Juan Evo Morales, président élu de Bolivie, s’est entretenu le 9 janvier dernier, à Pékin, avec le chef de l’État chinois, Hu Jintao. Il ne portait pas de cravate ni de costume. La « Chine  », a dit le Bolivien, est un « allié politique et idéologique  » de son pays. Quelques jours auparavant, il avait commenté à des dirigeants du Parti Communiste du dragon asiatique, que, durant sa jeunesse, il avait lu Mao Tse-Tung et qu’il en avait retiré une « vision prolétaire et populaire  » des transformations sociales.
La confession peut donner l’image d’un Evo maoïste orthodoxe. Rien de plus éloigné de la réalité. Les influences dans son éducation politique sont variées et différentes. Sa proximité avec Fidel Castro et Hugo Chávez est loin d’être anecdotique. Il a un grand respect pour Rigoberta Menchú [1] et sa lutte, pour le Comité national des veuves du Guatemala, pour l’oeuvre de Fausto Reinaga [2] et pour Marcelo Quiroga Santa Cruz [3]. Il a publiquement déclaré son admiration pour le sous-commandant Marcos [4].
Mais, au-delà des livres, des doctrines ou des personnalités, l’éducation d’Evo provient de la vie elle-même, de sa participation à la lutte quotidienne. « Il n’y a pas de temps pour la formation académique  », a-t-il dit, « et je n’en éprouve pas le besoin. La meilleure école et la meilleure université, c’est la vie elle-même, l’expérience elle-même : la souffrance, la faim, la misère, les marches, les luttes sociales. Je n’ai pas besoin d’une formation, encore moins d’un bout de papier, ou que sais-je encore  ».
Le dirigeant cocalero [5] est né le 26 octobre 1959 à Isallavi, ayllu Sullka [6], dans la province de Carangas à Oruro, au sein d’une famille indigène de sept frères et sÅ“urs, producteurs de pommes de terre et éleveurs de lamas. Il a grandi sans chaussure, entouré d’alpacas [7]. Ces animaux sont devenus ses compagnons de survie, de la faim, de la misère. Ils sont le symbole de sa vie dans l’Altiplano [8].
Étudiant remarquable, la pénurie est devenue son meilleur collège. « La pauvreté, rappelle-t-il, est symbole de connaissances. La pauvreté, surtout pour les aymaras et quechuas [9] soumis, est la meilleure école de la vie  ». Comme tant d’autres enfants de son âge, il a travaillé la terre, jusqu’à ce que le gel vienne détruire la récolte familiale.
Tout comme des milliers de petits agriculteurs, Evo Morales émigra, dans les années 80, vers des terres tropicales à la recherche d’une nouvelle illusion : la culture de la coca dans le Chapare [10] dans le centre du pays. « Un après-midi, raconte-t-il, nous finissions la semence des pommes de terre avec de nombreux autres ouvriers, vint ensuite un vent durant la nuit, suivi du gel. Le jour suivant, les champs de pommes de terre étaient brà »lés, noirs, laissant échapper une horrible odeur. Ma mère a pleuré toute la journée, mon père était avec mes oncles et c’est là qu’ils ont décidé : "Ici, nous n’allons jamais progresser, nous n’allons jamais devenir des paysans prospères, il faut aller chercher de la terre dans l’est bolivien"  ».
Evo a étudié et travaillé simultanément comme briquetier et boulanger. Il n’est pas parvenu, toutefois, à terminer le secondaire, moins encore à réaliser son rêve d’être journaliste. Après le service militaire, il gagna sa vie en jouant de la trompette dans un groupe de musique. Plus tard il devint ramasseur de feuilles coca et, à partir de la fin des années 70, organisateur syndical.
La coca, dont les feuilles sont récoltées quatre fois par an, est un arbuste originaire d’Amérique du Sud. Ses feuilles sont utilisées depuis des centaines d’années par les aymaras et les quechuas à des fins cérémonielles, récréatives et alimentaires. Sa consommation unit la communauté, c’est un élément de son identité. Elle possède de grandes qualités nutritives et médicinales, au point qu’elle a été qualifiée de « supertonique du règne végétal  ». Sa production dans les cultures indigènes traditionnelles est donc étrangère au trafic de drogues. La coca n’est pas synonyme de cocaïne.
