Dans un geste spectaculaire, le président de la Bolivie, Evo Morales, annonçait le 1er mai dernier la nationalisation des hydrocarbures (gaz
et pétrole) sur le territoire bolivien. L’armée a aussitôt envahi les champs pétrolifères et les raffineries pour manifester aux 26 compagnies pétrolières la souveraineté inaliénable de l’État sur ses ressources naturelles. Au terme d’une négociation de 180 jours, le gouvernement deviendra le détenteur de 50 +1 % de toutes les actions des compagnies pétrolières et gazières opérant en Bolivie.
Le décret 28701 rendu public le 1er mai oblige en effet 26 entreprises étrangères opérant en Bolivie à remettre au gouvernement leur production et à se soumettre aux politiques de prix et de volume d’exportation décrétées par la Yacimientos PetrolÃferos Fiscales Bolivianos (YPFB). La brésilienne Petrobras, l’espagno-argentine Repsol-YPF, la française Total, la britannique British Gas ou encore l’américaine Enron-Shell, parmi d’autres, auront 180 jours pour négocier de nouveaux contrats donnant la primauté au gouvernement bolivien, sous peine de ne plus pouvoir opérer dans ce pays andin. Dans les faits, les taxes et redevances payées par les deux principaux clients de la Bolivie - la compagnie brésilienne Petrobras, dont la production quotidienne atteignait 100 millions de mètres cubes de gaz, et l’espagno-argentine Respsol YPF - ne dépassaient pas 50 % des profits des multinationales en 2005. De 1996 à 2005, ces mêmes compagnies n’ont payé que 18 % de taxes et redevances sur leur production, conservant le reste - soit 82 % des profits. Durant la période transitoire de six mois, ces chiffres seront inversés pour tous les gisements d’où ont été extraits 100 millions de pieds cubes de gaz par jour en 2005, afin d’inciter les grandes pétrolières à conclure rapidement un accord. Ces entreprises seront également soumises à un examen visant à informer l’État du montant de leurs investissements en Bolivie, des profits enregistrés et de la régularité dans le paiement de leurs impôts.
À la veille de la formation d’une Assemblée constituante, cette mesure politique démontre l’intégrité du président envers les membres de son parti, le Mouvement vers le socialisme (Movimiento al Socialismo - MAS). À l’occasion d’importantes manifestations, divers mouvements populaires dont le MAS ont en effet maintes fois exigé la récupération des ressources naturelles du pays. Depuis 2000, ces manifestations de rue ont conduit à la démission successive de deux présidents [1], soit celle de Gonzalo Sánchez de Lozada en octobre 2003 et celle de Carlos Mesa en juin 2005 [2]. Cet acte témoigne également de l’influence marquante du président vénézuelien, Hugo Chavez, sur le chef d’État bolivien. Evo Morales a en effet affirmé que Chavez était un modèle pour lui, ce qui permet à certains analystes [3] de ranger la Bolivie dans la catégorie des régimes de gauche nationalistes et radicaux (tels Cuba, Venezuela), par opposition aux régimes de gauche modernes, réformistes et internationalistes (Chili, Uruguay, Brésil). Le MAS et son dirigeant, Evo Morales, entrevoient en effet le néolibéralisme, les accords de libre-échange et la mondialisation marchande comme un obstacle majeur au développement de la Bolivie [4].
Grâce aux importantes ressources pétrolières vénézueliennes, Chavez a lancé une politique d’intégration latino-américaine inspirée de la vision de Simon Bolivar, l’Alternative bolivarienne pour les Amériques (ALBA). Un accord de mise en oeuvre de l’ALBA a été signé le 29 avril 2006 par les présidents de Cuba, Venezuela et de Bolivie. Toutefois, des accords d’échange de pétrole conclus par Chavez avec Cuba et d’autres pays de l’hémisphère lui ont déjà permis de promouvoir sa vision du développement régional et de faire ainsi un contrepoids à l’administration Bush et à la zone
de libre-échange promue par les États-Unis. En se dissociant de la Communauté andine et en se ralliant au MERCOSUR, Chavez a d’ailleurs indiqué sa préférence pour les régimes de gauche opposés aux politiques libre-échangistes américaines. Un Traité commercial des peuples, patronné par Evo Morales pour faire échec à l’Accord de libre-échange avec les pays de la Communauté andine proposé par Washington, a aussi été conclu avec Cuba et le Venezuela. Selon Roger Burbach [5], cet accord est particulièrement favorable à la Bolivie puisque ses deux partenaires se sont engagés à acheter la production bolivienne de soja de même que d’autres biens agricoles au prix du marché ou davantage. En outre, le Venezuela enverra à la Bolivie du pétrole pour faire face à toute pénurie intérieure, alors que Cuba y dépêchera des médecins.
