Interview avec Evo Morales, président de la Bolivie
Evo Morales : « La nationalisation des hydrocarbures sera notre première tâche  »
par Hervé Do Alto
Article publié le 27 mars 2006

Après son incontestable victoire lors de l’élection présidentielle du 18 décembre 2005, le leader des paysans et indigènes boliviens, président du Mouvement vers le Socialisme (MAS), Evo Morales, a reçu dans son QG de campagne de La Paz, au lendemain des élections (le 20 décembre) le correspondant de la revue Inprecor. Le futur président de Bolivie a évoqué avec lui les défis du futur gouvernement du MAS. Une manière de revenir sur les thèmes qui ont été àl’origine des luttes sociales ces dernières années, tels que la nationalisation des hydrocarbures, ou la défense de la culture de la feuille de coca.

Comment vivez-vous personnellement tout ce qui vous arrive depuis le 18 décembre ?

Je suis très heureux, heureux de la confiance que me donne le peuple bolivien. Je n’ai jamais pensé être làoù je suis actuellement. Gagner avec plus de 50 % des voix est quelque chose d’historique [1]. Nous avons battu un record dans toute l’histoire de la démocratie bolivienne. Qui plus est, représenter les peuples indigènes, non seulement de Bolivie, mais de toute l’Amérique latine, est pour moi une source de grande fierté, ainsi, j’espère, que pour tous ces peuples. Je veux faire honneur àmes frères. Je me sens également fier de toute la classe moyenne, tous les intellectuels, et même les chefs d’entreprise qui se sont joints ànous. Je veux qu’eux aussi se sentent fiers des peuples indigènes et d’Evo Morales, et qu’ensemble, nous puissions changer notre Bolivie en pensant àl’unité, aux pauvres et aux exclus de ce pays.

A quoi, selon vous, est dà» ce succès sans précédent dans l’histoire de la démocratie bolivienne ?

C’est le fruit d’un grand labeur. Dès 5 heures du matin, nous nous réunissions pour travailler, que ce soit pour la campagne ou pour préparer le futur gouvernement. Nous avons travaillé en coordination avec les mouvements sociaux, et nous continuerons àle faire dès demain, par le biais d’une grande assemblée générale àCochabamba. Il y aura toujours des différends au sein de ces mouvements, mais c’est le dialogue qui devra primer. Les mouvements sociaux n’auront pas pour rôle de nous donner des ordres, il s’agira de construire ce pouvoir ensemble, par le débat. Nous nous sentons prêts àchanger le pays, notre Bolivie, afin d’influer sur notre histoire comme l’ont fait Tupac Katari, Tupac Amaru, et tous ces leaders indigènes qui ont lutté pour le Tawantinsuyo [République incaïque précolombienne], comme Simon Bolivar qui s’est battu pour la grande patrie latino-américaine. Nous allons donc continuer notre lutte au gouvernement, avec le soutien des mouvements sociaux, avec qui nous pouvons affirmer que nous sommes la grande majorité puisque nous avons remporté les élections avec plus de 50 % des voix.

On vous associe fréquemment àdes personnalités politiques latino-américaines telles que Fidel Castro ou Hugo Chávez. Peut-on dire pour autant que vous êtes socialiste ?

Évidemment. Le socialisme passe par un changement personnel. J’ai toujours affirmé qu’il était nécessaire que nous changions nous-mêmes pour changer la Bolivie. En ce qui me concerne, cela signifie ne pas être égoïste, ne pas être individualiste, ne pas avoir en tête l’appât du gain, ne pas être manipulateur, et toujours penser àl’intérêt de la grande majorité des Boliviens. C’est par mon expérience des luttes syndicales que j’ai appris tout cela. C’est pour cela que nous avons aussi la volonté de changer le MAS. Notre pari, c’est le socialisme communautaire, organisé autour de l’activité des communautés paysannes. D’où vient le communisme ? Eh bien des communautés ! Làoù j’ai vécu, il n’y a pas de propriété privée, c’est une zone agricole qui appartient àl’ensemble de la communauté. Il nous faut donc récupérer et renforcer ces formes d’organisation, collectives et solidaires, afin de mieux partager nos richesses dans toute la Bolivie.

Quelles seront les premières mesures de votre gouvernement en ce qui concerne la culture de la feuille de coca ?

Il n’y aura pas d’éradication totale de la coca. En revanche, nous voulons une rationalisation de la production destinée àla consommation légale. On doit en finir avec la cocaïne, avec le narcotrafic. C’est la raison pour laquelle j’invite tout particulièrement le gouvernement nord-américain àsigner un pacte effectif de lutte contre le narcotrafic, qui supposerait une responsabilité partagée afin de pouvoir contrôler le secteur bancaire et le marché. Il ne faut pas qu’il y ait simplement une loi 1008 [qui sert de cadre législatif sur le thème de la coca en Bolivie] qui s’occupe de traiter « l’offre  », il faut également une loi 1008 pour traiter « la demande  ». On ne pourra en finir avec le narcotrafic que s’il y a zéro marché, zéro demande et zéro cocaïnomane. S’il y a un marché illégal de la feuille de coca, le marché légal va continuer àen être affecté. C’est pourquoi l’une des clés de la lutte contre le narcotrafic sera aussi un renforcement du marche légal.

