avant une nouvelle relation, plus directe, entre le pouvoir local et le gouvernement central, les oubliées de la réforme sont les régions. Un oubli qui, en fait, traduisait l’intention du gouvernement de Sánchez de Lozada (1993-1997), responsable des principales mesures de décentralisation, d’écraser les pouvoirs régionaux. Face àdes questions cruciales pour le développement telles que l’exploitation des hydrocarbures et la distribution des revenus qu’elle génère, une question dont nous traiterons plus bas, les dissensions se sont exprimées notamment àl’échelle régionale ou départementale, laissant voir l’échec de la stratégie de l’ex-président.

Les départements de Santa Cruz et de Tarija, où réside la majorité de l’élite économique du pays, revendiquent l’autonomie de leur région et leur droit de contrôler la destinée des ressources en hydrocarbures abondantes qu’ils « possèdent  ». Leurs revendications se sont même transformées en menace de sécession face àla partie adverse, celle formée par les régions occidentales du pays, bastion d’Evo Morales. Ce dernier considère la question de l’autonomie régionale, non pas en s’y opposant, mais plutôt en y adjoignant des critères de solidarité nationale, de redistribution des richesses et de reconnaissance du droit àl’auto-détermination des peuples autochtones. On peut envisager bien des formes de restructuration de la division administrative et politique de l’État bolivien àpartir d’une telle approche.

Une transformation dans la façon de gouverner ?

L’histoire nous enseigne que les dirigeants issus de milieux modestes se transforment plus souvent qu’autrement, une fois parvenu au sommet, en agent des modes de fonctionnement et d’opération qui prévalaient avant leur arrivée au pouvoir. Il est trop tôt pour évaluer le style qu’adoptera Evo Morales, bien que certains signes laissent entrevoir une modification importante de la symbolique du pouvoir du chef d’État. Lors de sa tournée éclair dans huit pays en dix jours réalisée peu de temps après sa victoire, Evo Morales a surpris par sa tenue peu conforme au protocole officiel lors de ses rencontres avec les présidents français, espagnol, chinois, sud-africain, brésilien et autres. Vêtu d’un chandail de laine, d’une chemise àmanchecourte ou d’un blouson de cuir, Morales dégageait la simplicité. Une simplicité assumée par le principal intéressé, tel qu’il l’a expliqué lui-même en affirmant qu’il n’était pas habitué aux us et coutumes protocolaires. Malgré les cris de honte de l’élite bolivienne, il semble bien que celle-ci devra s’habituer àun tout autre style de gouverne.

Celui-ci représente, de façon plus fondamentale, une alliance nouvelle entre la gauche intellectuelle, auparavant guidée par le marxisme révolutionnaire d’avant-garde, et le mouvement autochtone et paysan, fondé sur une revendication d’inclusion sociale et une autonomie politique farouchement défendue. Alors que la « vieille  » gauche reproduisait les hiérarchies sociales de différentes façons, notamment en niant les sources multiples de l’oppression des autochtones, le MAS traduit un changement marqué dans les formes de mobilisation et d’organisation collective, en particulier, àtravers une structure partisane décentralisée qui prend appui sur de nombreuses organisations populaires. Le rôle d’à lvaro García Linera, vice-président, est d’ailleurs représentatif de ces mutations. Linera, ex-guérillero,
intellectuel et mathématicien, se considère d’ailleurs comme un «  intermédiaire
culturel entre les secteurs autochtones populaires et les classes moyennes
 [6]  ».

Cependant, bien que le MAS représente ce mouvement vers le changement dans les pratiques et les orientations de la gauche, de nombreuses tensions sont àprévoir étant donné la multitude des forces distinctes qui composent l’alliance sous-jacente au parti. La première étape cruciale, celle de la nomination d’un premier cabinet, a effectivement suscité quelques critiques parmi les organisations sociales, même si globalement celui-ci a été bien accueilli. Ce cabinet traduit l’entrée d’une toute nouvelle classe politique au pouvoir. Plusieurs dirigeants d’organisations sociales et syndicales, des universitaires, et des professionnels reconnus pour leur implication sociale et politique forment maintenant la plus haute autorité politique du pays. Quatre femmes et quatorze hommes, la plupart décrits comme des nominations
« politiques  », introduisent déjà, de par leur personne, un changement majeur dans la symbolique du pouvoir. À titre d’exemple, Celinda Sosa, ex-dirigeante de la Federación de Mujeres Campesinas Bartolina Sisa, une importante organisation de femmes paysannes, occupe maintenant le poste de ministre du Développement économique. Alicia Muñoz Alá, anthropologue et militante, dirigera le ministère du Gouvernement, responsable notamment de la police. Un défenseur des droits autochtones, David Choquehuanca Céspedes, est le nouveau ministre des Relations extérieures. Et ainsi de suite...

