En 1994, quand, au cours de la deuxième des trois campagnes présidentielles infructueuses auxquelles il a participé, Luiz Inácio Lula da Silva est allé voir la rivière São Francisco, Roberto Malvezzi est parvenu, pendant une pause, à se glisser près de lui. Mieux connu sous le pseudonyme de « Gogo  », Malvezzi travaillait, comme aujourd’hui, au sein des commissions de l’Eglise catholique pour la pêche et la terre. En ce temps- là , les militants progressistes comme Gogo pouvaient encore approcher Lula.
Gogo demanda au candidat à la présidence ce qu’il pensait du plan de détourner la rivière São Francisco vers certaines régions semi-arides du Nordeste brésilien, projet que caressait son rival Fernando Henrique Cardoso [1]. Gogo lui exposa les incidences sociales et environnementales négatives qu’aurait ce projet technique coà »teux. Interrogé aussi à ce sujet par la presse, Lula promit que, s’il était élu, il mettrait sur pied une commission de haut niveau chargée d’étudier les diverses possibilités de rechange.
Avec l’aide de la nature, les militants réussirent à empêcher la réalisation du projet de Cardoso durant les deux fois quatre ans que celui-ci resta au pouvoir. En 2001, une grave sécheresse réduisit le débit de la rivière São Francisco, ce qui fit chuter la production d’hydroélectricité alors que le pays se heurtait déjà à de sérieux problèmes d’approvisionnement à l’échelle nationale. Les fonctionnaires du gouvernement fédéral arrivèrent à la conclusion que le débit n’était pas suffisant pour que la rivière São Francisco puisse à la fois produire de l’hydroélectricité et être détournée vers d’autres régions du Nordeste.
Lorsque Lula réussit à se faire élire en novembre 2002 grâce à des promesses sur le développement durable, les militants acceptèrent d’arrêter leurs actions défensives et d’élaborer un plan dynamique de « revitalisation  » du cours d’eau mal en point.
Quelle ne fut pas leur surprise quand Lula fit volte-face et essaya de leur faire avaler la même pilule que Cardoso. D’autant plus que la proposition de Lula était beaucoup plus ambitieuse et, avec un budget de 5 millions de dollars, coà »tait cinq fois plus cher. « Par nos actions, nous avons réussi à bloquer la première version du projet de Fernando Henrique  », a déclaré Nadja Maria Guedes Farfán, directrice de projet pour l’Association des gardiens de l’environnement de la vallée de São Francisco (AGUAVALE) qui se trouve à Petrolina, une ville située sur les berges de la rivière São Francisco. « Aujourd’hui, ils nous présentent de nouvelles études dans lesquelles les incidences négatives du projet ont été minimisées.  »
Gagner de l’argent grâce à « l’industrie de la sécheresse  »
La rivière São Francisco arrose une région riche sur le plan culturel, mais appauvrie sur le plan économique, qu’on appelle le sertão. Les hauts plateaux du sertão bloquent la circulation de l’air, si bien que la température reste élevée toute l’année. La quantité de précipitations que reçoit la région est suffisante (de 300 à 800 mm par an), sauf pendant les périodes de sécheresse. Toutefois, le sol est imperméable et la plus grande partie des eaux de pluie s’évapore rapidement sous l’effet de la chaleur ou s’écoule par ruissellement. Dans de telles conditions, la vie des fermiers de la région est extrêmement difficile, comme l’ont montré Graciliano Ramos dans son roman intitulé Sécheresse et le réalisateur Nelson Pereira dos Santos qui a porté le livre à l’écran.
Les politiciens comme Cardoso et maintenant Lula exploitent depuis des décennies les souffrances des petits propriétaires terriens comme ceux que dépeint le roman de Ramos, pour convaincre les contribuables de l’importance d’allouer de l’argent au Nordeste. « Ils instrumentalisent la sécheresse pour attirer des fonds publics qui sont utilisés pour servir des intérêts privés  », a déclaré Gogo. Dans les années 1990, la presse découvrit qu’un membre influent du Congrès était propriétaire, dans le sertão, de six puits dont il extrayait 100 000 litres d’eau par jour. Ce genre d’activité, que l’on appelle l’ « industrie de la sécheresse  », fait partie intégrante de la politique brésilienne.
