Ayant survécu au Sentier lumineux et à la chute des prix du café, la coopérative La Florida sert de modèle social et économique à nombre de paysans péruviens.
Qui ne connaît pas La Florida ? Pour les accros à la caféine équitable, le nom de cette coopérative péruvienne de Haute-Amazonie est presque devenu synonyme de petit noir du matin. Vendu aux quatre coins de la planète, le café La Florida fait vivre quelque 2 800 familles, stimulant un renouveau coopérativiste dans tout le pays. Presque éteint il y a dix ans, ce secteur s’affiche désormais numéro un mondial de la production biologique et du commerce équitable. Un succès qui n’est pas qu’économique, puisque le modèle La Florida s’appuie sur un fonctionnement démocratique et un concept de « développement intégral  », où les gains obtenus par la commercialisation alternative du café servent à assurer diversification, formation et progrès sociaux.
Attaques du Sentier lumineux
Pourtant, cette success story aurait pu n’être qu’une chimère. Seconde coopérative caféière du Pérou fondée il y a quarante ans, La Florida a connu une histoire pour le moins mouvementée. Dans les années 1980, elle affronte coup sur coup la chute vertigineuse des prix et des intempéries d’une exceptionnelle violence. Simultanément, la coopérative - qui regroupe alors 1 300 familles - subit les intrusions toujours plus pressantes des guérilleros du Sentier lumineux.
Gérant de la coopérative à l’époque, Felix Marin se souvient : « Ils sont venus me voir et m’ont dit : ’Nous devons vous détruire car votre coopérative fonctionne bien. Et s’il n’y a pas de chômage, il n’y aura pas de ressentiment et donc pas de subversion. Vous ne pouvez exister qu’après la révolution.’ Et il nous détruisirent...  »
Par deux fois, la coopérative est attaquée et « réduite en cendres  ». Menacés de mort, Felix Marin et les autres dirigeants se cachent. Seules 35 familles s’accrochent encore à la coopérative.
Solidarité suisse
La Florida sera la seule du pays à survivre. Notamment grâce au soutien trouvé par le Suisse Jean-Luc Pittet, un ancien coopérant à La Florida et fondateur à Genève d’une association homonyme [1]. « L’entreprise familiale Blaser à Genève a accepté de nous acheter 500 sacs de café, raconte M. Pittet, aujourd’hui responsable de Terre des hommes (TdH). Ce n’était pas grand-chose, mais au Pérou cela a fait l’effet d’une révolution ! Pour la première fois, des producteurs obtenaient un marché à l’étranger sans passer par les intermédiaires... Les prix offerts par ces revendeurs sont immédiatement repartis à la hausse !  »
Dès lors les évènements s’enchaînent. L’affaiblissement progressif de la guérilla coïncide avec l’arrivée d’argent frais en provenance de Suisse, à travers la Fédération genevoise de coopération (FGC) et le Fonds cantonal contre le trafic de drogue [2]. « La Florida est à seulement deux heures des zones cocaleras [3]. La coopérative est un outil de prévention car ses membres ne migrent plus pour se livrer à des cultures illicites  », explique Felix Marin.
La renaissance de La Florida devient totale lorsque la coopérative décroche le label Max Havelaar. La promesse de débouchés stables et de prix corrects ramène les producteurs par centaines.
Les « 4 pieds  » de la coopérative
Le vent en poupe, La Florida s’échine depuis lors à renforcer ses structures. « Une coopérative, ce n’est pas qu’une forme juridique, sa force, elle la tire de ses valeurs  », assure Felix Marin. Sa Florida, le cafetalero la voit comme « un pays idéal  » qui soulagerait les défaillances de l’Etat, construisant routes et écoles s’il le faut. Ou plus prosaïquement « comme une table  » posée sur « quatre pieds  » d’égale importance : une base sociale solide (les membres), une solidarité de tous les instants (la démocratie), des services complets (le social) et une activité économique efficiente (les revenus).
Un « développement intégral  », moteur de la collectivité : « A l’agriculteur, nous disons : ’Tu veux un débouché ? Un crédit ? Entre dans la coopérative, mais il faudra se plier aux règles : tu participes à la vie de l’organisation, tu te formes, tu fais ton potager, tu construis des latrines et tu tries tes déchets’ !  »
Femmes et enfants ne sont pas oubliés : « Tous les membres de la famille doivent participer à la vie de la coopérative et se former. Grâce à cela, La Florida compte désormais vingt comités de femmes. Parmi les 300 participantes se trouvent sà »rement les futures dirigeantes de la coopérative !  », parie Felix Marin. Quant au « bio  », il n’est pas qu’un argument marketing. Des programmes de reforestation sont par exemple imposés, en sus des standards de l’agriculture biologique.
« Au début, les paysans font tout ça sous la contrainte, admet M. Marin. Mais peu à peu, ils découvrent les améliorations  » apportées par les règles collectives. « Que ce soit au niveau familial ou communautaire  », précise-t-il.