Il faut souligner également que cette nationalisation ne s’avère que le début d’une plus vaste politique de nationalisation des ressources, le président bolivien ayant indiqué que les ressources minières seraient aussi nationalisées d’ici 2007. Les terres improductives des latifundios feront l’objet de la prochaine étape de nationalisation [6] afin que, comme l’a dit le président, des milliers de personnes vivant en zone rurale puissent bénéficier de terres, alors qu’actuellement elles appartiennent à une poignée de grands producteurs privés [7]. La politique nationaliste du gouvernement pourrait même se doubler d’une aile protectionniste. En effet, la prohibition de la vente de vêtements usagés en provenance des États-Unis pourrait bientôt être imposée en réponse aux manifestations à répétition de commerçants boliviens de textile et de vêtement [8]. En contrepartie, des programmes de développement du textile et d’appui aux micro-entrepreneurs de tissus artisanaux seraient mis en place par l’État [9]. Ces transformations réussiront-elles à sortir la Bolivie de la misère et à favoriser l’intégration en Amérique du Sud ? Cette question peut être répondue en analysant les réactions à la politique de nationalisation et les résultats de certaines expériences antérieures dans les pays en développement, dont celle du Venezuela.
Un décret qui inquiète la communauté internationale
La Bolivie, qui produit 40 000 barils de pétrole par jour, est le deuxième producteur de gaz en Amérique latine après le Venezuela. Mais bien
que la Constitution ait consacré la propriété inaliénable de l’État sur les ressources naturelles présentes « dans le sous-sol  », la loi 1689 adoptée le 30 avril 1996 avait octroyé aux compagnies privées la propriété des hydrocarbures dès que ceux-ci affleuraient à la surface d’un puits. « Exploration, exploitation, transport, raffinage, distribution et commercialisation tombent entre les griffes des multinationales. Considérés comme « nouveaux  », les champs pétrolifères et gaziers découverts à partir de la loi de 1996 ainsi que les gisements non exploités à cette date ne sont plus taxés qu’à 18 %, quand les « anciens  » (très souvent rebaptisés « nouveaux  » au terme de grossiers artifices) l’étaient à 50 %. [10]  » Le décret annule la disposition légale prévoyant que l’État ne possède plus le gaz une fois extrait du sol, ce qui signifie que l’État vendra lui-même le gaz, reléguant les compagnies étrangères au rang de simples opératrices [11].
L’actuel décret de nationalisation a donc provoqué, comme on s’en doute, une levée de bouclier de la part des compagnies privées, principalement étrangères. La presse internationale s’est faite l’écho du secteur industriel en affirmant que les nationalisations pétrolières étaient un instrument permettant aux pays producteurs de mener à bien des agendas populistes [12], qui pourraient s’avérer fort préjudiciables à l’industrie. Un journaliste du New York Times, Thomas Friedman, en a conclu que le prix du pétrole était inversement proportionnel aux chances de la démocratie dans des pays comme la Russie, le Venezuela ou l’Arabie saoudite [13]. Le Fonds monétaire international (FMI) a pour sa part avancé que le geste posé par la Bolivie aurait des répercussions économiques à long terme. Selon un porte-parole de l’organisation, les négociations des prochains six mois entre le gouvernement et les compagnies affectées par la nationalisation bolivienne devront se solder par des accords mutuels en termes de compensation et de contrats d’exportation afin de garantir le flux d’investissements étrangers en Bolivie.
Par son ampleur, ce geste, auquel tous s’attendaient, a tout de même pris de court les principaux investisseurs dans le secteur pétrolier en Bolivie. En effet, le président brésilien Ignacio Lula da Silva a d’abord montré son profond mécontentement face à la nationalisation bolivienne, qui a frappé de plein fouet la société publique brésilienne Petrobras. Cette dernière contrôlait 47,3% des réserves boliviennes de gaz, les plus importantes en Amérique du Sud après celles du Venezuela. Plus de 50 % du gaz naturel consommé au Brésil est acheminé de Bolivie par un gazoduc géré par Petrobras et par lequel transitent chaque jour 30 millions de mètres cubes. La compagnie espagno-argentine Respol accaparait pour sa part 27,5 % des réserves de gaz. L’Argentine, avec ses importations quotidiennes de 3 à 4 millions de mètres cubes, est par ailleurs le deuxième acheteur régional de gaz bolivien. La banque espagnole Bilbao Vizcaya Argentaria a de son côté annoncé qu’elle remettrait à la société d’État YPFB les actions qu’elle possédait dans le secteur pétrolier, mais qu’elle intenterait à la fois un recours judiciaire contre le décret pour protéger les droits des bénéficiaires du Fonds de capitalisation collective de YPFB qu’elle était chargée d’administrer [14].
