Interview de Jaime Solares, dirigeant de la Centre ouvrière bolivienne
Jaime Solares : « S’il reste àl’écoute du peuple, Evo Morales se maintiendra au pouvoir  »
par Hervé Do Alto
Article publié le 28 mars 2006

Continuant àpromouvoir l’indépendance de son organisation syndicale, le dirigeant de la Centrale ouvrière bolivienne (COB), Jaime Solares, reste l’un des seuls leaders de la gauche sociale àbrandir la menace d’une mobilisation, dans le cas où le futur gouvernement du Mouvement vers le socialisme (MAS,le parti d’Evo Morales) ne respecterait pas ses engagements. Au risque d’apparaître isolé (...) alors même que les alliés d’hier se rallient inconditionnellement àEvo Morales.

Jaime Solares, vous avez annoncé avant les élections que vous ne donneriez que trois mois au prochain gouvernement pour nationaliser les hydrocarbures et convoquer l’Assemblée constituante. Maintenez-vous toujours cette position aujourd’hui ?

Ce n’est pas Jaime Solares qui a décidé quoi que ce soit concernant une éventuelle mobilisation, mais bien la Centrale ouvrière bolivienne et l’ensemble des organisations qui la composent. Qui plus est, cette décision a été prise lors du Premier sommet national ouvrier et populaire àEl Alto début décembre [2005], conjointement avec la Centrale ouvrière régionale (COR) d’El Alto et la Fédération syndicale des travailleurs des mines de Bolivie (FSTMB), et ses dirigeants, Edgar Patana et Alberto Aguilar. A ce moment-là, on ne savait pas si le président serait Evo Morales, « Tuto  » Quiroga, Samuel Doria Medina ou Michiaki Nagatani. Cette décision est la preuve de notre indépendance syndicale, et de notre volonté de travailler dans l’intérêt de la classe ouvrière et des exploités de ce pays, et ce quel que soit le gouvernement, pour que le gaz soit nationalisé et industrialisé, et que l’on aille vers la refondation de ce pays avec l’Assemblée constituante.

Ce qui signifie concrètement que vous ne soutenez pas le gouvernement d’Evo Morales ?

Nous ne le soutenons pas dans la mesure où nous sommes une entité syndicale indépendante du pouvoir politique. Ce n’est pas notre fonction de le soutenir. En revanche, si j’ai bien analysé les résultats des élections, l’écrasante majorité du peuple le soutient. Et pas seulement le peuple mais aussi le Tribunal constitutionnel, qui va dans le sens de Morales concernant l’interprétation de la Constitution politique de l’État, au sujet de la récupération des ressources naturelles et de la nullité des contrats signés sous l’ère Banzer-Quiroga-« Goni  » (1997-2003) [1].

Pouvez-vous donner des précisions àce sujet ?

A l’occasion de son investiture, Evo Morales va jurer sur la Constitution. Or, c’est ce texte même qui peut l’aider àappliquer ce qu’il a annoncé dans son programme concernant le gaz. Les articles 136 à139 de la Constitution apportent une base juridique àla récupération des hydrocarbures, tandis que l’article 234, qui prévoit l’abrogation de toute loi contraire aux principes de la Constitution, lui permet de revoir un certain nombre de lois àpartir desquelles s’est construit le modèle économique néolibéral en Bolivie. Autrement dit, dans le domaine de la nationalisation des hydrocarbures, il lui suffirait d’appliquer la Constitution pour que son action aille dans le sens des intérêts du peuple ! C’est somme toute assez simple ! A partir de là, avec les ressources que l’on pourrait dégager de la nationalisation du gaz, la Bolivie serait un État viable financièrement, a fortiori s’il ne paie pas la dette. Le non-paiement de la dette, cette dette injuste qui pèse aujourd’hui sur la Bolivie, est également l’une des exigences que nous formulons au gouvernement d’Evo Morales.

Au-delàde la nationalisation du gaz, qu’attendez-vous de ce futur gouvernement ?

