Le schéma d’intégration de la Communauté andine des nations (CAN) s’inscrit actuellement dans le modèle d’accumulation néolibéral qui s’est renforcé dans les pays membres [1] à partir du début des années 90. La réduction significative du rôle régulateur de l’État et de ses marges d’action pour définir les politiques économiques a facilité l’expansion de l’activité d’exportation de manière fortement concentrée. Un cercle très réduit de grandes entreprises accumule des parts de marché grandissantes, tandis que les petites et moyennes entreprises ont une faible incidence sur le marché interrégional et international, malgré le fait qu’elles créent plus de 70% de l’emploi dans la région andine.
Dans ce contexte, la stratégie nord-américaine de mettre en place une Zone de libre-échange des Amériques (ALCA, sigles en espagnol) [2], à travers la signature de traités de libre-échange (TLC, sigles en espagnol), consolide ce modèle de développement et rend difficile les initiatives régionales d’intégration du fait, entre autres, de la perte des préférences commerciales (et d’autre type) que s’accordent entre eux les pays - puisque ces préférences sont étendues aux pays industrialisés avec qui sont signés les TLC. Malgré ces considérations, les gouvernements des pays andins soutiennent que les TLC avec les Etats-Unis contribueront à renforcer l’intégration sous-régionale.
Avec le TLC, le modèle andin d’intégration court non seulement le risque de se scinder : le Venezuela ne le signera pas et la complexe situation politique et sociale de la Bolivie pourrait empêcher son admission. La CAN court aussi le risque de se transformer en une coquille vide, sans orientation ou dynamisme propre, noyée dans une mondialisation dominée par les pays industrialisés, spécialement les Etats-Unis dans la région. Le Secrétaire général de la CAN, sur exigence des États-Unis, ne participe pas aux négociations. Quand le traité sera signé, il en sera informé mais ne pourra pas émettre d’objections.
Les TLC représentent aussi une entrave au projet de construction d’un espace politique et économique d’intégration en Amérique du Sud suite à la création de la Communauté sud-américaine des nations (CSN) en décembre 2004 [3]. Ils affaiblissent aussi les décisions communes qu’adoptent les pays sous-développés dans les forums internationaux comme l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ou l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI). Ils affectent aussi les flux interrégionaux, de marchandises avec de probables déviations de l’échange vers les Etats-Unis. Les pays qui n’auront pas souscrit à ces traités enregistreront probablement des pertes sèches. Cela se produirait aussi au niveau sous-régional andin, le Venezuela étant en dehors des négociations et la Bolivie, pour le moment, y participant en qualité d’observateur.
Seuls quatre des cinq pays membres de la Communauté andine, les bénéficiaires de l’Accord commercial préférentiel et d’éradication de la drogue (Andean Trade Preferential Drug Eradication Act - ATPDEA) [4], participent aux négociations. Le Venezuela n’est pas partie prenante de la Loi de préférences commerciales pour la région andine (Andean Trade Preferential Act - ATPA) [5], prédécesseur de l’ATPDEA, dont il ne fait actuellement pas non plus partie. Même si la Bolivie est un pays bénéficiaire de l’ATPDEA, elle ne participe pas non plus comme membre à part entière aux négociations. Elle ne le fait qu’en qualité d’observateur.
Les exportations andines vers les Etats-Unis sont constituées essentiellement de matières premières. Leur admission sur le marché nord-américain bénéficie de tarifs douaniers très réduits. La plus grande partie des exportations entrent sur ce marché avec des tarifs douaniers bas, que ce soit dans le cadre de la Clause de la nation la plus favorisée [6] ou du Système global de préférences commerciales [7]. La motivation principale des pays andins de souscrire à un TLC est de maintenir l’admission libre de tarifs douaniers pour des produits d’exportation, comme le textile et les produits agricoles, dans le cadre de l’ATPDEA. Ce programme arrive à échéance en décembre 2006.
Le chemin des négociations entamé par les pays andins en mai 2004 s’est révélé plus long et épineux que prévu. Les gouvernements les ont commencées sans avoir connaissance de l’impact qu’auraient, entre autres, la libéralisation des secteurs agricoles traditionnels et le renforcement des droits de propriété intellectuelle dans l’accès à la santé et à la connaissance.
Les critiques sont grandissantes dans les pays andins, ce qui donne à penser que le gouvernement états-unien devrait reconsidérer la rigidité de ses propositions et sa stratégie de laisser les thèmes sensibles pour la fin, de la même manière qu’il l’a fait avec le Mexique, le Chili et l’Amérique centrale [8]. La suspension des négociations du TLC avec le Panama, fruit du rejet par son gouvernement d’accepter la proposition agricole états-unienne durant ce que l’on pensait être le dernier round de négociation en janvier 2005 à Washington, nous montre bien l’épuisement de sa stratégie.
