Un mois durant, deux dirigeants du Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST) brésilien ont accompagné le Sous-commandant Marcos dans son “périple” à travers le Mexique pour faire connaître ce que l’on appelle l’“Autre campagne”. En entretien avec Carta Maior, le coordinateur du mouvement, José Batista, parle des idées zapatistes, des convergences avec le MST et de ce que les mouvements sociaux entrevoient pour le futur de leurs pays respectifs.
Depuis l’ascension du MST comme le plus grand mouvement de masses au Brésil et de l’émergence du Mouvement zapatiste au Mexique dans les années 90, les deux organisations ont été considérées comme les expressions sociales les plus importantes de l’histoire récente de l’Amérique latine. Organiquement différents de par leur origine et leur organisation - mouvement national, le MST s’est consolidé dans la lutte politique de la paysannerie pour la réforme agraire, tandis que les zapatistes, confinés à l’état du Chiapas, ont opté pour un soulèvement armé pour la reconnaissance de plein droit de l’identité indigène -, les deux mouvements se caractérisent par une formulation idéologique - là oui, très proche l’une de l’autre - des objectifs de leur intervention dans la conjoncture politique et sociale nationale, qui a rassemblé des admirateurs et des adeptes dans de nombreux secteurs de la société, voire au niveau international.
Il y a bien longtemps que les champs d’action et les élaborations politiques des deux mouvements sont sortis de la sphère corporative, et se sont étendus à un débat plus large sur les concepts de société et de développement, centré clairement sur l’affrontement avec le néolibéralisme et l’hégémonie du capital international dans la conduite de la vie de la planète.
Plus récemment, pourtant, le discours autour de la formulation d’une alternative politique en terme de modèle de société a pris forme de manière distincte mais étonnamment similaire au Brésil et au Mexique. Face à la perspective d’élections générales dans les deux pays en 2006 [1], en 2005 déjà ont émergé deux propositions d’organisation nationale ayant pour objectif de rassembler les mouvements sociaux des pays respectifs autour d’un grand débat sur l’avenir désiré.
Au Brésil, à l’initiative du MST et de l’Eglise (au travers de la campagne Jubilée Sud), s’est formalisée en octobre 2005 l’Assemblée populaire, une articulation de dizaines d’entités et de mouvements de base autour d’un large débat sur « le Brésil que nous voulons  ». Pensant dans un premier temps présenter un large programme de revendications et de propositions au pays en 2006, l’Assemblée mit de côté cette idée, pour [travailler à ] un projet de plus longue haleine, de consultation et de construction dans les municipes et dans les Etats, qui devra mà »rir d’ici 2007.
Au Mexique, en juillet 2005, le Sous-commandant Marcos faisait sa réapparition en public avec la Sixième déclaration de la Forêt Lacadone [2], un long document où les zapatistes font une évaluation des onze dernières années et font des plans pour le futur : fondamentalement, rompre avec les institutions, rejeter le processus électoral de 2006 et lancer une « Autre campagne  », un mouvement d’articulation nationale des mouvements et des forces sociales autour d’un projet populaire de société à construire à partir de 2006, lentement et sans se presser, dans le plus pur style indigène.
En janvier de cette année, Marcos, auto-dénommé Délégué Zéro, à cheval sur une moto, entame son « périple  » de six mois, un processus d’assemblées, de réunions, de débats et d’articulations avec les mouvements sociaux de tous les états pour divulguer « l’Autre campagne  », et jeter les bases de sa construction. C’est cette expérience que les dirigeants du MST, Djacira Araujo et José Batista, ont accompagnée un mois durant, entre avril et mai. En conversation avec Carta Maior, Batista nous parle de l’expérience et du débat politique conséquent pour le mouvement et ses articulations.
D’où vient l’idée d’envoyer des représentants du MST pour accompagner l’Autre campagne zapatiste au Mexique ?
