Le récent Forum mondial de l’eau de Mexico a montré l’acuité du problème de l’accès à cette ressource vitale dans les grandes villes. Si l’Afrique reste le continent où l’accès à l’or bleu est le plus problématique, les populations pauvres des principales villes de Bolivie, pays le plus pauvre d’Amérique du Sud, restent exclues des systèmes de distribution. Le nouveau gouvernement en place tente de résoudre la solution en pariant sur des entreprises publiques contrôlées par les citoyens. Des expériences à suivre...
Santiago Yahuasi embrasse du regard la cour de sa modeste demeure. Un pavement non achevé, quelques arbustes, un puits. Un trou creusé dans la terre. L’eau est là . Peu profonde. L’été austral a rempli les réserves souterraines mais la saison sèche sera longue et il faudra puiser jusqu’à cinq, parfois sept mètres l’eau nécessaire à la vie quotidienne. Santiago habite le quartier de San Felipe de Seque dans le secteur 9 de El Alto [1]. Un quartier où personne n’a été raccordé au réseau d’eau potable. Au-delà , la ville se distend, se désagrège et l’altiplano [2] commence, infinité entre ciel et montagne où l’on gagne son pain en récoltant des pommes de terre. « Ici nous n’avons rien, sourit amèrement Santiago. Aucun service de base. Pas d’eau, pas d’électricité, pas de route goudronnée, pas de sécurité. Rien. Nous sommes une zone marginalisée.  » À un jet de pierre de La Paz. L’entreprise privée, Aguas del Illimani, filiale de Suez, propose bien de raccorder le quartier. Mais personne n’a les moyens de se payer ce luxe. L’entreprise demande environ 170 euros pour raccorder une famille. « Pour une famille, c’est une somme impossible à réunir, s’insurge Santiago. Nous arrivons à peine à survivre.  » Les habitants seraient pourtant disposés à payer ces raccordements dès lors qu’ils seraient proposés à un juste prix. Organisés en fédérations de voisins, ils ont vite calculé le prix “réel” de l’investissement. « Nous connaissons très bien le prix des conduites et de la journée de travail en Bolivie, souligne Santiago. Si on se raccordait nous-mêmes, cela nous coà »terait 40 euros par famille...  »
Teodocio Vargas, un autre habitant du quartier depuis cinq ans, est lui aussi en colère. Contre l’ancien gouvernement, contre l’entreprise privée qui n’a pas investi, contrairement au contrat de concession signé avec le gouvernement, contre la coopération internationale qui, selon lui, envoie peu d’argent à la Bolivie, pourtant le pays le plus pauvre d’Amérique du Sud. Seul le nouveau gouvernement d’Evo Morales, l’ancien producteur de feuilles de coca devenu président en janvier 2006, échappe encore à ses critiques. Mais pour combien de temps ? Le défi est immense pour ce gouvernement issu des mouvements sociaux. À El Alto, 200 000 personnes, soit un quart de la population de la ville, vivent toujours sans eau potable.
L’eau plus chère pour les pauvres...
La situation est pire encore à Cochabamba où toute la moitié sud de la ville n’a pas accès à ce service vital. Cochabamba, symbole de la première lutte pour l’eau. En 2000, face à la privatisation de l’entreprise de distribution de l’eau, la majorité de la population s’était soulevée. Cinq mois plus tard, la compagnie des États-Unis avait été obligée de plier bagage. Mais six ans après, la situation reste inchangée. Les plus pauvres sont toujours ceux qui sont les plus éloignés de la ressource et qui la paient au prix fort. Jusqu’à 2,85 euros le mètre cube. Quand les aguateros, les conducteurs des camions citernes, achètent ce même mètre cube à peine 0,10 euro. Face à ce triste constat, Oscar Olivera, l’un des principaux acteurs de la guerre de l’eau, aujourd’hui dirigeant de la coordination nationale de l’eau, invoque plusieurs responsabilités : « Malgré les difficultés actuelles, je pense que la situation serait bien pire si la compagnie privée était restée en place, car elle n’avait prévu aucun investissement. Le problème tient au fait que depuis six ans nous avons eu affaire à des gouvernements néo-libéraux qui n’ont rien fait pour résoudre le problème de l’accès à l’eau. Par ailleurs, une partie des dirigeants et les fonctionnaires de l’entreprise de l’eau qui gère la distribution à Cochabamba s’opposent à la participation et à la gestion directe de la population.  »