Nous n’attendons qu’une chose : qu’il respecte les engagements pris au cours de la campagne. Si ce gouvernement met en place la politique qu’il a annoncée, il aura sans aucun doute le soutien du peuple bolivien tout entier. Si Morales donne satisfaction àla tête de l’État, il est probable que le peuple vote ànouveau pour lui. S’il se conduit comme un dirigeant digne et honnête, s’il lutte contre la corruption et reste àl’écoute des revendications populaires, il n’y a aucune raison pour qu’Evo Morales ne se maintienne pas au pouvoir cinquante ans durant, comme par exemple un Fidel Castro àCuba. Tout dépend de lui àprésent.

Comment réagissez-vous au fait qu’Evo Morales se rende d’abord àLa Havane et Caracas, pour y rencontrer respectivement Castro et Hugo Chávez, àl’occasion de ses premiers voyages en tant que président de la République ?

Il n’y a rien àredire là-dessus : ce sont des relations de mandataire àmandataire. Je n’aurais rien àajouter si je devais commenter toute autre visite de Morales àun chef d’État. Toutefois, je tiens àdire que je trouve la rencontre entre Evo Morales et Hugo Chávez tout àfait positive, dans la mesure où le commandant Chávez est sans doute actuellement le chef d’État le plus conséquent, et dont l’action est la plus révolutionnaire, au sens où elle promeut des changements sociaux radicaux.

Quels commentaires suscite chez vous la visite rendue par Morales àl’ambassadeur des États-Unis, David Greenlee ?

Qu’il parle avec l’ambassadeur états-unien ne me pose pas plus de problèmes. Lorsque vous êtes en guerre, il est tout àfait normal de dialoguer avec l’ennemi. En revanche, il est important qu’en dépit de ces échanges, Evo Morales conserve une posture anti-impérialiste. Il peut rencontrer d’autres présidents, d’autres ambassadeurs, il n’y aura aucun problème tant que tout cela n’affecte pas l’application d’une politique qui aille dans le sens des travailleurs, ce qui suppose, en premier lieu, la nationalisation des hydrocarbures sans indemnisation.

Justement, àce sujet, il semble que vous ayez des divergences avec Morales dans la mesure où le MAS a promu tout au long de sa campagne une « nationalisation des hydrocarbures sans expropriation  », ce qui est substantiellement différent d’une nationalisation sans indemnisation, qui suppose précisément que l’on procède àdes expropriations...

Sans expropriation, il n’y a pas de nationalisation, c’est aussi simple que cela ! Si la nationalisation promue par le MAS signifie cohabiter avec les multinationales qui ont pillé le pays durant toutes ces années, c’est une tromperie car ce n’est pas une nationalisation.

Mais n’y a-t-il pas un risque, dans ce cas, àvoir des entreprises partir avec un savoir-faire dans le domaine des hydrocarbures qu’YPFB [Gisements pétrolifères fiscaux de Bolivie] ne possède pas, tout du moins pas encore ?

Ça, c’est l’argument que nous opposent sans cesse les impérialistes ! Il y a pourtant des alternatives àla présence des compagnies pétrolières actuelles. Il est tout àfait envisageable, par exemple, de collaborer avec la Chine qui a un savoir-faire dans le domaine. Regardez d’ailleurs comment la Chine a été capable de devenir une puissance nucléaire, et ce sans le soutien d’une quelconque aide étrangère ! Il faut éviter de voir les compagnies pétrolières comme un dieu sur terre, dont on ne pourrait se passer sous peine de n’être pas capable de faire quoi que ce soit de nos richesses.

Concernant l’Assemblée constituante àvenir, comment la COB s’y prépare-t-elle ?

La Constituante [2] a été l’un des axes de travail du Sommet national ouvrier et populaire. Nous avons décidé de mettre en place des assemblées régionales àpartir de février 2006, assemblées qui auront pour fonction de discuter des modalités de participation de la classe ouvrière àcette Constituante. Les délégués élus par chacune de ces assemblées participeront début avril àl’Assemblée populaire et indigène [mise en place lors de la crise de mai-juin 2005], qui aura comme objectif de préparer la COB àcette échéance cruciale pour le futur du pays.

L’un des débats de ce Sommet national a porté sur « l’instrument politique des travailleurs  » (IPT), mis en place officiellement il y a peu lors d’une assemblée de la COB...

