Le 1er janvier 2006, le mouvement zapatiste a lancé, depuis le Chiapas au sud du Mexique, une
vaste campagne de mobilisation pour faire contre-poids à la campagne électorale
présidentielle en cours dans ce pays. « L’autre campagne », menée par le sous-commandant
Marcos et quelques autres représentants du haut commandement militaire zapatiste, devrait se
rendre dans chacun des États de la fédération pour rencontrer diverses organisations sociales,
afin de construire un vaste réseau de résistance et de solidarité susceptible de peser sur les
décisions d’un nouveau gouvernement, quel qu’il soit.
Un an avant les élections présidentielles du 2
juillet 2006, l’Armée zapatiste de libération
nationale (EZLN) lançait sa propre campagne, en
marge de celle des candidats des trois principaux
partis politiques mexicains [1]. Cette campagne,
baptisée « l’autre campagne » (la otra campaña),
vient cependant tout juste de prendre son
véritable envol, le 1 er janvier 2006, alors que des
délégués zapatistes sont sortis de leur
retranchement dans la forêt lacandonne pour
amorcer une grande tournée des 32 États de la
fédération des États unis du Mexique.
C’est un communiqué de presse émis par la tête
dirigeante du mouvement zapatiste qui a annoncé
cette sortie en indiquant qu’il s’agissait de la
première étape d’un « parcours national pour la
construction d’un programme national de lutte
anticapitaliste et de gauche [2] Â ». Cette campagne
« civile et pacifique  » est l’oeuvre, selon le même
communiqué, non seulement de l’EZLN, mais
aussi d’une foule d’organisations sociales,
politiques et autochtones. Elle demeure
cependant l’initiative des Zapatistes qui avaient,
lors de la publication de la Sixième déclaration
de la forêt lacandonne en juin 2005, lancé une
invitation à une vaste campagne de consultation
au niveau national, appelant à la participation de
tous les mouvements de résistance, qu’ils soient
autochtones ou non, désireux de modifier les
rapports de pouvoir au sein de l’État mexicain.
Cette consultation a débuté dès juillet 2005 par
des discussions menées soit au Chiapas même,
soit par l’entremise de divers moyens de
communication, entre plusieurs groupes de
gauche à travers le pays qui ont accepté de
s’associer à « l’autre campagne  ». La consultation
devrait prendre une autre tournure avec la
participation directe de l’EZLN, alors que des
délégués choisis parcourront le pays dans son
ensemble, depuis le Chiapas jusqu’Ã la Basse-Californie,
pour échanger, lors de rencontres directes et à petite échelle [3] , avec ceux et celles qui « apportent le fruit de leur travail à la nation
mais qui restent sans rien entre leurs mains  » [4].
Bien que prétendant se tenir à l’écart de la
campagne électorale officielle qui occupe une
très large part de la scène médiatique mexicaine,
surtout depuis l’affaire de la tentative de
destitution (desafuero) du candidat du Parti de la
révolution démocratique (PRD) Andrés Manuel
López Obrador, alors qu’il était maire de la ville
de Mexico [5] ; cette autre campagne profitera
tellement de la conjoncture qu’il est prévu
qu’elle se termine la veille des élections. Ainsi,
pendant les six prochains mois, les représentants
zapatistes comptent s’activer pour rencontrer les
« gens d’en bas  ». Cette première sortie politique
depuis la grande marche de 2001, baptisée « la
marche de la couleur de la terre  » (La Marcha
del Color de la Tierra), qui les avait menés
jusqu’à Mexico et au Congrès, débute, comme la
fois précédente, sous le feu des projecteurs
médiatiques.
Un pingouin et un zéro
Comme on devait s’y attendre, cette nouvelle
marche est menée par la figure emblématique du
mouvement, le sous-commandant Marcos.