Pour Evo Morales, la feuille de coca s’est transformée en symbole des luttes syndicales et du pouvoir politique. La lutte de résistance aux campagnes pour son éradication et sa pénalisation, l’a confronté à la répression et à l’ingérence états-unienne dans sa patrie. Un de ses compagnons, accusé d’être trafiquant de drogue, a été tué par le gouvernement. En 1997, un hélicoptère de la DEA Drug Enforcement Administration (DEA) a mitraillé un groupe de petits producteurs, tuant cinq d’entre eux. En 2000, ils ont essayé de le tuer, mais la balle qu’ils ont tirée l’a juste effleuré.
Organisateur syndical, Evo a été nommé en 1983 Secrétaire des sports du Syndicat des colonisateurs du Chapare, et postérieurement président des Six fédérations du tropique de Cochabamba. Il a aussi fondé un parti politique, le Mouvement vers le socialisme (MAS), des sigles provenant d’un groupe de la Phalange socialiste bolivienne de droite, utilisés par le mouvement cocalero à des fins électorales.
Le MAS est loin d’être un parti d’avant-garde avec un programme politique défini. Au contraire, il s’agit d’un outil politique que différents mouvements sociaux ont forgé pour mettre en avant leurs plus profondes revendications. D’une force qui cherche à influencer la transformation « décolonisatrice  » (selon les termes du prochain vice-président Alvaro GarcÃa) [11] d’un État raciste et excluant dans un pays comptant une population majoritairement indigène. Le nom avec lequel il a été baptisé à l’origine en 1995, lors du congrès national des confédérations paysannes du pays, Instrument pour la souveraineté des peuples (IPSP), rend compte de cette conception initiale.
Elu comme parlementaire en 1998, il fit don de 80 pour cent de son salaire à ses compagnons malades ou dans le besoin. En janvier 2002, Evo fut expulsé du Parlement pour avoir été à la tête de protestations contre l’éradication de la culture de la coca. Toutefois, cette même année, il fut réélu au Parlement avec davantage de force encore, lorsque le MAS a remporté le cinquième du Congrès.
Le triomphe présidentiel d’Evo Morales se produit après une lutte sociale longue et intense qui a transformé la corrélation des forces en Bolivie et a forgé une multitude de nouveaux acteurs politiques. Les mouvements contre la privatisation de l’eau [12], la guerre du gaz [13] et l’exigence de nationaliser les hydrocarbures [14], la convocation à une assemblée constituante et la démission forcée de deux présidents [15], ont changé la carte politique de la société bolivienne et ont créé les conditions pour la victoire de Morales et de son parti. Son succès n’est pas le fruit de la « normalité démocratique  » mais d’un état général de rébellion de vastes secteurs de la population. Le résultat n’a pas été le fruit de l’action parlementaire d’une société hautement organisée mais de l’émergence d’une coalition populaire dans un environnement de désintégration sociale.
L’arrivée au gouvernement d’Evo Morales a été accompagnée d’un intense débat au sein de la gauche latino-américaine sur la marge d’action de la nouvelle administration, la relation qu’elle construira avec les mouvements sociaux et la manière avec laquelle elle fera face aux grands problèmes nationaux. La légalisation de la coca, la nationalisation des hydrocarbures, la convocation d’une assemblée constituante, la relation avec les Etats-Unis et avec le Mercosur [16] sont de très grands défis. Il y a ceux qui voient en Evo un nouveau Lula et il y a ceux qui sont sà »rs qu’il sera un nouveau Chávez. Les paris sont ouverts, mais il est indéniable qu’un certain vent d’optimisme souffle dans les cercles progressistes.
1992 : lorsque le leader cocalero était jeune En 1992, interviewé par Jaime Vélez pour le numéro 3-4 d'Ojarasca, Evo Morales, alors vigoureux leader cocalero, exposa alors quelques idées qui, avec les années, sont devenues de plus en plus pertinentes. Il y a urgence de les concrétiser maintenant qu'il est le président bolivien. Le miroir de l'histoire donnera ou non poids à ses mots. « Les tentatives pour éradiquer les plantations de coca sont une provocation parce que les peuples indigènes ne sont pas prêts à tolérer la militarisation interne et internationale de leurs territoires. Tout comme les militaires ont tiré sur des paysans, les paysans ont réussi à freiner des attaques gouvernementales. Toute agression, toute provocation, ne conduit qu'à des faits sanglants... Dans la lutte contre le trafic de drogue, on doit considérer les aspects économiques, politiques et sociaux. On doit éliminer les mesures répressives, policières et militaires, qui au passage impliquent la présence militaire états-unienne dans nos propres communautés... « Nous aimerions que de manière conjointe,
les pays andins éliminent les mesures répressives contre les producteurs de coca.