Cela signifie-t-il que la superficie cultivée va diminuer ?

Notre expérience au Chaparé [région productrice de coca proche de Cochabamba], c’est la délimitation des surfaces cultivées, par ce qu’on appelle le cato, 40 mètres par 40 mètres. Il s’agit sans nul doute de la contribution la plus importante du mouvement paysan producteur de la feuille de coca àla lutte contre le narcotrafic.

La nationalisation des hydrocarbures sera-t-elle la première mesure de votre gouvernement ?

Oui en ce qui concerne le domaine économique. Dans le domaine politique, la priorité sera la mise en place de l’Assemblée constituante [2] pour en finir avec l’État colonial qui régit la nation bolivienne jusqu’àprésent.

Les compagnies pétrolières semblent craindre des mesures radicales àleur encontre, dans le cadre de cette nationalisation. Doivent-elles s’attendre àdes changements draconiens de leurs conditions d’exploitation ?

Il ne s’agit pas pour nous de confisquer ou d’exproprier les biens des compagnies pétrolières. Cependant, elles n’ont pas àexercer un droit de propriété sur les hydrocarbures, qui eux, nous appartiennent. Désormais, c’est notre gouvernement qui l’exercera. Nous allons nationaliser les hydrocarbures, mais pas les biens des compagnies pétrolières.

Comment allez-vous faire en sorte que l’État bolivien se retrouve doté du droit de propriété ?

Simplement en nous appuyant sur la Constitution politique d’État, qui a été foulée aux pieds jusqu’àprésent. Dorénavant, quelle que soit la compagnie pétrolière qui souhaite investir dans le pays, celle-ci devra se subordonner àla Constitution. De nombreux avocats affirment que les contrats qui régissent actuellement les liens entre ces entreprises et l’État bolivien sont nuls de plein droit, car ils n’ont pas été ratifiés par le Congrès. Un contrat quel qu’il soit doit être ratifié par le Congrès pour pouvoir être appliqué. Cela signifie que ces contrats sont anticonstitutionnels et ont donc été appliqués illégalement. Dorénavant, c’est l’État qui sera propriétaire des hydrocarbures, en surface comme en sous-sol. Dans tous les cas, avec les compagnies qui feront preuve de responsabilité, nous allons garantir leur retour sur investissements, ainsi qu’une part de profits, car toute entreprise qui investit cherche logiquement àobtenir des profits. Mais ces profits doivent être acquis de manière juste et transparente, et le premier bénéficiaire doit rester l’État. On ne peut plus poursuivre ce type de partages où l’État ne gagnait que 18 % des royalties, et les compagnies 82 %. Cela doit changer. Si le peuple a voté pour la nationalisation, pour moi, la voix du peuple, c’est la voix de Dieu, et il faut donc la respecter.

Le gaz étant régi par un prix fixe, la Bolivie vend parfois le sien àun prix inférieur àcelui du marché. Cela signifie-t-il que votre gouvernement fixera un prix minimum pour le gaz ?

Il doit d’abord y avoir un prix pour le marché interne. Cela doit constituer une de nos priorités. Il faut en finir avec cette situation où, en sous-sol, nous avons toutes ces richesses àdisposition, alors que dans la vie quotidienne de la population, la majorité continue àse chauffer avec du bois. C’est pourquoi il faudra un prix spécial pour le marché interne, un prix qui ne soit pas soumis aux exigences du marché international. En second lieu, si les contrats qui régissent les conditions de vente jusqu’àprésent, ces mêmes contrats qui sont entachés d’inconstitutionnalité, sont précisément ceux qui nous contraignent àvendre nos barils de pétrole à16 ou 17 dollars, alors qu’en réalité, ces prix sont de l’ordre de 60 dollars, c’est bien qu’il faut en finir avec ces contrats et imposer leur révision.

L’Argentine paie actuellement un prix bien inférieur àcelui-ci, de même qu’un certain nombre d’autres pays voisins. Quelles vont être les conséquences d’une telle politique pour ces pays ?

Il nous faudra d’abord résoudre nos problèmes d’approvisionnement interne. Une fois que cela sera fait, notre objectif sera d’augmenter en priorité nos exportations aux pays de la région. Je ne peux pas dire dès maintenant quels seront les prix que nous établirons, mais dans tous les cas, quand je dis que nos exportations doivent être orientées par un principe d’équilibre, je veux dire qu’il faut désormais aller vers des relations inter-étatiques. Ca ne doit plus être Repsol Argentine qui achète du gaz ou du pétrole àRepsol Bolivie. Ce doit être l’État bolivien qui vend son gaz souverainement àl’État argentin. C’est la seule manière viable de faire en sorte que les ressources générées par le gaz profitent àla grande majorité, plutôt qu’aux compagnies pétrolières qui ne sont qu’une minorité.