La Florida essaime
L’engouement est tel que La Florida a dà » se fixer des limites sévères pour éviter une croissance ingérable. Hors d’un territoire fixé par la coopérative, les cafetaleros tentés par le modèle doivent fonder leur propre organisation. La Florida leur apporte alors son soutien. « On les invite à observer le fonctionnement et à suivre des formations. Si nécessaire, des techniciens se rendent chez eux  », relate l’ex-gérant de La Florida, désormais salarié par TdH pour transmettre son expérience coopérativiste.
Parmi « les fils de La Florida  », Felix Marin met en exergue la coopérative écologique Alto Palomar, fondée en 2001. Bien que plus modeste que La Florida, cette coopérative s’est dotée de « structures plus solides  », estime M. Marin. Elle fait notamment de gros efforts de sensibilisation et d’éducation des quelque mille jeunes de la communauté. « Plus tard, s’ils ne restent pas à Alto Palomar, ces jeunes iront propager cet idéal de solidarité et d’amour de la nature  », s’enthousiasme Felix Marin.
Sans attendre cet horizon, les petits producteurs de café péruvien se sont réorganisés au niveau national. Sous l’impulsion de La Florida, la Junta Nacional del Cafe [4] (JNC) a redonné un lobby efficace au principal secteur agraire du Pérou, voyant se multiplier par huit le nombre de coopératives, en seulement treize ans d’existence. Selon les chiffres avancés par la JNC, la production associative occupe 35 000 familles regroupées en près de 200 organisations, produisant un sixième du café péruvien. Contre moins d’un vingtième en 1996.
Des lamas et des touristes à 4000 mètres
Le renouveau du secteur coopérativiste péruvien ne s’arrête pas au café, se réjouit Jean-Luc Pittet, secrétaire genevois de Terre des hommes. Sous l’impulsion de l’ancien gérant de La Florida, Felix Marin, l’ONG suisse appuie plusieurs petites coopératives situées bien au-delà de la zone caféière.
Ainsi l’organisation Valle del Cunas, basée à 4000 mètres d’altitude, qui tente depuis trois ans de revaloriser les produits andins traditionnels que sont la laine d’Alpaca - le « chameau  » sud-américain - ou la maca, espèce de grand radis appartenant à la famille des choux. « Depuis la conquête espagnole, ces productions ont été remplacées par l’élevage d’ovins et de bovins  », regrette Florencio Aquino, le responsable de la coopérative. Or, soumis à la concurrence des plaines, notamment argentines, les éleveurs andins ne peuvent régater. « Tandis que la fibre d’Alpaca, la maca et la quinoa intéressent de plus en plus de monde  », souligne-t-il, insistant sur les divers marchés locaux décrochés par sa coopérative.
Calquée sur le modèle de La Florida, Valle del Cunas a d’autres « miracles  » à son actif. Grâce à l’irrigation et à de précieux conseils agronomiques, les 72 familles coopérativistes disposent maintenant de superbes potagers. Salades et légumes poussent malgré le froid et l’altitude extrême.
Sécurité alimentaire, agriculture biologique, écoles, formation permanente, comités de femmes, démocratie... les principes sont les mêmes qu’en Haute-Amazonie, où au hasard d’une migration Florencio Aquino a rencontré les promoteurs de La Florida. « Nous en sommes une fidèle réplique  », insiste-t-il fièrement, même s’il manque encore à Valle del Cunas le précieux sésame pour aborder le marché international : une certification « commerce équitable  ».
L’influence andine des Amazoniens de La Florida prend également un autre chemin bien singulier : celui des milliers d’ouvriers agricoles migrants qui, année après année, descendent des hauts-plateaux pour participer à la récolte du café, puis - souvent - à celle de la coca. « Depuis cinq ans, nous sensibilisons les ouvriers au modèle coopérativiste et leur offrons des formations durant leur séjour  », signale M. Marin. Le but étant que les migrants s’organisent en coopératives de travail, afin de défendre leurs droits face aux employeurs. La plus-value obtenue permet de renoncer à la récolte de la coca et d’investir dans le développement de la communauté d’origine.
Châtaigniers, horticulteurs, éleveurs et même tourisme alternatif, plus aucun domaine n’échappe au coopérativisme rural. Depuis peu, en effet, La Florida, Alto Palomar et Valle de Cunas se sont unies pour mettre sur pied un « tour  » agro-touristique, menant des Andes à l’Amazonie, à la découverte de « la vie réelle des paysans péruviens  »...
[2] Institué par loi en 1995, il est alimenté par l’argent du narcotrafic confisqué à Genève. Ces fonds sont affectés à des organismes travaillant à la prévention de la toxicomanie à Genève, ainsi qu’à des ONG oeuvrant dans le cadre de la coopération avec le Sud. De 1995 à 2004, la FGC a pu disposer de plus de 5 millions de francs pour soutenir des projets de prévention de la consommation de drogues et d’alternatives à la production de stupéfiants.
[3] [NDLR] Zones de production de la coca.
Source : La Courrier (www.lecourrier.ch), Genève, mai 2006.