Ce fut une décision du MST que d’aller vivre cette expérience, qui part du mouvement zapatiste, mais qui est un débat avec l’ensemble de la société civile mexicaine. Nous sommes allés au Mexique pour accompagner ce processus début avril, et nous avons vécu un moment imprévu : l’adhésion massive d’entités estudiantines, de petits partis qui ne participent pas aux élections de cette année, de groupes anarchistes, etc. qui ont fini par former une caravane qui accompagne le Sous-commandant, et nous l’avons rejointe.
Comment se déroule l’Autre campagne, du point de vue pratique et organisationnel ?
Marcos a été délégué par les commandants zapatiste pour mener ce débat [avec la société mexicaine]. Lui tout seul. Autrement dit, dans un premier moment, Marcos part, avec deux accompagnateurs, pour faire son périple sur tout le territoire mexicain jusqu’à juin, les six mois pendant lesquels le débat électoral est le plus intense. Dans les états, ce sont les organisations locales qui s’occupent d’organiser les rencontres - débats, assemblées, conversations dans les universités, et réunions plus petites avec les « adhérents  », les leaders des mouvements locaux, sur la mise en Å“uvre de l’Autre campagne. Normalement, la méthodologie est la suivante : Marcos écoute toutes les organisations locales - sur les problèmes de logement, d’expulsion, de personnes qui sont expulsées par des entreprises des terres communales, etc., - car il y a beaucoup de résistances locales qui finissent par s’articuler à travers l’Autre campagne, et enfin il se prononce. Autrement dit, le périple se transforme en une sorte de [grand] cabinet de consultation des problèmes.
Y a-t-il dans ce processus, un moment de systématisation ? Il doit y avoir beaucoup d’information produite au cours de ces événements.
Une des caractéristiques des zapatistes est de beaucoup écouter. Les réunions sont longues, le temps de parole des gens est libre, et ces rencontres durent trois, quatre heures. A la fin, normalement Marcos prend la parole, en systématisant les interventions, en travaillant la philosophie de l’Autre campagne et en incitant à l’auto-organisation.
Il y a des délais ou des planifications pour ce processus ?
Ce qui est prévu - du moins c’est ce qui apparaît dans certains discours de Marcos, même si ce n’est pas très clair - c’est que dans un second moment, les commandants zapatistes reviendront dans ces lieux pour y rester plus longtemps, pour aider dans l’organisation. Qu’il soit clair, cependant, que l’objectif du mouvement n’est pas d’étendre la lutte zapatiste du point de vue corporatif. Ce qui est proposé c’est une organisation plus grande que le mouvement indigène, un grand mouvement qui articule toutes les luttes. Le Mexique est une sorte de chaudron de luttes sociales fragmentées. Il y a des mouvements qui affrontent l’Etat, certains armés, d’autres pas, mais de manière isolée - et dont pour beaucoup on ignore même l’existence. Guerre de basse intensité ? Non, ce n’est pas une guerre de basse intensité, la guerre contre les communautés n’est plus militaire, c’est une guerre de déstructuration sociale, par la boisson, la prostitution, la logique du marché qui entre dans une culture très particulière qui est celle des indigènes paysans.
Comment l’Autre campagne est-elle en relation avec la course électorale de cette année ? Et comment se positionnent les grands mouvements et les organisations sociales ?
A partir de l’expérience de l’Autre campagne, les gens et les groupes qui adhèrent doivent prendre une position. Le discours de l’Autre campagne n’est pas que l’on ne doit pas voter aux élections ; mais ceux qui donnent la priorité aux élections ne sont pas dans l’Autre campagne. Ceci limite beaucoup la participation de grandes organisations, les plus représentatives au niveau national. Même celles qui sont liées à la Via Campesina [3] ne sont pas officiellement dans l’Autre campagne. Un détail : elles ne défendent pas non plus officiellement un candidat dans la course électorale.
La difficulté à soutenir les zapatistes vient de la remise en cause des institutions ?