À la demande d’Ignacio Lula da Silva, les présidents du Venezuela, du Brésil, d’Argentine et de Bolivie, se sont réunis le 5 mai lors du Sommet de Puerto Iguazu en Argentine. Durant le sommet, Evo Morales a réussi à rassurer ses partenaires en leur promettant de négocier démocratiquement les prix. Les chefs d’État ont pour leur part reconnu le droit légitime et souverain des Boliviens de s’accaparer les ressources de leur pays pour lutter contre la pauvreté. Le président Morales a de plus multiplié les déclarations visant à rassurer la communauté internationale. Lors du Sommet Europe-Amérique latine, qui s’est déroulé à Vienne à la mi-mai, il a garanti une sécurité juridique pour les entreprises étrangères, tout en rappelant le droit souverain de son pays à disposer de ses ressources. « Personne n’est exproprié ni expulsé, a-t-il dit pour faire taire les critiques. Toute compagnie qui a investi en
Bolivie aura le droit de récupérer ses investissements et ses profits, mais elle n’aura plus le contrôle des gisements  ». La Bolivie respectera les compagnies qui se soumettront à la loi bolivienne, a-t-il ajouté en précisant que ces changements ne faisaient que réajuster une situation jusqu’ici anormale [15]. Il faut préciser que la Bolivie a pratiquement donné son pétrole depuis 30 ans et les contrats signés avec les compagnies nationales et étrangères ont été jugés illégaux puisque de nombreuses compagnies n’ont ni payé leurs impôts, ni respecté les lois boliviennes [16]. À la suite de ces diverses déclarations, la communauté internationale s’est donc montrée prudente face à l’acceptation du projet de nationalisation, dont le succès dépendra des négociations futures.
Le débat politique au sujet de la nationalisation bolivienne
Deux facteurs ont poussé le président Morales à prendre cette initiative : la militance des mouvements de paysans, de travailleurs et d’autochtones et la décision des États-Unis de conclure des accords de libre-échange avec la Colombie et le Pérou [17]. En effet, l’accord de libre-échange signé avec les États-Unis par la Colombie et le Pérou pourrait s’avérer préjudiciable pour la Bolivie, qui exporte en Colombie 60 % de son soja, la principale production agricole du pays. L’ouverture au soja nord-américain prévu dans le traité conclu entre Bogotà et Washington, considéré par Morales comme un acte déloyal envers la Communauté andine, pourrait grandement affecter les exportations de soja bolivien dans ce pays de 45 millions d’habitants. Les exportations boliviennes au Pérou sont également menacées par la concurrence américaine.
Dans la foulée des velléités vénézueliennes, Morales veut faire du pétrole et du gaz un moyen de lutter contre la pauvreté dans son pays en reprenant le contrôle sur les hydrocarbures que l’administration Lozada avait cédé aux compagnies multinationales, sans une indemnisation suffisante au yeux de la population. En Bolivie, la pauvreté touche 70% de la population [18]. Selon le gouvernement, la récupération des revenus du pétrole pourrait servir à une meilleure redistribution de la richesse. Mais cette nationalisation pourrait-elle également s’avérer un outil pour renforcer l’influence de la nouvelle élite gouvernementale comme dans le Venezuela d’Hugo Chavez ?
Certains analystes croient que la nationalisation effectuée par Evo Morales ne doit pas être vue comme étant un outil populiste, mais bien comme un moyen de décoloniser l’État et l’économie de l’emprise des sociétés transnationales. Ceci sous-entend que ce projet de nationalisation ouvrirait une nouvelle voie vers une démocratisation de l’économie. Cependant, d’un côté, une frange radicale du MAS estime qu’en instaurant un régime d’association mixte avec les multinationales plutôt que de les exproprier, le président bolivien n’est pas allé assez loin et a joué le jeu du néolibéralisme. D’un autre côté, cette mesure ne plaît pas non plus aux forces conservatrices et séparatistes de Santa Cruz et de Tarija - où se trouvent les principaux gisements de pétrole et de gaz -, qui ont jusqu’ici davantage bénéficié de l’apport des multinationales.