Oui, c’est un outil pour la participation politique des travailleurs de la COB, un outil qu’il faut consolider, sans écarter la lutte sociale. Il y a deux voies pour atteindre le pouvoir : la participation aux élections parlementaires bourgeoises, et la lutte populaire, qui inclut la lutte armée. Le débat sur l’IPT a permis d’évoquer cette articulation entre l’action électorale et l’action extraparlementaire. En construisant l’IPT, notre objectif est d’exploiter la voie électorale, sans délaisser la lutte, y compris la lutte armée, qui reste d’actualité.

Le fait que la COB lance un instrument politique propre, et ce au moment même où le MAS, parti qui compte parmi ses membres de nombreux syndicats appartenant àla COB, arrive au pouvoir, semble illustrer des divergences stratégiques profondes au sein de la Centrale. La COB est-elle divisée àla veille de son congrès ?

Non, la COB n’est pas divisée. Il est vrai que certains secteurs sont actuellement en crise. Ceci, cependant, est le fruit de l’action de syndicalistes « jaunes  », de l’oligarchie, de l’ambassade [états-unienne] et de la droite néolibérale. L’un des défis du prochain Congrès de la COB sera précisément de permettre àcertains secteurs de retrouver le chemin de l’unité, la Centrale paysanne notamment [CSUTCB].

Pourtant, au-delàdes syndicats qui ont pris part àla campagne du MAS, on a assisté àdes revirements spectaculaires de la part de certaines organisations sociales. La Centrale ouvrière régionale (COR) d’El Alto et la Centrale ouvrière départementale (COD) de La Paz, qui étaient partie prenante du Sommet national ouvrier et populaire, ainsi que la Fédération des Comités de quartiers (FEJUVE) d’El Alto [3], se sont d’ores et déjàdésolidarisées des positions prises avant les élections, conjointement avec la COB [4].

En ce qui me concerne, je dirais que je me sens tel Jésus refusant de voir les traîtres qui l’entourent. Patana et Aguilar veulent se rapprocher du futur gouvernement et disent ne pas conditionner leur soutien àce dernier ? Je n’ai pas rêvé, pourtant, regardez vous-mêmes ! [Il pointe du doigt une coupure de presse portant sur le Sommet national d’El Alto, illustrée par une photo montrant Solares lui-même, encadré par Patana et Aguilar, tous trois le poing levé. La COR et la FSTMB ont participé àce sommet syndical où ces positions ont été prises. Si maintenant, ils veulent être de la fête masista (du MAS) et courir derrière des postes ministériels, c’est leur choix. Pour ce qui est de la COB, nous n’entrerons pas dans ce jeu-là, et resterons fidèles ànos positions. Cette COB n’a peut-être pas d’argent, mais c’est une COB fière, qui maintiendra son indépendance quel qu’en soit le prix, et qui n’ira pas mendier des postes auprès de Morales.

A quoi, selon vous, sont dus ces nombreux revirements ?

Pour moi, l’attitude de ces dirigeants révèle un cruel manque de formation politique et syndicale. Selon moi, un dirigeant doit réunir trois qualités essentielles : l’honnêteté, la cohérence dans l’action, et la fermeté. J’en conclus que ces dirigeants ne les réunissent sans doute pas.

Propos recueillis par Hervé Do Alto, La Paz, le 5 janvier 2006.

Notes :

[1[NDLR] Les contrats qui régissent actuellement les liens entre les entreprises multinationales et l’État bolivien sont nuls de plein droit, car ils n’ont pas été ratifiés par le Congrès. Un contrat quel qu’il soit doit être ratifié par le Congrès pour pouvoir être appliqué. Cela signifie que ces contrats sont anticonstitutionnels et ont donc été appliqués illégalement.

[2[NDLR] La population bolivienne élira le 2 juillet 2006 les 255 membres de l’Assemblée constituante qui commencera ses travaux le 6 aoà»t et sera invitée, toujours le 2 juillet, àse prononcer par la voie d’un référendum sur l’opportunité d’instaurer un régime d’autonomie régionale.

[3[NDLR] Consultez le dossier « El Alto, ville rebelle  » sur RISAL.

[4A savoir : mobiliser si le gouvernement ne s’engage pas sur la nationalisation des hydrocarbures et la mise en place de l’Assemblée constituante.

Source : Inprecor (www.inprecor.org/), janvier-février 2006.

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