L’Autre campagne, si je résume, est le visage public de la position politique zapatiste, qui est de remettre en cause les institutions. La proposition zapatiste est la suivante : si eux ne nous reconnaissent pas, nous non plus nous ne les reconnaissons pas. Et la négation n’est pas née aujourd’hui avec l’Autre campagne, il s’agit là d’une période de consolidation d’une expérience qui s’est construite dans les municipes autonomes, d’autogestion totale, en matière d’éducation, de santé, etc. Dans les régions autonomes, ils ont institué des formes de gestion sans élections, les naissances sont déclarées mais pas auprès des autorités officielles nationales, ils font des mariages, etc. Et d’après l’évaluation de ces communautés, ceci permet de répondre beaucoup plus efficacement aux demandes que la politique publique officielle. Ils font le pari suivant : nous allons construire notre dignité avec nos propres forces. Ce qui communique le plus avec la société c’est leur expérience interne, mais ils ne proposent pas ce modèle comme règle. Leur position est : nous n’avons plus aucun soutien de la part de l’Etat, nous n’avons donc pas à nous préoccuper de la question électorale, de qui va gagner ; cela fait 500 ans que nous avons rompu avec ce type de société, et nous réaffirmons cette rupture.
Mais y a-t-il un appui des grandes organisations ?
L’Autre campagne joue le rôle d’une sorte de partage des eaux : elle lance en direction de la société mexicaine un débat qui, en principe, n’a pas le soutien des principales organisations sociales, au sein du mouvement syndical ou paysan. Mais ils sont comme Jésus : où il y aura deux ou trois personnes réunies en mon nom, je serai là .
Y a-t-il de la part de l’Autre campagne, une restriction à l’acte de voter ?
L’Autre campagne ne prêche pas le vote nul. Elle dit : si vous voulez voter, participer au processus électoral, très bien, la question est de ne pas se faire d’illusion. Autrement dit, ces gens (les candidats) n’ont pas de projet de changement, ils sont tous pareils. L’Autre campagne propose un débat au-delà de cette structure de société qui est là , qui est en crise, qui a été faite pour nourrir un modèle d’accumulation de richesse, de perte de la culture, puisque aujourd’hui le Mexique est une douane des Etats-Unis. Elle propose un soulèvement pacifique et organisé de caractère national pour faire face à l’impérialisme.
Vous avez pu rencontrer ou avoir une conversation officielle avec Marcos, en tant que représentants du MST ?
Non. Nous sommes allés dans trois régions autonomes dans le Chiapas, nous avons rencontré les « conseils de bon gouvernement  » [4], les municipes autonomes, et nous avons participé à la caravane qui suit le périple. Notre tâche principale au Mexique était d’avoir une vision la plus proche possible de la réalité.
Dans ce sens, qu’est-ce qui rapproche le plus les deux mouvements, en ce moment, du point de vue idéologique ?
L’évaluation selon laquelle le capital international s’est institutionnalisé se rapproche beaucoup de notre analyse. Dans le sens où même si le gouvernement change, il n’y a pas de changement de la situation. Ce qui change, c’est la pression sociale. Notre relation avec les zapatistes ne date pas d’aujourd’hui, nous avons une forte relation d’identité, cela se sent. La différence est que les zapatistes, au début, ont eu une tactique de lutte différente de la nôtre, et ils sont un mouvement localisé. Avec un affrontement beaucoup plus radical du point de vue de l’autonomie [5].
Comment voyez-vous l’expérience de l’autonomie zapatiste ? Elle serait viable comme modèle d’organisation sociale plus large ? Le MST pourrait adopter cette idée ?
Ils sont en train d’expérimenter, ils sont au cÅ“ur d’un processus, et il est encore très risqué de dire quelle est la limite de ces expériences isolées. L’issue pour la société c’est ça : ou ils créent cela comme une force organisationnelle et sociale, ou ils peuvent être annihilés. Cela peut être une limite. Dans notre cas, notre relation politique avec les institutions est marquée par l’autonomie politique. Une chose est d’accepter qu’il y ait des formes diverses de contribution avec le Mouvement, une autre est [d’accepter] des offres en échange de conditionnalités, en exigeant que nous ne fassions plus d’occupations ou de marches. Notre expérience jusqu’à présent est que notre relation avec les institutions gouvernementales et non gouvernementales n’a pas empêché encore que le mouvement garde sa forme d’organisation. L’autonomie est très relative : rester dans le maquis et ne pas accepter l’Etat, ou garder ses principes et miser sur les relations politiques sans jamais les abandonner ? En ce qui nous concerne, nous sommes en permanence dans cette construction, et c’est peut-être là que réside la complexité du mouvement.