La situation décrite met en évidence que ce ne seront pas précisément les thèmes commerciaux qui impulseront et renforceront les organismes sous-régionaux d’intégration. Pour cela, il est fondamental que les gouvernements de la Communauté andine, et plus largement, de la Communauté sud-américaine des nations, attribuent de plus importantes compétences politiques à ces instances régionales pour qu’elles aient plus de poids en cas de situations d’instabilité politique et sociale comme celles apparues en Equateur et en Bolivie. On évite aussi de cette manière de laisser un rôle d’arbitre uniquement à l’Organisation des Etats américains (OEA), organisme sous l’influence des Etats-Unis qui y imposent leurs conditions.
La négociation des ressources naturelles
Le fait que les exportations de ressources naturelles entrent dans les marchés des pays industrialisés avec des tarifs douaniers très réduits et, dans de nombreux cas, exempts de ceux-ci, donne à penser que leur gestion ne représente pas un sujet de négociation au sein des TLC. C’est en fait tout le contraire. Cela est très lié à la durabilité de leur développement, puisque les TLC reproduisent le modèle productif exportateur primaire, caractéristique de la majorité des économies latino-américaines.
En dehors du cas de l’accord de libre-échange du Mexique avec les Etats-Unis et le Canada - qui comprend un chapitre sur l’énergie établissant un traitement spécial pour le pétrole, le gaz, l’électricité et la pétrochimie de base - il n’existe pas de table de négociation dédiée exclusivement aux ressources naturelles. Cependant, les chapitres concernant les investissements étrangers, les services, la propriété intellectuelle ainsi que l’environnement sont en lien étroit avec leur gestion.
Il est important d’avoir à l’esprit que depuis la fin de la guerre froide, les pays industrialisés ont donné une plus grande importance stratégique à l’approvisionnement en ressources naturelles, par rapport à celle qu’ils lui ont toujours accordée. Dans le document Santa Fe IV de la fin de l’année 2000 -qui oriente la politique états-unienne dans la région- il est mentionné qu’un des éléments géostratégiques fondamentaux pour la sécurité nationale des Etats-Unis réside dans la disponibilité des ressources naturelles de l’hémisphère afin de satisfaire leur demande. Garantir la liberté des flux commerciaux et des investissements dans les activités économiques liées à ces ressources, les routes d’accès menant aux gisements de brut et aux minéraux, tout comme la provision du potentiel génétique présent dans l’énorme biodiversité existante dans l’hémisphère Sud, spécialement en Amérique latine, constituent des objectifs centraux dans les stratégies de sécurité nationale des pays industrialisés.
Les TLC représentent un moyen uniforme qui facilite le commerce et, dans le domaine des ressources naturelles, cherchent à éviter tout type de restrictions à leur accès et à faciliter la participation des entreprises transnationales dans toutes les phases du processus productif, indépendamment de leur statut d’entreprises nationales ou étrangères. C’est pourquoi les TLC cherchent à ce que les pays accordent un traitement national aux fournisseurs nord-américaines dans les achats que réalisent les entreprises publiques, les sociétés pétrolières en particulier, dont disposent encore quelques pays latino-américains. Ils cherchent de cette manière, par le biais d’un traité international, à ce que l’on continue d’exempter les investissements d’obligation de résultats. Cela signifie que les gouvernements ne pourront pas exiger le respect de certaines règles, telles qu’atteindre un certain niveau de développement national, octroyer une préférence à des biens et des services produits localement, comparer le volume ou la valeur des importations avec le volume ou la valeur des exportations, ou le montant des entrées en devises avec l’investissement réalisé, limiter ou conditionner l’importation de facteurs de production, exiger des transferts de technologie, entre autres.
De plus, les TLC cherchent à étayer tout type de garanties aux investissements, comme c’est le cas du mécanisme de résolution de différends, qui permet aux entreprises de poursuivre les États nationaux par l’intermédiaire d’arbitrages internationaux. Cela implique une restriction de la participation de l’État dans la définition de politiques sectorielles, à un moment où les activités des entreprises transnationales liées à l’industrie extractive sont de plus en plus contestées.
Un autre domaine important à aborder par rapport à la sécurité stratégique que représente le contrôle des ressources naturelles, est celui de la biodiversité. On reconnaît de plus en plus au niveau international que les connaissances traditionnelles et les ressources génétiques sont en train d’être utilisées pour la création d’inventions qui sont ensuite brevetées à l’étranger et sur lesquelles les titulaires des brevets bénéficient de droits exclusifs. Dans ce processus, ni les États détenteurs de ces ressources ni les populations indigènes ne reçoivent de compensations, et doivent par contre faire face au coà »t que représente l’obtention du produit créé (en payant des brevets) à partir desdites connaissances et ressources.