Rebaptisé pour l’occasion « sous-délégué Zéro »
(Subdelegado Zero), le Sup est sorti de la jungle
le matin du 1 er janvier au volant d’une
motocyclette. Plusieurs analystes n’ont pas
manqué de faire le rapprochement avec le
désormais légendaire voyage du Che Guevarra
en Amérique du Sud. À la différence du héros
des luttes de libération latino-américaines,
Marcos arbore, sous son casque, son inséparable
passe-montagne. Il emporte aussi, dans son
porte-bagages, la nouvelle mascotte du
mouvement, un coq boîteux surnommé el
pingüino, qui a fait son apparition dans le riche
bestiaire de l’auteur des communiqués de
l’EZLN à l’été 2005 [6]. Cette mascotte symbolise l’effort des Zapatistes pour se tenir debout, se
faire une place au sein de la nation et obtenir une
vie digne.
Le parcours de « l’autre campagne  » est déjÃ
tracé. L’itinéraire, ainsi que les contacts, sont
disponibles sur le site Internet de l’EZLN [7] .Cet
itinéraire a été légèrement modifié suite au
décès, en tout début de campagne, de la
Comandanta Ramona, une grande dame de la
lutte zapatiste qui, en plus de se battre pour la
dignité des autochtones et pour l’équité des
genres, se battait depuis des années contre la
maladie. Sur leur chemin, les délégués seront
reçus par des groupes étudiants, des syndicats
ouvriers ou agricoles, des associations de défense
des droits humains, des groupes de culture
populaire, des groupes de femmes, et, bien
entendu, par des groupes autochtones. Le
dialogue sera établi avec toutes ces organisations
de telle sorte que la campagne puisse servir Ã
jeter les bases d’un « nouveau système  ».
La Sixième déclaration de la forêt lacandonne
laissait entendre que le mouvement zapatiste est
désormais sensible aux divers mouvements de
résistance qui se font entendre au Mexique, et
qu’il a décidé de baisser les armes pour
participer à une vaste entreprise politique et
pacifique de solidarité. Cette initiative devrait
déboucher sur une autre façon de faire de la
politique et ouvrir la voie à une modification de
la Constitution mexicaine en reconnaissant les
droits et libertés du peuple et en prenant en
considération des demandes telles que « le
logement, la terre, l’alimentation, la santé,
l’éducation, l’information, la culture,
l’indépendance, la démocratie, la justice, la
liberté et la paix  » [8].
Cette déclaration avait été précédée, en juin
2005, du déclenchement par l’EZLN d’une alerte
rouge générale sur tout le territoire rebelle
zapatiste. Cette alerte, tombée à brà »le-pourpoint
et sans explication, impliqua une importante
augmentation de la tension au Chiapas. Le
commandement militaire clarifia plus tard
qu’elle avait été sonnée de façon préventive pour
maintenir une zone de sécurité sur son territoire,
tout en permettant aux miliciens, aux dirigeants
politiques et aux bases d’appuis zapatistes de
participer à une consultation générale [9]. Les Zapatistes auraient entrepris ce référendum
auprès de tous leurs membres afin de faire
accepter - ou rejeter - une nouvelle orientation
politique développée par le commandement
militaire et qui se concrétise aujourd’hui dans
cette autre campagne. Selon un communiqué de
presse [10], 98% des Zapatistes auraient voté en
faveur de l’ouverture politique actuelle. Ce
chiffre est impressionnant et soulève la question
de savoir s’il cache une tentative du
commandement militaire de transmettre l’image
d’un mouvement fort et homogène, ou s’il est le
résultat de la solidarité dans un groupe où existe
un fort sentiment d’appartenance collective.
Quoi qu’il en soit, c’est cette consultation qui a
été le précurseur de « l’autre campagne  ».
Une initiative qui soulève des critiques
Cette campagne a des échos un peu partout sur la
planète, mais l’attention des Zapatistes demeure
rivée au Mexique. Ils ont même ordonné que les
personnes intégrant le cordon de sécurité qui les
protègera au cours de leur périple soient des
Mexicains [11]. Il sera intéressant de voir comment ceux-ci vont répondre à l’appel de « l’autre
campagne  » étant donné l’importante baisse de
popularité qu’a subie le mouvement zapatiste
depuis quelques années dans le pays. Déjà , les
critiques apparaissent, et pas seulement où on les
attendait. Parmi les plus intéressantes, celle de
Jan de Vos, directeur du Centre de recherche et
d’études supérieures en anthropologie sociale du
Sud-Est mexicain (CIESAS), soulève
l’ambiguïté introduite par l’association du
qualificatif « de gauche » à cette campagne [12].
