Interview de Juan Ramon Quintina, ministre de la Présidence de Bolivie
Défis et profil du nouveau gouvernement bolivien
par Hervé Do Alto
Article publié le 20 février 2006

À peine nommé ministre de la Présidence (l’équivalent du Premier ministre en Bolivie), Juan Ramon Quintana a accueilli l’hebdomadaire français de la LCR « Rouge  » dans les bureaux du Palais du gouvernement. L’occasion d’évoquer avec lui la composition d’un cabinet ministériel au profil radical, ainsi que les tâches qui attendent Evo Morales et son équipe.

Le cabinet gouvernemental n’apparaît pas comme un cabinet tranquillisant pour les marchés et les États-Unis. C’est un signal politique qu’a voulu envoyer Evo Morales ?

Juan Ramon Quintina - Je crois que ce cabinet regroupe les aspirations au changement dans la vie politique bolivienne, dans la mesure où il est composé de personnalités proches des gens, proches du peuple. Ce sont des gens qui ont travaillé avec les mouvements sociaux, qui ont lutté contre l’ordre néolibéral, et eux, plus que toute autre personne, illustrent les vertus de la résistance. Ils ont la possibilité d’apprendre àgouverner. Ils ont été choisis selon plusieurs critères : c’est une constellation représentative de la société bolivienne. Il y a quatre femmes, ce qui est une première dans l’histoire bolivienne. C’est également un cabinet qui reflète la participation des mouvements sociaux. Il y a aussi une représentativité régionale, des intellectuels et universitaires, ainsi que des entrepreneurs. Autrement dit, nous sommes parvenus àtrouver une formule démocratique, plurielle, cohérente, qui illustre ce désir de changement.

La nomination de Andrés Soliz Rada apparaît également comme un signe fort àl’encontre des compagnies pétrolières, dans la mesure où celui-ci a toujours défendu la nationalisation du gaz, sans aucune concession àleur égard.

Andres Soliz est un grand combattant qui a toujours lutté en faveur de la souveraineté de l’État sur les ressources naturelles. Il exprime une lutte idéologique contre les formes de domination impérialiste des États-Unis, qu’elles soient explicites ou non. C’est la continuité du désir frustré de nationalisme qui existe depuis les années 1930. Il est l’héritier de ce courant. Ce n’est pas seulement un intellectuel, mais aussi quelqu’un qui a participé aux luttes sociales.

Nous avons été surpris par la nomination de Casimira Rodriguez àla tête du ministère de la Justice. C’est un signe incroyablement fort de nommer àce poste une femme de ménage !

C’est la revendication historique d’une grande majorité de femmes de ménage marginalisées depuis toujours, invisibles pour la société, maltraitées et exclues, traitées comme des animaux dans notre société. Ces femmes n’occupent pas un espace domestique, mais subissent toutes les formes de violence. Casimira Rodriguez illustre la lutte contre cette injustice séculaire, contre celles qui sont une majorité dépourvue de sécurité sociale, de citoyenneté, parfois même de carte d’identité.

En ce qui concerne l’état-major militaire, y aura-t-il des surprises également ?

Je crois qu’on va surtout insister sur la ligne imposée par le président, avec des critères de sélection basés sur le respect de l’institutionnalité, le respect d’une conduite éthique et morale, et enfin sur une réserve morale et patriotique pour défendre la nation. Ce sont les critères qui guideront notre choix dans ce domaine.

Vous avez précédemment déclaré que la police et l’armée ne seraient plus un appendice de la Drug Enforcement Agency (DEA), qui coordonne la lutte antidrogue en Bolivie et en Amérique latine, vous maintenez cette posture ?

Oui. Un chapitre de l’histoire politique de la Bolivie, ces vingt dernières années, est l’hypothèque de militaires et policiers soumis àdes gouvernements étrangers. Notre gouvernement va restaurer la souveraineté, en la récupérant au cÅ“ur de l’État, avec l’armée et la police.

Entre-t-on également dans un nouveau cycle de relations avec le Chili ?

Oui, nous le croyons, nous sommes optimistes àce sujet. Deux nouveaux présidents entrent ensemble dans une époque nouvelle pour l’Amérique latine. Il y a un leadership sincère de la part du Parti socialiste au Chili. Le Chili donne des signes de rupture avec le traditionnel conservatisme qui marquait les relations avec la Bolivie. Notre président dispose de la plus forte légitimité historique pour pouvoir résoudre le différend qui nous sépare de ce pays depuis si longtemps.