Les dossiers chauds pour le développement de la Bolivie

Le gouvernement du MAS annonce aussi des changements structurels majeurs, susceptibles de s’échelonner sur plusieurs années, et qui ne doivent pas être identifiés àla seule personne d’Evo Morales. Comme la plupart des gouvernements en Bolivie l’ont fait avant lui, il commence par une refonte de la structure étatique en créant un poste de ministre responsable des Eaux, et en abolissant le ministère de la Participation populaire, celui des Affaires autochtones et celui de la Condition féminine. Les deux derniers sont jugés non nécessaires puisque, selon Morales, son cabinet au complet représentera les intérêts des autochtones et des femmes. Quant àcelui sur la participation populaire, on comprend que le nouveau gouvernement la conçoit non pas comme une de ses responsabilités sectorielles, mais plutôt comme un mode d’exercice du pouvoir en général.

Dans la série des dossiers chauds, la question de l’exploitation des hydrocarbures figure en tête de liste, étant donné le potentiel extraordinaire de revenus qu’elle est susceptible de générer. Les activités d’exploration réalisées par quelques compagnies multinationales depuis la fin des années 90 ont révélé que la Bolivie possède des réserves de gaz évaluées à1 375 milliards de mètres cubes, soit la deuxième réserve en importance du continent après le Venezuela [7]. Selon les dires du nouveau vice-président, les entreprises étrangères qui ont investi dans le secteur depuis le milieu des années 90 n’ont en fait qu’ajouté 20 millions $ de plus aux revenus que l’État générait lui-même quand il était le seul producteur de pétrole et de gaz, malgré le fait que les compagnies disent avoir investi 3 milliards $. Les revenus de l’État se sont améliorés récemment avec l’adoption de l’impôt direct sur les hydrocarbures, une mesure proposée par le MAS, qui avait mené àla démission du président Carlos Mesa. L’État reçoit maintenant environ 380 millions $ de plus par année. Mais toute la question de la redéfinition des contrats signés entre l’État et les
compagnies étrangères implantées dans le secteur reste ouverte.

Evo Morales a depuis longtemps affirmé qu’il ne procèderait pas àune expropriation des compagnies étrangères, mais il insiste sur une négociation des contrats pour s’assurer que l’État bolivien reçoive les redevances qui lui sont dues - plusieurs compagnies n’ayant pas payé les taxes et impôts depuis des années. Il souhaite également revoir la question de la propriété des ressources, afin que l’État puisse contrôler l’utilisation qui en est faite et assurer aux Boliviens un accès privilégié pour leur usage domestique et industriel. Les premiers contacts avec Repsol en Espagne et la compagnie d’État Petrobras au Brésil laissent entrevoir une bonne disposition des parties concernées afin de respecter les investissements étrangers, la sécurité juridique, et les intérêts de la population bolivienne, un savant mélange dont le secret reste sans doute encore àtrouver. Et ce, d’autant plus que plusieurs organisations dont la Coordinadora por la Defensa del Agua y de la Vida et la Coordinadora por la Defensa del Gas, ont des positions beaucoup plus radicales face àla présence des compagnies étrangères, revendiquant une nationalisation totale du secteur, sans indemnisation.

Le deuxième dossier chaud sur lequel il convient d’insister est celui de la production de la feuille de coca, une production qui a augmenté, faut-il le rappeler, suite aux politiques néolibérales de privatisation et d’ajustement structurel. Celles-ci ont transformé la coca en une des seules sources de revenu possibles pour les travailleurs qui avaient perdu leur emploi suite àces réformes. La Bolivie est maintenant un des trois pays exportateurs de cocaïne aux États-Unis, après la Colombie et le Pérou. C’est dans le Chapare que les efforts d’éradication de cette culture se sont concentrés, principalement àtravers le « Plan Dignidad  » (1997-2001) du gouvernement de Banzer. D’environ 255 tonnes métriques annuelles de cocaïne au milieu des années 90, la production a diminué à60 tonnes métriques àla
fin du plan. La loi bolivienne autorise la culture de la feuille de coca àune échelle de 12 000 hectares, pour des fins d’usage traditionnel. Le Département d’État des États-Unis estime àenviron 24 000 hectares la surface cultivée actuellement [8].