Certes, les réformes adoptées signifient que l’État aura un meilleur contrôle sur le raffinage, l’entreposage et le transport des hydrocarbures en ayant une plus grande marge de manoeuvre dans la définition des prix des carburants à l’échelle nationale, ainsi que dans le processus de production et d’exportation. Mais il reste que la voix des multinationales demeurera importante. En effet, le patrimoine de la société d’État YPFB, qui provient du Fonds de capitalisation collective, est dérisoire par rapport aux milliards possédés par les multinationales, comme la British Gaz par exemple. Comme l’exploitation et la commercialisation des hydrocarbures, en particulier du gaz, nécessitent beaucoup d’investissements technologiques, la société d’État demeurera largement dépendante des investissements étrangers. « Derrière le discours superficiel de nationalisation, se cache au fond la réaffirmation de la politique exportatrice du gaz naturel comme matière première, au profit des multinationales [19]  », disent d’un côté les critiques de gauche.
D’un autre côté, des chroniqueurs de la région conservatrice de Santa Cruz estiment que la nationalisation ne représente pas la meilleure stratégie ni pour assurer le développement du pays et réduire la pauvreté, ni pour favoriser la diversification de l’économie. « En se basant sur les faits et non sur des rhétoriques démagogiques ou des promesses électorales d’éradication de la pauvreté, nous devons favoriser le meilleur environnement socio-économique pour que des millions de Latino-américains aient la possibilité de sortir de la misère dans un contexte de stabilité économique, de libertés politiques et de coopération internationale. [20]  » Selon eux, les faits prouvent que l’ouverture économique demeure la meilleure porte de sortie.
Alors que le Mexique, qui a opté pour l’ouverture commerciale et le libre-échange, a diversifié ses exportations en réduisant la participation du pétrole qui comptait pour 68,5 % du total de son commerce extérieur en 1982 à 12,6 % en 2004, le Venezuela a conservé un profil de monoexportateur. En 1982, ses exportations de pétrole comptaient pour 94,2% du total de son commerce extérieur et pour 81,2% en 2004. La croissance économique accumulée au Mexique de 1998 à 2004 a été de 17,5 %, alors qu’elle a été nulle au Venezuela. La formation brute de capital fixe a augmenté de 21,3% au Mexique durant cette même période, alors qu’elle a chuté de 27,2% au Venezuela. Les mêmes comparaisons désavantageuses pour le Venezuela peuvent être faites en analysant les statistiques de l’ONU relatives au produit intérieur brut, au taux de chômage, à l’augmentation du nombre de personnes vivant
dans la pauvreté et à la hausse de l’inflation [21].
Un nouveau conflit social à l’horizon ?
Les Boliviens radicaux mettent en doute la politique de nationalisation consensuelle, axée sur une « association stratégique avec les pétrolières [22]  ». Ce type d’exploitation mixte, contrairement aux nationalisations de la Standard Oil (1938) et de la Gulf (1969), met en évidence les limites de la mesure adoptée par le MAS, selon eux [23]. Suivant l’exemple vénézuelien, le MAS, qui a toujours affirmé qu’il ne voulait pas d’une nationalisation confiscatoire, prône en effet un néo-développement basé sur une collaboration avec le capital national et étranger pour donner l’impulsion au « capitalisme andin  ». Pourtant, c’est loin de la demande de nationalisation réclamée par les groupes populaires voulant que l’État se réapproprie le contrôle total de la chaîne de production des hydrocarbures en expropriant sans indemnisation tous les actifs et les investissements réalisés par les entreprises transnationales oeuvrant dans ce secteur.
Au terme des cent premiers jours du régime Morales, la frange plus radicale déplore d’ailleurs une série de concessions faite à la droite [24] : la convocation restreinte à une Assemblée constitutive et un référendum autonomiste satisfaisant les oligarchies régionales. Ces concessions, qui ont encouragé la droite à manifester ses doléances, ont toutefois impatienté certaines factions de la société civile. Le gouvernement a donc voulu affirmer son orientation en rompant les relations avec la compagnie brésilienne EBX installée illégalement à Puerto Suarez, en promulguant le décret de nationalisation des hydrocarbures, et en signant le Traité commercial des peuples avec Caracas et La Havane. En assignant par ailleurs un nouveau rôle aux forces armées - soit de surveiller les gisements et les raffineries -, le gouvernement espère à la fois élargir sa base de sympathisants tout en faisant oublier les massacres commis lors de manifestations meurtrières.
