L’Uruguay, l’un des petits pays membres du Mercosur a menacé de négocier un accord commercial avec les Etats-Unis au motif qu’il n’a pas reçu la même quantité de bénéfices du bloc régional que les géants que sont le Brésil et l’Argentine.
L’euphorie du sommet de Mar del Plata du début novembre, où le Marché commun du Sud (Mercosur) avait réussi à faire une démonstration d’unité en rejetant les pressions pour la reprise des négociations pour la Zone de libre-échange des Amériques (ALCA, sigles en espagnol) [1] était à peine dissipée que deux mois plus tard, le bloc commercial a recommencé à donner des signes de crise interne. Le projet d’union douanière [le Mercosur], qui en décembre avait donné son feu vert pour le début du processus d’adhésion du Venezuela au Mercosur, est un sujet de disputes entre ses quatre membres actuels (Argentine, Brésil, Paraguay et Uruguay) depuis le début de cette année.
Le symptôme le plus clair est apparu au début du mois de janvier et ironiquement, dans un sens contraire à ce qui avait été convenu dans la station balnéaire argentine (Mar del Plata). Le ministre uruguayen de l’Economie, Danilo Astori, a affirmé que son pays avait l’intention d’entreprendre prochainement des négociations pour conclure avant la fin de l’année 2006, un traité de libre-échange avec les Etats-Unis. Une telle intention entre pleinement en contradiction avec l’essence même du Mercosur, dont les statuts affirment que les pays qui ont choisi d’en faire partie comme membres à part entière doivent négocier des accords commerciaux en tant que bloc.
Des autorités du pays ont par la suite démenti les déclarations d’Astori alors que d’autres les réitéraient dans un panorama confus. L’un des ministres les plus importants du gouvernement du président Tabaré Vázquez, le titulaire du portefeuille de l’Elevage et ancien guérillero tupamaro [2], José Pepe Mujica, a synthétisé le sentiment de frustration qui règne dans le pays en affirmant que « le Mercosur ne sert à rien  ». Mais il a également ajouté qu’il ne se faisait pas d’illusions sur la possibilité pour l’Uruguay d’obtenir de véritables concessions lors d’une négociation avec les Etats-Unis. Le mécontentement a eu des répercussions à Asunción (Paraguay) : des chefs d’entreprise paraguayens se sont joints à ces plaintes, en exigeant pour leur pays de regarder aussi vers le nord, puisqu’ils se sentent frustrés de voir que le Mercosur ne sert que les intérêts de ses membres les plus importants, le Brésil et l’Argentine.
Les plaintes des petits pays sont en partie le reflet de la nécessité de répondre à l’impression de leur opinion publique, de chefs d’entreprise et de leurs gouvernements que le bloc n’a pas contribué suffisamment à améliorer les possibilités d’intégration de leurs économies au niveau mondial ni le niveau de vie de la population. Le Chili, qui a décidé de ne pas rejoindre le Mercosur et entrepris une stratégie agressive d’ouverture de marchés pour ses exportations en signant des traités de libre-échange, est pris en exemple chaque fois qu’il y a des problèmes dans le bloc dominé par le Brésil. Bien que les possibilités que l’Uruguay et le Paraguay quittent le Mercosur paraissent lointaines, une menace en ce sens pourrait fonctionner comme monnaie d’échange pour l’obtention de concessions.
L’ancien ministre des Affaires étrangères uruguayen, Sergio Abreu, qualifie la situation de « désillusion  » en affirmant que le Mercosur a échoué « de manière fracassante  » sur trois fronts : l’augmentation du commerce (aujourd’hui le niveau d’échange entre l’Uruguay et les pays membres du bloc est semblable à celui du début des années 90), le développement de l’investissement (la différence quant à l’échelle et les politiques d’incitants fiscaux particulièrement en ce qui concerne le Brésil a fait que ce sont les grands pays qui ont bénéficié d’apports de capitaux externes) et l’absence de politiques macroéconomiques coordonnées (l’Uruguay a été touché par les dévaluations du Brésil en 1999 et de l’Argentine en 2002 et a souffert par contagion de la forte crise économique de son voisin du Rio de la Plata).
La victoire de la gauche en Uruguay avec l’élection de Tabaré Vázquez [3] a fait naître l’espoir que les affinités idéologiques avec Luis Inacio Lula da Silva et Nestor Kirchner pourraient faciliter les concessions à ce pays mais le résultat a été jusqu’ici décevant. Il a par exemple été mal perçu en Uruguay que les présidents brésilien et argentin se réunissent à la mi janvier avec le président vénézuélien Hugo Chávez pour discuter de la construction d’un gazoduc qui a pour objectif de relier le Venezuela à l’Argentine en passant par l’Uruguay sans que le gouvernement uruguayen ait été invité [4].
Mais le plus grave et le plus récent est l’opposition de Buenos Aires à la construction, sur le sol uruguayen, de deux usines de papier, qui d’après les Argentins pourraient contaminer le fleuve Uruguay à la frontière entre les deux pays [5].