Jorge Quiroga, leader de PODEMOS, avait promis pendant sa campagne électorale de redoubler les efforts d’éradication de la Coca. À l’opposé, Evo Morales veut plutôt revaloriser la coca àtravers la promotion de différentes transformations de la substance àdes fins médicinales ou alimentaires. Il poursuit également une campagne pour faire enlever la plante de la liste des stupéfiants contrôlés par la Convention unique sur les stupéfiants de 1961. Morales est pour ainsi dire né politiquement grâce àla résistance paysanne au Chapare. Oublier ses racines serait un suicide politique. Pourtant, dans ce dossier, Morales risque de se confronter aux États-Unis qui, bien qu’ayant démontré un certain respect et une certaine ouverture envers le nouveau président depuis son élection, n’ont eu de cesse de le traiter de narcotrafiquant et de menace àla sécurité régionale pendant les années qui ont précédé son accession au pouvoir.

La question de la propriété de la terre est la troisième pierre angulaire que devra considérer le MAS pour régler d’importants conflits sociaux et permettre àla production agricole de jouer pleinement son rôle dans le développement du pays. Le Movimiento Sin Tierra (MST) de la Bolivie est, àcet égard, un acteur clé, dont le soutien au nouveau président, s’il est acquis pour le moment, reste conditionnel aux orientations prises par le nouveau gouvernement pour résoudre les disputes autour de la propriété de la terre. La Loi INRA (Ley del Servicio Nacional para la Reforma Agraria) adoptée en Bolivie en 1996, constitue un cadre législatif et institutionnel relativement accepté par les parties en présence-grands propriétaires et MST. Son
application, par contre, est jugée insatisfaisante par le MST, qui procède àdes invasions de terres et dénonce le rythme lent du processus de réforme agraire. Le MAS a mis de l’avant son « Pacte National pour la Terre  », inscrit dans son programme de gouvernement. Il souhaite respecter les grandes propriétés productives, mais redistribuer aux paysans sans terre et aux petits producteurs les terres qui ne sont utilisées que pour la spéculation foncière ou le trafic [9].

Et l’intégration régionale ?

Evo Morales est bien conscient du contexte hémisphérique dans lequel il débute son mandat. Alors que le Venezuela et le Brésil se disputent le rôle de puissance régionale et encouragent de diverses façons l’unité du sous-continent, Morales a choisi de les visiter tous les deux lors de sa tournée internationale du début janvier. Sa première visite, cependant, fut choisie spécialement pour se positionner sur l’échiquier politique. Fidel Castro fut le premier àrecevoir Evo Morales, une sorte de pèlerinage obligé pour un chef latino-américain qui prétend renouveler les façons de faire la révolution sociale. Sa visite subséquente àHugo Chávez, au Venezuela, couronnée par une séance de recueillement devant le tombeau de Simón Bolivar, avait de quoi laisser tout observateur le moindrement informé sur l’histoire de l’Amérique latine, quelque peu perplexe. En effet, bien que Bolivar défendit corps et âme le projet de l’unité du sous-continent et qu’il est devenu un symbole de la résistance latino-américaine face àl’impérialisme, on aurait sans doute du mal àlui trouver des vertus démocratiques et égalitaires, tout particulièrement par rapport aux populations autochtones. Faut-il en conclure que Morales estime que Bolivar défendrait aujourd’hui une version plus moderne, voire post-moderne, de son projet de libération continentale ?

Le Brésil et le Venezuela possèdent tous les deux de puissants instruments pour s’assurer du soutien de la Bolivie de Morales. À preuve, Petrobras contrôle 20% du secteur des hydrocarbures en Bolivie. Quant au Venezuela, Chávez a signé un accord avec la Bolivie pour échanger du pétrole àprix préférentiel contre des denrées agricoles produites en Bolivie. Chávez s’est pour ainsi dire porté garant de la sécurité personnelle de Morales, affirmant qu’il ne tolèrerait aucune tentative de la part des États-Unis visant àse débarrasser du nouveau président bolivien. La Bolivie, de par sa situation géographique et ses richesses naturelles, constitue un partenaire incontournable pour les projets de consolidation d’un bloc économique que les leaders régionaux souhaitent plus auto-suffisant en matière énergétique.

Bien que l’anti-impérialisme et l’intégration régionale soient des moteurs actuels de
rapprochement, il ne faut pas oublier que le Venezuela et le Brésil ne font pas nécessairement l’unanimité dans la région. La Colombie, le Chili et le Pérou ont, par exemple, des relations beaucoup plus étroites avec les États-Unis. Le rôle du Chili pèse aussi lourd dans la balance des futures possibilités de développement de la Bolivie, puisqu’il représente encore l’espoir d’un octroi de corridor pour l’accès àla mer tant réclamé par tous les présidents boliviens précédents. La présence du président Ricardo Lagos àla cérémonie d’intronisation d’Evo Morales le 22 janvier dernier laisse entrevoir un possible rapprochement entre le Chili et la Bolivie après plusieurs décennies de querelles.