Prétendre vouloir rassembler tous les partisans
de la gauche est, en soi, contradictoire puisque
« la majorité des pauvres et des marginaux ne
sont pas de gauche  » [13]. En déclarant qu’ils
n’allaient rencontrer que les personnes de gauche, les Zapatistes encouragent l’exclusion alors qu’ils aspirent à mettre en place un dialogue inclusif.
D’autres ressortent la sempiternelle critique contre le choix des Zapatistes de ne pas prendre part à la structure politique partisane existante [14]. Les Zapatistes ont toujours indiqué clairement, ou tant s’en faut, qu’ils ne tenteraient jamais d’obtenir des postes politiques au sein de cette structure. Même si, en juin 2005, des rumeurs ont circulé à l’effet que Marcos allait se
présenter à la présidence du pays, leur
positionnement à l’écart du système électoral a,
depuis, été fortement réitéré. Certains le leur
reprochent et perçoivent cela comme une
contradiction pour un mouvement qui veut faire
de la place aux exclus, alors que celui-ci
continue à prétendre que ce n’est pas par les
canaux traditionnels que cette place pourra être
acquise.
Pour d’autres encore [15] , la campagne risque
d’avoir des effets négatifs sur la scène politique
traditionnelle en affaiblissant le parti de la
gauche, le PRD. L’appui de l’électorat au PRD
constitue en effet le grand enjeu de cette
campagne puisque les deux autres partis - le
Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), qui est
resté au pouvoir 71 années d’affilée, et le Parti
d’action nationale (PAN) actuellement au
pouvoir- sont d’ores et déjà perçus comme étant
alliés. Il est d’ailleurs de plus en plus fréquent
d’avoir recours au sigle « PRIAN  » pour illustrer
ce fait. Le PRD demeure, pour le moment, en
bonne place dans les sondages, mais comme il
est, à l’instar de son chef, critiqué par les
Zapatistes, il se pourrait bien que « l’autre
campagne  » influe sur le vote de cette gauche.
Les partisans de cette « offensive politique non
électorale  » [16] affirment toutefois que c’est en
organisant la résistance des « gens d’en-bas » que
la campagne portera fruit et pourra rompre les
barrières de l’exclusion. Son but serait en outre
de mettre sur pied une force sociale assez
importante pour influer sur la politique nationale,
peu importent les résultats des prochaines
élections.
En attendant, environ 20 000 personnes [17] se sont
réunies sur la place centrale de San Cristóbal de
Las Casas, en face de l’imposante cathédrale, le
soir du 1 er janvier pour célébrer l’anniversaire du
soulèvement zapatiste de 1994 et pour souligner
le lancement de « l’autre campagne ». Dans un
pays où l’État se voit aujourd’hui contesté dans
sa légitimité par une multitude de mouvements,
de protestations sociales et d’actions collectives
souvent intenses, voire violentes, tant au niveau
urbain que rural, cette campagne devrait retenir
l’attention. Elle représente indéniablement une
contestation de l’État dans sa forme actuelle [18] par un ensemble de forces comprenant plus que
les seuls mouvements autochtones. Bien que se
voulant politique et civile, cette campagne n’en
appelle pas moins à une « transformation radicale
du système » qui aurait été « violemment imposé  »
aux peuples autochtones [19] . Dans le premier
discours prononcé au cours de cette campagne,
Marcos a rappelé que le matin du 1 er janvier
1994, alors que les forces zapatistes entraient en
insurgés dans San Cristóbal de Las Casas, les
lumières de la rue s’éteignaient au fur et Ã
mesure de leur avancée, comme pour les garder
dans l’ombre et le secret. À son avis, le
gouvernement va tenter de faire de même sur le
parcours de « l’autre campagne  ». Le
gouvernement mexicain a cependant annoncé
qu’il ne nuirait pas au déroulement de « l’autre
campagne  » et son porte-parole officiel lui a
même souhaité la bienvenue [20] . L’armée devait,
quant à elle, être déplacée de certaines de ses
positions pour éviter les « malentendus  » [21] .