Ceci est le problème de fond qui requiert une lutte constante. De même en ce qui
concerne la récupération et le contrôle de nos territoires. Parce qu'une chose
est la terre et l'autre le territoire. Maintenant que nous luttons pour les territoires,
nous proposons l'usufruit des ressources du sous-sol, du sol et de l'atmosphère.
C'est ainsi que nous concevons le territoire des nations originaires. Pour cela,
il nous faut le pouvoir communal, syndical et ethnique. Par notre mobilisation,
nous avons fait reculer le gouvernement. Parce que, en tout cas en Bolivie, les
lois et les décrets signés n'ont jamais été respectés. Que se passe-t-il ? Il
ne sert déjà plus à rien de se concerter avec le gouvernement et de tout remettre
à un futur incertain. Maintenant, nous nous orientons vers la création de mécanismes
de pouvoir qui nous permettront de reconquérir, en tant que fils de nos ancêtres,
le pouvoir et le territoire indigène. Nous voulons implanter un système de gouvernement
au service des communautés paysannes de l'est et de l'ouest, avec des systèmes
adaptés aux conjonctures économiques, politiques et sociales que nous vivons.
» |
[1] [NDLR] Leader indigène guatémaltèque, connue pour son combat pour le respect des droits humains, elle a reçu le prix Nobel de la paix en 1992.
[2] [NDLR] Fausto Reinaga est une des principales références intellectuelles du Mouvement bolivien indien Tupac katari, organisation clé dans le développement des mouvements indigènes depuis les années 70.
[3] [NDLR] Homme politique et écrivain bolivien, Marcelo Quiroga Santa Cruz (1931-1980) a joué un rôle important dans la nationalisation des biens de la Gulf Oil en tant que ministre de l’Energie et des Hydrocarbures, dans le gouvernement de Ovando (1969-1970). Il a été assassiné en 1980 par des paramilitaires durant la dictature de Luis Garcia Mesa (1980-1981).
[4] [NDLR] Leader et porte-parole de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN), dans l’Etat du Chiapas, au Mexique.
[5] [NDLR] Cocalero, producteur de coca.
[6] [NDLR] Ayllu : collectivité agraire basée sur des liens de parenté, de voisinage, mais aussi sur un système de travail coopératif et de propriété collective.
[7] [NDLR] Alpacas : mammifère de la famille des lamas.
[8] [NDLR] Altiplano : Hauts plateaux de la cordillère des Andes.
[9] [NDLR] Plus de 60% de la population bolivienne est indigène, des ethnies quechua, aymara et guarani.
[10] [NDLR] Vaste plaine subtropicale du département de Cochabamba.
[11] [NDLR] Lire Pablo Stefanoni, Interview d’Alvaro Garcia Linera : « Le MAS est de centre-gauche  », RISAL, 19 décembre 2005.
[12] [NDLR] Lire Iñigo Herraiz, Bolivie : quand l’eau est privatisée, RISAL, avril 2005 ; Marie Mazalto, Le contrat entre la compagnie française Suez Lyonnaise des Eaux et la Bolivie déborde, RISAL, mars 2005 ; Eric Toussaint, Sous la pression populaire, le président bolivien met fin à la présence de Suez en Bolivie, RISAL, février 2005 ; Jim Shultz, Bolivie : la seconde guerre de l’eau, RISAL, décembre 2004.
[13] [NDLR] Consultez le dossier « guerre du gaz » sur RISAL.
[14] [NDLR] Lire Alvaro Garcia Linera, La seconde bataille pour la nationalisation du gaz, RISAL, 23 septembre 2005.
[15] [NDLR] Gonzalo Sanchez de Lozada en octobre 2003 et Carlos Mesa en juin 2005.
[16] [NDLR] Le Marché commun du Cône Sud, ou Mercosur, a été créé en 1991. Il rassemble à l’origine le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay et le Paraguay. Le Venezuela en est devenu membre à part entière en décembre 2005. Plusieurs pays ont le statut de "pays associé" : la Bolivie et le Chili, depuis 1996 ; le Pérou, depuis 2003 ; la Colombie et l’Equateur, depuis 2004.
Source : La Jornada (http://www.jornada.unam.mx/), supplément mensuel Ojarasca, n°15, Mexique, janvier 2006.
Traduction : Diane Quittelier, pour RISAL (http://www.risal.collectifs.net/).