« L’effet Evo  » pourrait bien avoir des répercussions sur la politique nationale de quelques pays voisins. On pense en premier lieu au Pérou, où les élections générales se tiendront au début d’avril 2006. Le candidat Ollanta Humala, ex-militaire d’origine modeste, bien connu pour sa tentative ratée de coup d’État contre Alberto Fujimori en 2000, a vu sa popularité grandir d’un bond après l’élection d’Evo Morales. Il est grimpé en première place des intentions de vote depuis, bénéficiant du soutien des secteurs les plus pauvres du pays, principalement àl’extérieur de Lima [10]. Même si les positions défendues par son Parti Nationaliste Péruvien n’ont pas les nuances de celles du MAS, il risque de canaliser les aspirations des Péruviens oubliés par le développement néolibéral des quinze dernières années. Dans un Pérou où la société civile reste faible et fragmentée et où le mouvement autochtone est beaucoup moins présent que chez son voisin, le risque est grand de voir ressurgir un leader néo-populiste imprévisible dans ses politiques. Quant àl’Équateur, où le mouvement autochtone y est aussi fort qu’en Bolivie, la crise politique majeure àlaquelle il fait face depuis quelques années ressemble àbien des égards àla situation du pays de Morales. Bien que l’expérience partisane du mouvement autochtone équatorien lui ait joué de mauvais tours suite àson alliance avec l’ex-président Lucio Gutiérrez, le renouvellement souhaité du système politique et de la Constitution, àtravers une demande populaire d’Assemblée constituante, trouvera sans doute dans la Bolivie d’Evo Morales plusieurs sources d’inspiration.

Notes :

[1Quand aucun candidat présidentiel ne réussit àobtenir plus de 50% du suffrage, la Constitution bolivienne prévoit que le Congrès élit le président entre les deux candidats ayant obtenu le nombre le plus élevé de votes.

[2Víctor Hugo Cárdenas du mouvement Katarista, une des premières organisations àrevendiquer l’identité autochtone àpartir des années 60, fut choisi par le président Gonzalo Sánchez de Lozada comme vice-président (1993-1997).
L’influence réelle de Cárdenas ne fut cependant que très limitée, et cette période marqua plutôt l’accélération du processus de mobilisation autochtone dans différents secteurs opposés au gouvernement.

[3Pour plus de détails sur cette période, voir : Denis Langlois, « La Bolivie d’après 2003 : entre la crise d’un modèle et la recherche d’une alternative », Chronique des Amériques,
Observatoire des Amériques, 3 novembre 2003 ; Louis-Frédéric Gaudet, « La Bolivie de l’après référendum : Vers un nouveau cycle de contestations ? », Chroniques des
Amériques, Observatoire des Amériques, 7 septembre 2004 ; Stéphanie Rousseau , « La Bolivie en chantier politique : vers la Constituante de 2005 », Chroniques des Amériques, Observatoire des Amériques, 17 décembre 2004. En ligne :
www.ameriques.uqam.ca.

[4Voir : « Se estrena un Congreso con 90% de nuevos  », La Razón, La Paz, 16 janvier 2006. En ligne : www.la-razon.com.

[5Voir : Madrid, Raul, « Indigenous Parties and Democracy in Latin America  », Latin American Politics and Society
47(4), 2005. 6 Entrevue avec à lvaro García Linera, co-listier d’Evo Morales et nouveau vice-président de la Bolivie. BBC Mundo.com, 21 décembre 2005. (traduction de l’auteur, S. R.).

[6Idem.

[7Voir : Lemoine, Maurice, « La Bolivie indienne rejoint la gauche Latina », Le Monde diplomatique, décembre 2005. En ligne : www.risal.collectifs.net.

[8« La controversia por la coca  », BBC Mundo.com, 16 décembre 2005.

[9Voir : « Se agilizará la reversión de tierras improductivas  », La Razón, La Paz, 30 décembre 2005. En ligne : www.la-razon.com.

[10Voir les différents résultats des sondages tels que reproduits sur le site : http://weblogs.elearning.ubc.ca/peru/.

Source : La Chronique des Amériques, janvier 2006, n°4, Observatoire des Amériques (www.ameriques.uqam.ca), Université du Québec àMontréal (UQAM).

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