Cependant, les nouvelles mesures visant à limiter les latifundioset à restreindre les hausses salariales pourraient provoquer la désapprobation d’une partie de la population. La réforme agraire planifiée actuellement par le gouvernement Morales pourrait transformer profondément les structures socio-économiques et institutionnelles du secteur agricole, selon le vice-ministre des Terres, Alejandro Almaraz. Toutefois, cette réforme - qui coà »tera environ 20 millions de dollars provenant d’un prêt de la Banque Interaméricaine de développement et de la coopération danoise -, pourrait provoquer une résistance de la part des propriétaires. Le gouvernement a indiqué qu’il n’hésiterait pas à utiliser les forces de l’ordre pour calmer toute rébellion.
Dans ce contexte, certains prédisent une polarisation entre la droite et la société civile, qui pourrait rejaillir sur la nouvelle Assemblée constituante [25]. La réaction des classes moyenne et bourgeoise de Bolivie sera déterminante. « En cas de fronde massive de leur part, l’élection en juillet à l’Assemblée constituante pourrait priver M. Morales d’une claire majorité nécessaire à son projet de réforme de l’État.  » En outre, le risque de voir se réveiller la fièvre sécessionniste des provinces riches en hydrocarbures demeure réel, d’autant qu’une série de consultations populaires sont également programmées sur ce thème. Enfin, une tentative de déstabilisation par la grève de cadres ou des sabotages - sur le modèle du Venezuela en 2002-2003 - reste possible. [26]  » Comme on le voit, les diverses transformations entreprises en Bolivie ne se feront pas sans heurts. Dans ce contexte, M. Morales pourra-t-il continuer à s’appuyer sur une armée très fraîchement convertie à la neutralité de classe ? Une chose est sà »re, pour préserver le calme et l’ordre en Bolivie, il faudra que les avantages générés par la nationalisation soient indiscutables pour la plupart. Quels sont les pronostics à cet égard ?
La nationalisation, un moyen efficace de lutter contre la pauvreté ?
Le secteur des hydrocarbures constitue la principale source de revenu du gouvernement bolivien, les réserves de gaz y étant les secondes en importance en Amérique du Sud (48 000 milliard de pieds cubes [27]). En Bolivie, la première privatisation des ressources pétrolières en faveur d’entreprises anglaises et américaines a eu lieu en 1952. En 1969, l’entreprise bolivienne YPFB passe aux mains de l’oligarchie. Par la suite, différents mégaprojets concernant le gaz et le pétrole mènent à une privatisation accrue d’YPFB, ayant pour conséquence une usurpation des terres autochtones, la destruction des zones de culture, la contamination des sols et des rivières et la destruction de l’environnement.
Cette époque est considérée par plusieurs comme un vol pur et simple des ressources boliviennes perpétré par les multinationales, l’oligarchie, le FMI, le Fond de développement interaméricain et la Banque mondiale. En 1996, la privatisation définitive de l’YPFB intervient en faveur des multinationales du gaz et du pétrole américaines, espagnoles, françaises, anglaises et hollandaises. Evo Morales veut remettre de l’ordre dans cette situation. « Beaucoup de transnationales opèrent en vertu d’accords illégaux et anticonstitutionnels, font de la contrebande, ne paient pas d’impôts. Nous ferons respecter la loi,
mais nous parions sur une nationalisation à travers le dialogue et la concertation [28]  », promet-il. Suivant l’exemple de la révolution bolivarienne, au Venezuela, il fait la promotion d’un type de développement dans lequel l’État jouera un rôle central, en collaboration avec l’investissement étranger [29]. Après des années de pillage autorisé par l’État bolivien [30], les mesures annoncées par le président Morales remettent sans doute les pendules à l’heure en réclamant aux compagnies pétrolières une valeur plus réaliste pour l’usage des hydrocarbures, dont les prix sont en constante augmentation depuis quelques années. Evo Morales veut aussi se donner de nouvelles armes face aux fluctuations du marché en adhérant à l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), qui s’est montré intéressée par des discussions bilatérales avec la Bolivie. L’OPEP a octroyé à la Bolivie un prêt de 10 millions de dollars sur 20 ans, à des conditions avantageuses, destiné à aider les universités publiques boliviennes. Mais il reste que la détention collective des ressources pour servir des objectifs d’intérêt général n’apporte pas nécessaireme nt les bénéfices escomptés pour la population.