Le MST s’est davantage focalisé, dernièrement, sur un affrontement visant le grand capital - outre les latifundios [6], les transgéniques, les corporations transnationales du secteur des semences, l’agrobusiness, etc. C’est la même approche que les zapatistes.
De par la caractéristique du capital - et c’est peut-être là ce qui explique pourquoi le MST et les zapatistes sont devenus des références - la campagne, la terre, autrement dit, l’espace géographique, est devenu le plus grand objet de dispute du capital dans la période la plus récente. Avant, l’affrontement avait lieu dans l’usine, mais la manière dont le capital s’est constitué par son internationalisation nous a placés dans cet affrontement. La dispute de la terre, du territoire est devenue vitale pour le capitalisme international. Et tout comme nous, qui percevons que la solution ne se trouvera pas seulement à la campagne, mais dans le débat avec la société, les zapatistes ont aussi pris cette orientation. Nous en sommes venus à un affrontement avec le néolibéralisme comme ennemi, en 96, 97, 98, nous avons beaucoup souffert, nous avons eu des gens emprisonnés et tués. La terre, la monoculture, le latifundio, les ressources naturelles, sont devenues une condition fondamentale pour le capital et pour maintenir cette structure de société. La terre c’est le pouvoir, cela a toujours été le pouvoir au Brésil. Alors, quand le MST fait ce débat avec la société, quand il investit dans le processus d’écouter, dans les marches à Brasilia, dans les débats et dans les élaborations sur la conjoncture, la culture et les richesses du Brésil, c’est la construction d’un projet. Cela fait un moment que le MST l’élabore, et l’Assemblée populaire est le résultat de ce processus.
L’Autre campagne et l’Assemblée populaire semblent être des processus relativement similaires.
L’Assemblée populaire, tout comme les mouvements au Mexique, qui sont dans le processus d’apprendre à se connaître et à s’articuler entre eux, est à la recherche d’une identité nationale. Au Brésil, ce processus d’unité des mouvements sociaux est plus ancien, il est en construction depuis la lutte contre la dictature. Le mouvement urbain a connu son apogée avec le mouvement estudiantin et ouvrier, et maintenant il a opté pour la voie de la dispute institutionnelle. Cet espace, le débat de conception de société, revient maintenant à l’Assemblée populaire.
[1] [NDLR] Une élection présidentielle se tiendra au Mexique au mois de juillet 2006 ; et au Brésil au mois d’octobre.
[2] [NDLR] La Sixième déclaration de la forêt Lacandone a été traduite en français sur le site du Comité de solidarité avec les peuples du Chiapas en lutte (CSPCL) : http://cspcl.ouvaton.org/article.p....
[3] [NDRL] Mouvement social mondial regroupant des organisations rurales, indigènes, paysannes, etc. d’Afrique, Amériques, Asie, et Europe luttant pour une agriculture familiale et paysanne.
[4] [NDLR] Le 9 aoà »t 2003, l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) décrétait la naissance des « conseils de bon gouvernement  » (Juntas de Buen Gobierno) dans les cinq zones territoriales sous son contrôle, appelées « caracoles  ». Il s’agit en fait de structures d’auto gouvernement.
[5] [NDLR] Consultez le dossier « l’autonomie zapatiste » sur RISAL.
[6] [NDLR] Un latifundio est une grande propriété foncière, le plus souvent inexploitée ou considérée improductive au regard d’un certain nombre de critères officiels. C’est le système de répartition de la terre dominant au Brésil, et contesté par les mouvements luttant pour une véritable réforme agraire.
Source : Agencia Carta Maior (www.agenciacartamaior.uol.com.br), 18 mai 2006.
Traduction : Isabelle Dos Reis, pour le RISAL (www.risal.collectifs.net).