Le mouvement zapatiste est aussi un
mouvement local
Mais au-delà de son côté spectaculaire largement
médiatisé, le mouvement zapatiste est, d’abord et
avant tout, ancré dans des communautés
autochtones fortement marginalisées. Pour les
peuples autochtones, l’enjeu du développement
demeure encore aujourd’hui primordial. Ces
communautés sont souvent aux prises avec de
graves problèmes sociaux, politiques, économiques et environnementaux. En ce sens, la prise en charge locale du développement
implantée par les Zapatistes, pourrait se révéler
l’initiative la plus révolutionnaire qu’ils aient
entreprise.
Le mouvement zapatiste a initié plusieurs actions
collectives qui n’ont cessé d’avoir des
répercussions importantes sur la vie politique et
sociale mexicaine, mais la plus significative est
sans doute l’instauration de territoires autonomes
de facto. Certaines communautés du Chiapas, où
les citoyens et citoyennes se rattachent
majoritairement au mouvement zapatiste, ont en
effet créé, depuis les tous débuts du mouvement,
des « municipalités autonomes  » gérées par ce
qu’ils appellent une « démocratie directe
communautaire  ». Ces municipalités sont
chapeautées par des « conseils autonomes  »,
dirigeant une structure de gestion alternative
mise en place par les communautés locales. Cette
structure est dirigée par un pouvoir militaire
incarné par l’EZLN, qui, depuis 2003, se double
d’une organisation politique civile comprenant
trois niveaux : communautaire, municipal et
régional.
Les Conseils de bon gouvernement et les Caracoles du territoire autonome zapatiste
Le 9 aoà »t 2003, le processus d’édification de
l’autonomie a en effet pris une nouvelle ampleur
avec l’addition d’un palier régional à la structure
de gestion autonome déjà en voie d’édification.
Les nouveaux Conseils de bon gouvernement [22] servent principalement à coordonner et Ã
surveiller les activités en lieu et place du
commandement militaire, qui demeure toutefois
le grand chef d’orchestre en territoire zapatiste.
Au nombre de cinq, les Conseils de bon
gouvernement ont chacun la responsabilité de
gestion d’une région bien définie. Ils rassemblent
les différentes Municipalités autonomes de leur
territoire, ainsi que les communautés zapatistes
ne se trouvant pas sur le territoire d’une
Municipalité autonome. Les Conseils de bon
gouvernement sont formés de délégués des
Municipalités autonomes. Leur rôle principal
consiste à coordonner les activités sur le
territoire autonome et à s’assurer que les
pratiques de gouvernement des autorités et les
actions de leurs membres ne s’éloignent pas des
principes zapatistes. Ils gèrent les budgets du mouvement, contrôlent toutes les relations avec
l’extérieur et servent de médiateur et de
négociateur. Les Conseils de bon gouvernement
constituent ainsi un outil politique de gestion du
territoire. Ils assurent le lien, la coordination et la
communication pour la région. Leur siège se
trouve dans la capitale régionale qui abrite aussi
les représentants des autres niveaux de pouvoir,
principalement des Municipalités autonomes,
ainsi que la représentation des principales
organisations sociales sises sur son territoire.
Cette centralisation vise une meilleure
coordination, mais elle sert aussi à surveiller.
Autant les liens des Zapatistes avec l’extérieur,
que les relations politiques internes sont
dorénavant étroitement contrôlées au niveau des
capitales régionales.