Au lendemain de votre élection, les États-Unis vous ont envoyé un message de félicitations plutôt froid. Comment voyez-vous évoluer les relations de la Bolivie avec les États-Unis àpartir de maintenant ?

Nous sommes prêts àdialoguer avec tous les gouvernements, y compris avec les États-Unis. Si le gouvernement nord-américain adopte une position démocratique ànotre égard, et respecte le choix du peuple bolivien, nous aurons des relations avec eux, mais des relations qui excluront tout rapport de soumission ou de subordination. Ce seront des relations destinées àrésoudre les problèmes du peuple. Si le gouvernement Bush respecte et défend les droits de l’Homme, ainsi que la lutte contre la pauvreté, il sera le bienvenu. Mais nous n’accepterons des chantages ou des marchandages d’aucune sorte. Cependant, nous ne sommes pas seuls. Nous allons entamer un voyage a l’étranger en janvier, voyage qui débutera par une visite a Nelson Mandela en Afrique du Sud, puis Lula au Brésil. De plus, j’ai une réunion qui n’a cessé d’être reportée avec le gouvernement chinois.

Deux personnalités politiques semblent actuellement polariser la scène politique en Amérique latine, Nestor Kirchner et Vicente Fox. Quelles sont vos relations avec eux ?

Kirchner m’a appelé pour me féliciter, mais pas Fox, pas plus que l’Ambassade nord-américaine. Je ne me plains pas, cependant. Ils ont le droit de m’appeler ou pas, mais dans tous les cas, nous respectons tous les gouvernements, leurs politiques, et nous n’allons pas nous introduire dans des débats de politique interne. Nous avons des alliés qui sont les mouvements sociaux du monde entier, y compris ceux des États-Unis. Nous allons continuer comme toujours àchercher des alliés capables de nous conseiller et nous guider dans notre lutte. J’ai encore beaucoup àapprendre, du peuple bolivien comme du peuple latino-américain.

Le candidat de l’alliance de droite PODEMOS (Pouvoir démocratique social), arrivé second avec 28 %, Jorge Quiroga, s’était engagé àsigner le Traité de libre-échange (TLC) avec les États-Unis. Le MAS semble avoir pour sa part une position plus ambiguë quant aux accords de libre-échange, et favoriser les projets d’intégration régionale. Que va-t-il se passer avec le TLC, et avec le Mercosur [3], où la Bolivie possède actuellement le statut d’associé ?

Quel que soit le traité commercial dont il s’agit, le TLC, la Zone de libre-échange des Amériques (ALCA, sigles en espagnol) [4] ou autre, tous doivent être orientés vers une vision juste et équitable du commerce, une vision où les micro et petits entrepreneurs, les petits producteurs, et même l’industrie agroalimentaire bolivienne, soient ceux qui résolvent leurs propres problèmes, afin d’éviter que les États qui subventionnent leur agriculture n’inondent les pays comme les nôtres avec leurs exportations. Je crois qu’il s’agit ici d’un thème central. C’est pourquoi nous devons réviser ces traités en permettant que ces petites structures aient des marchés garantis. Peut-être pourrons-nous entrer nous aussi sur le marché nord-américain, avec la coca qui sait ! (rires). Si nous trouvons un marché pour le quinoa ou la viande de lama, nous signerons, mais nous n’entrerons pas dans ce jeu-làs’il s’agit d’accords qui pourraient avoir pour conséquence d’éliminer les petits producteurs.

Propos recueillis par Hervé Do Alto, La Paz, le 20 décembre 2005.

Notes :

[1[NDLR] Seuls deux candidats parvinrent àdépasser le seuil des trente pour cent par le passé : il s’agit de Hernán Siles Zuazo, candidat de la coalition de gauche UDP (Union démocratique populaire) en 1980, et de Gonzalo Sánchez de Lozada, du Mouvement nationaliste révolutionnaire (MNR) en 1993, qui obtinrent tous deux 34 % lors de ces deux scrutins. Evo Morales l’a emporté avec 53,7% des voix.

[2[NDLR] La population bolivienne élira le 2 juillet 2006 les 255 membres de l’Assemblée constituante qui commencera ses travaux le 6 aoà»t et sera invitée, toujours le 2 juillet, àse prononcer par la voie d’un référendum sur l’opportunité d’instaurer un régime d’autonomie régionale.

[3[NDLR] Le Marché commun du Cône Sud, ou Mercosur, a été créé en 1991. Il rassemble àl’origine le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay et le Paraguay. Le Venezuela a entamé son processus d’adhésion en décembre 2005. Plusieurs pays ont le statut de "pays associé" : la Bolivie et le Chili, depuis 1996 ; le Pérou, depuis 2003 ; la Colombie et l’Equateur, depuis 2004.
Consultez les articles sur le « Mercosur » sur RISAL.

[4[NDLR] à rea de Libre Comercio de las Américas - ALCA ; Free Trade Area of the Americas - FTAA ; Zone de libre-échange des Amériques - ZLEA.
Consultez nos articles sur la « Zone de libre-échange des Amériques et les traités de libre-échange ».

Source : Inprecor (www.inprecor.org), janvier-février 2006.

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