Cardoso et Lula ne sont pas les premiers hommes politiques brésiliens à avoir tenté de détourner l’eau de la rivière São Francisco vers d’autres régions du sertão. Au XIXe siècle déjà , l’empereur Dom Pedro avait caressé le projet, qui depuis a été régulièrement remis sur le tapis.
Un très faible pourcentage des 17 millions de personnes à qui l’eau fait défaut dans le Nordeste, profitera des deux très gros canaux qui seront construits, car ceux-ci les contourneront ou ne les atteindront tout simplement jamais. Les principaux bénéficiaires du projet seront les latifundistes qui cultivent des fruits tropicaux et du coton pour l’exportation.
Détourner l’eau des pauvres
Même en supposant que l’eau soit destinée aux pauvres, une question fondamentale reste sans réponse : « Comment une personne anémique [la rivière São Francisco] pourrait-elle donner du sang à des malades [les autres bassins hydrographiques] ?  », a demandé l’évêque Luiz Flávio Cápio dans un article faisant partie d’un dossier consacré au détournement du fleuve, paru dans le quotidien A Tarde de Salvador (Bahia). Dernièrement, Mgr Cápio a fait une grève de la faim de onze jours pour attirer l’attention sur les incidences négatives du plan de détournement. Il a mis fin à sa grève le 6 octobre après que Jaques Wagner, ministre des Relations institutionnelles, s’est engagé par écrit à élargir le débat sur le projet. Cependant, dans les déclarations qu’il a faites et qui ont été publiées dans la presse brésilienne, le ministre Wagner soulignait que l’entente signée ne signifiait pas pour autant que le gouvernement Lula renonçait au projet.
Cela fait bien longtemps que la rivière São Francisco souffre à cause de la construction de grands barrages, de la déforestation de ses berges et de celle de la région où elle prend sa source, à cause également des ponctions destinées à l’irrigation et de la pollution. Parmi les 504 municipalités implantées sur les rives de cette rivière longue de 2 700 km, seules 78 d’entre elles possèdent des installations adéquates de traitement des eaux usées. Chaque année, 18 tonnes de terre sont déversées dans le lit de la rivière en raison de l’érosion. En fait, celle-ci n’a même plus la force de se jeter dans la mer : on a découvert certains spécimens de « robalo  » (bar commun), un poisson d’eau de mer, qui étaient retenus prisonniers 50 km en amont de l’embouchure.
Le poisson dulçaquicole, autrefois abondant, est en voie de disparition. Les barrages ont interrompu les cycles de frai, les mares et les étangs, importants dans la reconstitution des populations de poissons, qui jadis se voyaient souvent pendant la saison des crues, ont disparu. Pendant une expédition officielle menée en 1880, l’ingénieur Teodoro Sampaio écrivit : « La rivière São Francisco est une gigantesque frayère où le poisson ne manque jamais.  » Quel contraste entre cette déclaration et la prédiction, 125 ans plus tard, de Pedro de Souza, président des pêcheurs de Juazeiro, une ville située sur le bord de la rivière : « Les populations de poissons vont pratiquement être réduites à zéro.  »
Les militants espèrent qu’ils réussiront à déjouer les plans de Lula sans qu’une crise, comme la sécheresse de 2001, ne se produise. A Petrolina, un médiateur indépendant a intenté un procès pour contester le rapport sur les conséquences environnementales du projet et le processus de consultation publique. Les militants comme Gogo et Nadja veulent que cela se sache au sein de la population.
Dans les grandes villes, comme à Salvador, les groupes de défense de l’environnement, tels que le Groupe environnementaliste de Bahia (GAMBA - www.gamba.org.br/), sont membres des comités officiels chargés des bassins hydrographiques et de divers autres réseaux pour résister. « La rivière São Francisco est au centre des préoccupations de tout le monde. Elle est devenue un symbole à l’échelle nationale  », a déclaré Renato Cunha, le directeur du GAMBA.
[1] [NDLR] Fernando Henrique Cardoso, président du Brésil de 1995 à 2003.
Lire Emir Sader, Huit années qui ont laminé le Brésil, RISAL, octobre 2002 ; Gilberto Ferreira da Costa, François Polet, Bilan de Cardoso et défis de Lula, RISAL, 29 octobre 2002.
Source : IRC Programa de las Americas (www.ircamericas.org/), octobre 2005.
Traduction : Arnaud Bréart, pour RISAL (www.risal.collectifs.net).