La nomination de Soliz Rada est-elle également le signe que les relations énergétiques entre la Bolivie et ses voisins vont changer ?

Oui, car les changements d’organisation du pouvoir exécutif vont illustrer les profondes transformations de l’État, d’abord sur le plan économique. Nous irons vers une économie mixte, non plus de marché à100 %. Une économie où l’État sera un acteur central du secteur productif, où il sera l’organisateur de l’économie, au niveau national et àl’étranger, dans le domaine de l’énergie par exemple. Le temps est également venu de mettre en place un gouvernement des pauvres par eux-mêmes, avec une présence des indigènes qui ne soit plus la caricature proposée par Sanchez de Lozada de 1993 à1997. Il faut également une présence des femmes. Mais ce gouvernement montre des signes d’efficacité en termes d’investissements publics, de lutte contre la corruption, la discrimination et l’impunité. Ce seront les axes de transformation de l’État. Au sein de l’État néolibéral, l’impunité était un mode de gouvernement de l’État. La corruption était l’arme des fonctionnaires publics. L’exclusion était le signe du racisme. Tout cela va changer avec le gouvernement.

L’un des bilans de l’investiture d’Evo Morales paraît être l’affirmation symbolique d’un rapprochement avec Cuba et le Venezuela, au sein de ce que l’on appelle « l’axe du Bien  ». Partagez-vous cette perception ?

Je crois que la relation entre la Bolivie, La Havane et Caracas prend une nouvelle dimension sur le plan de la coopération en matière d’éducation, de santé, technique, etc. Cela renforce également la ligne nationaliste de notre gouvernement sur le plan énergétique. Il y a une convergence avec certaines politiques de Cuba et du Venezuela. Cet axe va avoir quasiment le même statut, en terme de pertinence, que l’axe Buenos Aires, Brasilia, Montevideo, Asuncion et la Bolivie. Dans la région, notre insertion doit se baser sur l’énergie, tandis que notre coopération avec les Caraïbes a plus àvoir avec une coopération sociale. Ces deux axes sont une équation pour l’unité de l’Amérique latine. Il n’y a pas de suprématie d’un des deux axes sur l’autre. Ce sont des axes complémentaires, qui nous permettent de maintenir un équilibre dans la région et d’être moins vulnérables àl’instabilité extérieure. C’est un équilibre vertueux où, pour la première fois de son histoire, la Bolivie possède un poids incroyablement important pour exercer un leadership indigène. Nous allons exporter notre leadership spécifique dans la région.

Va-t-on développer une « diplomatie de la coca  », en faveur de sa dépénalisation ?

Oui, nous allons insister en Europe, en Asie et ailleurs, sur cette politique que le président a appelé « narcotrafic zéro, mais pas cocalero zéro  » . Ce que Evo Morales veut dire, c’est qu’il faut revaloriser la coca àtravers ses multiples usages possibles, non seulement commerciaux mais également et surtout médicinaux pour la santé de l’humanité. Il faut donner une connotation humanitaire àla feuille de coca. Cela nous oblige àaméliorer notre capacité àindustrialiser la coca. Nous devons étendre nos marchés de consommation légale de la coca, en premier lieu avec nos voisins. Du fait de la criminalisation de la feuille de coca ces dernières années, nous ne pouvons donner de la visibilité àce que l’on pourrait appeler les autres frontières de la feuille de coca. On nous a diabolisés avec cette question, jusqu’àfaire douter notre peuple de nos propres croyances sur cette feuille, et de son importance dans notre culture.

En dépit de l’importance de votre poste, vous restez une personnalité mal connue, même en Bolivie. Pourriez-vous vous présenter ànos lecteurs en quelques mots ?

J’ai une trajectoire personnelle assez étrange. Quand j’étais petit, je voulais être curé, et finalement, j’ai atterri àl’armée. Une fois àl’armée, j’ai voulu devenir avocat pour défendre les plus pauvres qui étaient maltraités en son sein, et c’est de cette façon que je suis devenu sociologue. En étant sociologue, j’ai voulu travailler sur la sociologie de la violence, et j’ai fini par m’engager en politique. Maintenant que je suis un homme politique, je me demande comment se terminera mon engagement de soldat au service du peuple.

Propos recueillis par Hervé Do Alto.

Source : Rouge (http://www.lcr-rouge.org), n°2145, 9 février 2006.

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