Il n’existe aucun instrument international qui délimite et régule ce domaine, raison pour laquelle l’appropriation indue des ressources génétiques et de connaissances traditionnelles ne s’est pas réduite. Par conséquent, les TLC se trouvent être un mécanisme fonctionnel au service des multinationales liées aux activités mentionnées ci-dessus. On omet dans ces TLC des références aux droits d’accès aux ressources génétiques, à la biodiversité du territoire et aux connaissances traditionnelles. On n’invoque pas de principe tel que celui du partage des bénéfices (profit-sharing) entre les communautés locales et les investisseurs étrangers dans l’usage des ressources biologiques que ces communautés ont utilisées et améliorées depuis des temps ancestraux.
Et cela, malgré le fait que ces principes soient reconnus par la Convention sur la diversité biologique (CDB) [9] en vigueur depuis 1994, qui établit « la participation juste et équitable des bénéfices provenant de l’utilisation des ressources génétiques  » et réaffirme le droit souverain des pays sur lesdites ressources. Les Etats-Unis n’ont pas ratifié le CDB et dans les TLC on ne demande pas l’adhésion à cet accord international, dont plus de 180 pays font partie, et notamment tous les pays latino-américains qui ont déjà souscrit, ou qui sont en train de négocier un TLC.
Les trois pays andins qui négocient actuellement le TLC avec les Etats-Unis, en leur double condition de souscripteurs de la CBD et de membres du Groupe des pays méga-divers [10], exigent qu’une réglementation soit établie dans le traité dans laquelle soient explicités clairement les termes de l’accès aux ressources génétiques et aux connaissances traditionnelles de la population, dans lesquels la contre-prestation économique ou de coopération pour leur conservation et leur développement doivent être les principes directeurs.
[1] [NDLR] La Communauté andine de nations comprend la Colombie, la Bolivie, l’Equateur, le Pérou et le Venezuela.
[2] [NDLR] à rea de Libre Comercio de las Américas - ALCA ; Free Trade Area of the Americas - FTAA ; Zone de libre-échange des Amériques - ZLEA.
[3] [NDLR] Lire Eduardo Gudynas, Les difficiles chemins de la « Communauté sud-américaine des nations  », RISAL, 10 avril 2005 ; Raúl Zibechi, Amérique du Sud : l’intégration régionale à la croisée des chemins, RISAL, 19 octobre 2005.
[4] [NDLR] L’Andean Trade Preferential Act (ATPA) a été signé en 1990, instituant des tarifs douaniers préférentiels pour les produits andins en échange d’une coopération dans la lutte contre la drogue - même si cet aspect est vite passé au second plan. En 2002, l’accord a été renouvelé pour une durée de 4 ans, sous le nom d’Andean Trade Preferential Drug Eradication Act (ATPDEA). Il affirme de manière plus forte la composante sécuritaire et militaire, toujours en échange de dispositions commerciales préférentielles.
[5] Loi de préférences Andines (Andean Trade Preference Act), en vigueur entre 1991 et 2001 à travers laquelle un nombre important de produits d’exportation de Bolivie, de Colombie, d’Equateur et du Pérou pouvait entrer libre de tarifs douaniers. Les pays bénéficiaires étaient sujets à une révision annuelle évaluée sur le respect de critères politiques et économiques établis pour être bénéficiaire du programme.
[6] [NDLR] La clause de la nation la plus favorisée (NPF) prévoit que lorsqu’un Etat concède à un autre Etat des avantages commerciaux spéciaux, il doit également les concéder à tous les autres Etats parties à un traité.
[7] [NDLR] L’Accord relatif au Système global de préférences commerciales entre pays en développement (SGPC) a été institué en 1988 en tant qu’instrument pour l’échange de préférences commerciales entre pays en développement, en vue de promouvoir le commerce entre ces pays.(...) L’Accord a été conçu comme un instrument dynamique de coopération économique, procédant par étapes successives de négociation. (...) Source : http://www.unctad.org/.
[8] [NDLR] Pays et région avec lesquels les Etats-Unis ont déjà conclu un traité de libre-échange.
Consultez le dossier « l’Amérique centrale sous la coupe du libre-échange  » sur RISAL.
Consultez le dossier « ALENA  » sur RISAL.
[9] [NDLR] La Convention sur la diversité biologique est une des deux conventions signée au Sommet de la Terre, à Rio de Janeiro (Brésil) en 1992 ; l’autre convention étant la Convention sur les Changements Climatiques.
Voir : http://www.biodiv.org.
[10] [NDLR] Groupe de pays riches en biodiversité créé à Cancun en 2002.
Source : IRC Programa de las Americas (http://www.ircamericas.org/), 16 novembre 2005
Traduction : Benoît Audenaerde, pour RISAL (http://www.risal.collectifs.net/).