Les Conseils de bon gouvernement se doublent
de ce que le mouvement appelle des « Caracoles »
(escargots), qui incarnent le lien du local au
global et du global au local. Ce lien prend forme
dans les capitales régionales et s’exerce autant Ã
l’interne, du communautaire au régional, qu’Ã
l’externe, du local vers l’international. La
configuration de l’escargot, de l’intérieur vers
l’extérieur et vice-versa, symbolise le chemin du
mouvement vers le niveau national ou
international, ainsi que le passage obligé des
échanges au sein même de son territoire à travers
sa structure de gestion à trois paliers. Le symbole
de la spirale a été choisi pour représenter la
transversalité entre les niveaux géographiques du
mouvement et pour évoquer la démocratie
directe prisée par les zapatistes, puisqu’il désigne
la parole dans les glyphes précolombiens [23].
En plus des instances politiques, la gestion
autonome se concrétise aussi dans des
organisations sociales et dans des services
fonctionnant de façon complètement autonome
par rapport au gouvernement mexicain. Les
zapatistes affirment recevoir leur aide financière
d’organisations non gouvernementales et de
gouvernements étrangers uniquement. Parmi les
organisations sociales impliquées, on retrouve
des coopératives de producteurs ou
d’exportateurs de café ou d’artisanat, des
coopératives de consommation ou encore, des
services autonomes d’éducation et de santé comprenant un nombre relativement élevé
d’écoles (principalement de niveau primaire) et
de cliniques médicales.
L’appropriation sociale du territoire : vers
une nouvelle territorialité sociale autonome
Nous sommes donc en présence d’un véritable
processus d’appropriation sociale du territoire,
comme en témoigne le fait que plusieurs
personnes s’identifient aux entités autonomes
zapatistes [24] . C’est l’un des atouts des Zapatistes
que d’avoir su renforcer la solidarité autour d’un
projet et d’une identité commune. C’est par leurs
pratiques autonomes, par l’exercice de
l’autonomie que les Zapatistes s’imposent sur le
territoire chiapanèque.
Les entités autonomes zapatistes représentent
aujourd’hui les expériences les plus avancées
d’autonomie au Mexique [25] . Ce succès repose en
grande partie sur la territorialisation de
l’autonomie. L’autonomie zapatiste est parvenue
à mettre en place, d’une part, ses propres
instances autonomes structurées en véritable
système, et, d’autre part, à s’assurer la
reconnaissance citoyenne de sa légitimité. Par
ailleurs, cette autonomie pourrait également
servir de levier de développement, dans la
mesure où elle implique une appropriation
sociale de l’espace par des acteurs locaux, qui
s’enrichissent ainsi d’un certain capital
socioterritorial [26] . Cependant, les territoires autonomes zapatistes demeurent fragiles. Les
conditions de vie matérielles des populations qui
les habitent ne se sont pas améliorées et ont
même régressé dans certaines régions. L’injustice, l’exclusion et la violence continuent
de sévir. Les erreurs sont nombreuses, tout
comme les apprentissages. L’existence des
entités autonomes soulève des enjeux externes,
liés à la reconnaissance légale et aux relations de
voisinage, pas toujours pacifiques, ainsi que des
enjeux internes, liés à la démocratie et à la
participation, à l’autonomie du politique face au pouvoir militaire et à celle des organisations
sociales face au politique. La société civile
organisée, englobée dans les territoires
zapatistes, participe à la construction d’une
nouvelle citoyenneté qui dit valoriser la
démocratie et l’organisation sociale, mais qui est
aussi confrontée à des limites économiques,
organisationnelles et culturelles majeures.
Les espoirs de « l’autre campagne  »
Toutefois, « l’autre campagne  » met en lumière la
volonté du mouvement zapatiste de dépasser la
territorialité régionale. L’EZLN pense que son
mouvement doit dorénavant s’étendre à tout le
Mexique et s’associer à d’autres organisations. Il
cherche ainsi à élargir son action et donc, son
identité. Son discours s’est fait de plus en plus
inclusif ces dernières années, auprès de ses
voisins chiapanèques, autochtones non zapatistes
et, plus encore, auprès des autres « opprimés » du
pays (homosexuels, femmes victimes de
violence, travailleurs exploités, etc.). Au
printemps 2005, le sous-commandant Marcos a
publié un roman à quatre mains, avec le célèbre
écrivain mexicain Pablo Ignacio Taibo II, qui
accorde une grande place aux antihéros [27].