Les entreprises de fabrication de papier représentent le plus grand investissement étranger en Uruguay, environ 1,7 milliards de dollars. Avec le soutien des autorités nationales, le gouverneur de la province d’Entre RÃos, à la frontière de l’Uruguay, s’est joint à des associations d’habitants et a promu des blocages des ponts entre les deux pays. Des piquets ont empêché le transport de marchandises et de touristes en plein été et jusqu’à la fin janvier le gouvernement argentin avait décidé de ne pas intervenir pour débloquer les routes. L’Uruguay quant à lui prétendait que les blocages violaient le principe de la libre circulation de biens et de personnes sur le territoire du Mercosur.
Devant l’escalade du conflit, Buenos Aires a manifesté son intention de porter le litige devant la Cour internationale de justice de La Haye, puisqu’elle refuse de reconnaître un rapport de la Banque mondiale qui conclut que les usines ne porteront pas préjudice à l’environnement.
Parallèlement, le Brésil et l’Argentine ont essayé de montrer leur ouverture aux plaintes uruguayennes et ont fait une sorte de mea culpa. Face à la possibilité que Montevideo entame des négociations d’un traité de libre-échange avec Washington, le ministre brésilien des Affaires étrangères, Celso Amorin, a dit que « si l’Uruguay ne voit pas que le Mercosur lui a apporté assez de bénéfices  » , selon les plaintes, « c’est peut-être parce que nous n’en avons pas fait assez  ». « Il faut voir ce que nous devons faire de plus, comme nous en avons déjà discuté avec le Paraguay pour que les petits pays membres du Mercosur retirent pleinement profit de cette intégration  », a ajouté le ministre argentin des Affaires étrangères, Jorge Taiana, à l’occasion d’une visite à Brasilia pendant laquelle les deux pays entendaient résoudre leurs difficultés dans le domaine commercial. Le message des ministres était également une sorte d’avertissement car ils ont rappelé que la négociation avec les Etats-Unis impliquerait un renoncement de l’appartenance au Mercosur.
Abreu, sénateur du Partido Nacional et ex-candidat à la vice-présidence [uruguayenne], considère que l’appartenance au Mercosur n’est pas une question d’option « parce qu’il n’y pas de machine qui pourrait découper nos contours [du reste du continent] et nous faire flotter sur l’océan Atlantique  ».
L’alternative serait alors que le reste des pays du bloc fassent une concession pour que l’Uruguay puisse mener des négociations autonomes avec d’autres pays, une concession qui lui permettrait de compenser les asymétries de développement par rapport aux pays membres les plus importants.
Mais il est évident que ce ne serait pas une concession facile pour le bloc, au-delà des problèmes que cela créerait au sein de la coalition au pouvoir en Uruguay. Et il serait plus difficile encore de faire une telle concession alors que Caracas entame son processus d’adhésion au bloc, un processus de négociation commencée en décembre à Montevideo, qui devrait prendre plusieurs années mais qui conduirait du moins apparemment le bloc vers une plus grande confrontation avec Washington, à l’opposé de ce que vise l’Uruguay. La manière de concilier tous ces intérêts doit être la clé de la continuité et de la pertinence du Mercosur.
[1] [NDLR] Sommet des Amériques de Mar del Plata, en Argentine, les 4 et 5 novembre 2005.
Consultez le dossier « L’ALCA en panne » sur RISAL.
[2] [NDLR] Le Mouvement de libération nationale, né de groupes d’autodéfense de la gauche et plus connu sous le nom de Tupamaros, passe à la lutte armée urbaine à la fin des années 1960, estimant l’Uruguay menacé par un coup d’Etat fasciste. Après des succès initiaux, il sera écrasé par l’armée. Il sera légalisé avec le retour à la démocratie en 1985. Il a perdu de son radicalisme et fait partie aujourd’hui du Frente Amplio et du gouvernement.
[3] [NDLR] Le 31 octobre 2004, l’Uruguay a vécu une journée historique. Pour la première fois de son histoire, ce petit pays sud-américain a basculé à gauche. Le candidat du Frente Amplio-Encuentro Progresista, Tabaré Vazquez, a attiré 50,7 % des suffrages exprimés et a donc été élu au premier tour. Son gouvernement est entré en fonction le 1er mars 2005.
Consultez le dossier « La gauche au pouvoir  » sur RISAL.
[4] [NDLR] Le gazoduc sud-américain est un projet qui consiste à transporter du gaz des gisements du sud de la mer des Caraïbes et de l’océan Atlantique, face aux côtés du Venezuela, vers le Brésil et l’Argentine. Il devrait avoir une longueur entre 7.000 et 9.300 kilomètres. Des estimations évaluent son coà »t à 25 milliards de dollars.
Lire Humberto Marquez, Un super gazoduc coà »teux et sujet à polémique, RISAL, 14 mars 2006.
[5] Lire Raul Zibechi, Cellulose et exploitation forestière : deux visages d’un modèle déprédateur, RISAL, 18 novembre 2005 ; Raul Zibechi, "La douleur de ne plus être", RISAL, 9 mars 2006.
Source : La Jornada (www.jornada.unam.mx/), supplément La Jornada en la Economia, 20 février 2006.
Traduction : Virginie de Romanet, pour RISAL (www.risal.collectifs.net/).