Dans ces quartiers sud de Cochabamba, certains s’organisent pour pouvoir disposer d’une eau moins chère que celle vendue par les aguateros. C’est le cas de l’association Projet de développement de l’eau (PDA) qui a construit pour ses 415 familles membres des réservoirs et un réseau particulier. Elle a également acquis un camion citerne qu’elle va remplir 4 à 5 fois par jour dans les quartiers nord de la ville où des sources abondantes coulent dans les jardins privés des habitants les plus riches... L’investissement de chaque famille de ce comité de l’eau s’est monté à 150 dollars et à 30 jours de travail. Ce système original n’assure pourtant de l’eau qu’une heure et demie à deux heures par jour dans les maisons. Eduardo Yssa, vice-président de l’association, insiste sur le caractère exemplaire de la gestion communautaire de l’eau. « Nous démontrons que nous pouvons administrer nous-mêmes la gestion de l’eau, sa distribution et sa facturation. Chaque famille paye en fonction de sa consommation car nous avons installé des compteurs. Chaque comité de l’eau aurait les moyens de faire la même chose que nous.  »
Appuyés et formés par le centre Vicente Cañas, une vingtaine de jeunes de 18 à 23 ans de la zone sud de Cochabamba entendent également faire changer les choses. “Communicateurs populaires”, ils participent à la rédaction d’un journal, s’impliquent dans des ateliers théâtre et gèrent des émissions de radio. Parmi eux, Rosario Belis, 20 ans, sept frères et sÅ“urs, se tient particulièrement au courant des manques et des besoins de son quartier : « Nous nous sommes toujours battus pour avoir accès aux mêmes services que les gens de la zone centrale et de la zone nord de la ville. Ici il n’y a pas d’eau, mais il n’y a pas non plus de services de ramassage des ordures, pas de réseau des eaux usées. La simple taxe d’assainissement de la zone sud de la ville rapporte un demi-million de bolivianos (environ 50 000 euros) à la municipalité. Il faudrait que cet argent soit investi ici, afin que nous puissions vivre comme des êtres humains.  » Une urgence absolue, vu l’état des rivières et des nappes phréatiques dangereusement contaminées. Veronica Sevilla, infirmière du centre de santé Andres Pedron, financé par la paroisse et seul centre de santé de la zone pour près de 20 000 habitants, indique que nombre d’enfants souffrent de pathologies liées au manque d’eau. Dans certains secteurs de la ville, la mortalité infantile atteint 100 ‰.
Contrôle citoyen
La même problématique se retrouve à El Alto où les associations partenaires du Secours Catholique soutiennent la formation de dirigeants de base à la connaissance de leurs droits. Cipriana Quispe et Alfredo Yurja ont bénéficié de cette formation. Désormais au fait de l’argent récolté par la municipalité et l’État pour les services de base, ils n’entendent pas rester spectateurs des nouvelles formes d’organisation qui vont voir le jour en ce qui concerne la gestion des ressources naturelles suite à l’élection d’Evo Morales. Les promesses du nouveau gouvernement de « mettre dehors les entreprises transnationales  » ont été prises au sérieux et les nationalisations sont désormais attendues avec impatience. Le défi va être, en ce qui concerne la gestion de l’eau notamment, de fournir enfin, et à un prix raisonnable, les populations les plus pauvres des villes de Bolivie. Selon quels modes opératoires ? Avec quelle participation de la population qui, comme à Cochabamba, veut pouvoir influer sur la gestion d’une ressource dont l’accès a été reconnu comme un droit fondamental par le récent Forum mondial de l’eau de Mexico ? C’est tout le sens du débat qui se joue actuellement à El Alto et à La Paz où l’entreprise privée va se retirer prochainement. Le président du Conseil municipal de La Paz, Luis Revilla, évoque ainsi un modèle qui pourrait à l’avenir servir de référence : « Nos techniciens nous recommandent d’avoir un directoire composé du gouvernement municipal d’El Alto, du gouvernement municipal de La Paz et du gouvernement national, avec un conseil de surveillance à la charge des organisations de voisins. La partie opératoire serait administrée par un opérateur privé, avec un taux de rendement beaucoup plus raisonnable que celui d’Aguas del Illimani, qui dépassait les 13 % quand en moyenne, dans notre pays, une entreprise privée a un taux de rendement de 10 %.  »
[1] [NDLR] Consultez le dossier « El Alto, ville rebelle  » sur RISAL.
[2] [NDLR] Hauts plateaux de la cordillère des Andes.
Source : Secours catholique (http://www.secours-catholique.asso.fr/), mai 2006.