Il n’en demeure pas moins que le mouvement
zapatiste a été, dès le départ, un mouvement
autochtone, et ce, même si les insurgés n’avaient
pas pensé à mettre de l’avant leur identité
autochtone aux premières heures du
soulèvement. De plus, il a joué un rôle capital
dans la consolidation d’un mouvement
autochtone à l’échelle du Mexique. Aujourd’hui,
plusieurs autres organisations autochtones du
pays ont donné leur appui à l’EZLN et à sa
campagne en affirmant qu’elle permet de faire un
pas en avant dans la lutte. Le mouvement
zapatiste constitue, en outre, l’un des détonateurs
de l’explosion de mouvements autochtones qui
déferlent à l’heure actuelle sur le continent
latino-américain. Le 18 décembre dernier,
l’élection de l’Aymara Evo Morales, premier
autochtone élu à la tête de la Bolivie, pays
pourtant peuplé à environ 62 % d’autochtones,
consolide les avancées de ce mouvement. Evo
Morales avait d’ailleurs invité le sous-commandant
Marcos à son intronisation le 22
janvier 2006 [28].
Selon Wallerstein [29], le mouvement zapatiste pourrait bien représenter l’un des mouvements,
sinon le mouvement social le plus important de
notre époque. D’où l’importance qu’il faut
accorder à cette campagne, qui doit encore
relever le défi de rester près des gens tout en se
maintenant à l’écart du cirque médiatique. Il
faudra voir si le délégué Zéro et ses compagnons
de voyage réussiront à créer un espace de
dialogue ouvert à toutes les tendances. Il s’agit
d’un défi énorme. D’abord parce que le dialogue
démocratique ne va pas de soi dans la culture
politique mexicaine, ni dans la société en
général, ni dans les communautés autochtones.
Ensuite parce que les expériences, tendances et
opinions rencontrées seront nécessairement
diverses, contradictoires et opposées ; Ã
commencer par le positionnement face à l’État,
un sujet de discorde important au Mexique où le
fait d’accepter ou non une aide gouvernementale
sert souvent de critère d’inclusion ou d’exclusion
au sein d’un mouvement social. Enfin, le plus
grand enjeu est peut-être celui de l’apprentissage
« depuis la base et pour la base » [30]. Mais même
l’expérience de reconstruction sociale menée
autour des Conseils de bon gouvernement, une
expérience « depuis la base et pour la base »,
n’occupe pas une grande place dans les discours
prononcés dans le cadre de « l’autre campagne  » [31]. Seul l’avenir nous dira si cette autre campagne des mouvements sociaux de la gauche mexicaine, instaurée par un mouvement
lui-même confronté aux enjeux de l’inclusion et
de la gestion démocratique, parviendra à relever
les défis semés sur son parcours.
[1] Les trois principaux partis sont le Parti révolutionnaire
institutionnel (PRI), le Parti de la révolution démocratique
(PRD) (PRD) et le Parti d’action nationale (PAN).
[2] Comuniqué du Comité Clandestino Revolucionario
IndÃgena. Commandement général de l’Ejército Zapatista de
Liberación Nacional (EZLN), México. 25 décembre 2005.
[3] Hermann Bellinghausen. La Jornada. México. 2 janvier 2006.
[4] Fredy MartÃn et Alejandro Suverza. Mexico. El Universal. 2 janvier 2006
[5] Au début de l’année 2005, le pays a été secoué par un
scandale alors que les adversaires du pressenti candidat à la
présidence pour le PRD ont tenté d’empêcher sa candidature
et de le destituer de son poste de maire de la capitale.
L’affaire s’est terminée par une forte mobilisation de la
population mexicaine (et internationale) contre cette
procédure. Andrés Manuel López Obrador (surnommé
AMLO) est aujourd’hui à la barre de la coalition de gauche
« Pour le bien de tous » en tête de plusieurs sondages.
[6] Sous-commandant Marcos. Communiqués du 23 et 24 juillet 2005. Un Pingüino en la Selva Lacandona.
[7] Voir en ligne : www.ezln.org.mx.
[8] Sexta Declaración de la Selva Lacandona. 1er juillet 2005.
[9] Le mouvement zapatiste est composé des catégories de membres suivantes : 1) le haut commandement militaire (Comandancia General) et ses Comités clandestins révolutionnaires autochtones (Comité Clandestino
Revolucionario IndÃgena, CCRI) ; 2) les soldats ; 3) les miliciens entraînés, prêts à se battre, mais poursuivant leurs activités régulières au champ ou ailleurs ; et 4) les bases de soutien représentées par la population adhérant au
mouvement mais ne participant pas à la lutte armée comme
telle. Au sein des deux dernières catégories, on retrouve les
personnes pouvant occuper des postes de responsabilités
politiques, puisque, depuis 2003, il est interdit à quiconque
d’occuper à la fois un poste militaire et un poste politique.
[10] Sous-commandant Marcos. Llegó el momento de construir
lo que falta. 24 juin 2005.
[11] Communiqués du Commandement général À tous les compagnons et compagnes de la « Otra ». 26 décembre 2005.
[12] Alejandro Suverza. El Universal. Mexico. 2 janvier 2006.
[13] Ibid.
[14] Sergio Zermeño. « Para leer la otra campaña  ». La Jornada.
México. 5 janvier 2006.
[15] Magdalena Gómez. « La otra campaña : buen camino  ». La
Jornada. México. 3 janvier 2006.
[16] Luis Hernández Navarro. « Una campaña muy otra  ». La
Jornada. México. 3 janvier 2006..
[17] Hermann Bellinghausen. La Jornada. México. 2 janvier
2006.
[18] Sergio Zermeño. « Para leer la otra campaña  ». La Jornada. México. 5 janvier 2006.
[19] Comuniqué du Comité Clandestino Revolucionario
IndÃgena. Commandement général de l’Ejército Zapatista de Liberación Nacional (EZLN), México. 25 décembre 2005.
[20] Alma E. Muñoz. « Aplaude Aguilar el talante polÃtico de la caravana  ». La Jornada. México. 3 janvier 2006.
[21] Eric Glover. « Le "Marcos show" est lancé ». Courrier international. 4 janvier 2006
[22] Juntas de Buen Gobierno en espagnol.
[23] Marie-José Nadal,. « Dix ans de lutte pour l’autonomie indienne au Mexique, 1994-2004 », Recherches amérindiennes au Québec, vol. XXXV, No 1., 2005, pp. 17-27.
[24] Burguete Cal et Araceli Mayor, « Desplazando al Estado : la
polÃtica social zapatista  », Dans Tejiendo Historias : Chiapas
en la mirada de mujeres, Maya Lorena Pérez-Ruiz, México :
INAH, 2001.
[25] Héctor DÃaz-Polanco et Consuelo Sánchez, México diverso :
El debate por la autonomÃa, México : Siglo Veintiuno
Editores, 2002, 176 p.
[26] Juan-Luis Klein, « Vers le développement par l’initiative locale : une perspective opérationnelle », Dans Jean Bruno et Danielle Lafontaine, Des pratiques aux paradigmes : les systèmes régionaux et les dynamiques d’innovation en débat. T. 2 de Territoires et fonctions. Rimouski : GRIDEQ, 2005.
[27] Muertos incómodos (falta lo que falta). Mexico : JoaquÃn
Mortiz. 235 p.
[28] Diego Cevallos. « Guerilla zapatista regresa a escena polÃtica  ». www.ipsnoticias.net. 29 décembre 2005.
[29] Wallerstein, Immanuel. 2005. « Los zapatistas : la segunda etapa  ». La Jornada, 19 juillet 2005.
[30] Sexta Declaración de la Selva Lacandona. 1er juillet 2005.
[31] Sergio Zermeño. « Para leer la otra campaña  ». La Jornada. México. 5 janvier 2006.
Source : La Chronique des Amériques, fevrier 2006, n°5, Observatoire des Amériques (www.ameriques.uqam.ca), Université du Québec à Montréal (UQAM).