Alors que l’administration privée recherche avant tout la rentabilité à court terme, la mise en place de services publics vise plutôt la satisfaction des besoins de la population à long terme. D’autre part, la propriété par l’État - qui devient juge et partie - ne favorise pas forcément la transparence de l’information, notamment dans les pays peu démocratiques. Les premières nationalisations du pétrole au Mexique, Venezuela, en Algérie, en Iran et en
Irak se sont faites à la suite de régime de concessions où les majors s’étaient appropriés les ressources en ne payant que des sommes dérisoires tenant lieu d’impôts et de redevances. Cependant, dans la plupart de ces pays, les compagnies nationales n’ont pas accentué la croissance, mais ont plutôt eu tendance à étendre leur influence sur l’accès à la ressource [31]. Par exemple, la production pétrolière a diminué de 46 % sous Chavez depuis 1998 et l’Iran ne produit plus aujourd’hui que quatre millions de barils par jour contre sept en 1979, principalement en raison d’une baisse des investissements dans la technologie et les infrastructures. Elle a aussi permis à des régimes autoritaires de se maintenir, comme en Algérie ou en Irak.
Comme on le voit, l’appropriation des ressources naturelles par l’État n’est nullement un gage de démocratie et de croissance économique. Les défis [32] de l’exploitation du gaz au plan économique sont multiples en Bolivie. On peut en mentionner deux en particulier, soit :
1. l’absence de capacité autonome d’exportation : la Bolivie ne dispose pas d’accès à la mer et l’utilisation de son seul gazoduc international, vers le Brésil, pourrait être affectée par une nationalisation qui frappe principalement Petrobras ;
2. l’absence de capacité technique pour la prise en charge des installations actuelles, que le Venezuela, déjà déficient en la matière à cause de l’exil d’un grand nombre de ses propres spécialistes de haut niveau, ne saurait compenser et qu’un Brésil possiblement mécontent serait peu susceptible de vouloir combler.
Si l’on se réfère au cas vénézuélien, il apparaît difficile à première vue que le gouvernement bolivien parvienne à mobiliser les ressources qui lui permettraient de développer le secteur et d’en faire le fondement d’un développement économique durable. Celui-ci devra en premier lieu s’assurer de maintenir sa capacité d’exporter le gaz et convaincre les multinationales de demeurer au pays. À ce titre, le cas de Petrobras est problématique, compte tenu de la petitesse relative de ses activités boliviennes. À preuve, la nationalisation de ses champs de gaz boliviens a eu peu d’impact sur la valeur en bourse de la compagnie [33]. Les tensions avec le Brésil mettent aussi en danger le paiement de la dette brésilienne de 500 millions de dollars relative aux engagements de Petrobras - non respectés jusqu’à présent - de payer une quantité convenue de gaz que celle-ci soit livrée ou non (contrat « take or pay  »). Cette somme représente plus du tiers de l’investissement brésilien dans le gaz bolivien. Par ailleurs, si l’on considère que le prix du gaz acheté jusqu’à maintenant par le Brésil est inférieur de près de 50 % aux prix internationaux, il n’est pas certain qu’un retrait total de Petrobras représente en bout de ligne une perte nette significative. D’autant plus que la mise en service d’autres champs de gaz au Brésil a été accélérée depuis l’intensification des troubles en Bolivie.
Dans le même ordre d’idée, le financement de la construction d’un gazoduc trans-andin, probablement dans le sud du Pérou - l’option chilienne étant largement proscrite pour des raisons nationalistes - demeure incertain. Même le Venezuela, qui constituerait un possible investisseur, s’avère incapable de soutenir chez lui un niveau d’investissement assurant le maintien d’une capacité raisonnable de production. Enfin, l’absence de garantie quant à l’accès à la mer ou au marché brésilien risque de décourager le gouvernement chinois de s’engager dans l’aventure.
Il reste que la politique d’échange instaurée par l’ALBA pourrait bénéficier à la Bolivie. Sa mise en application au Venezuela et à Cuba depuis décembre 2004 a entraîné une véritable croissance économique et sociale dans la région latino-américaine [34]. La société d’État pétrolière vénézuelienne s’est d’ailleurs engagée à la fin mai à investir 1 milliard $ dans l’industrialisation des hydrocarbures boliviens. L’accord de coopération comprend la formation et l’entraînement de professionnels et techniciens boliviens. À cela s’ajoute des lettres d’intention concernant la construction de deux usines de traitement du gaz, l’exploration et l’exploitation du pétrole et du gaz, l’installation d’un complexe pétrochimique et la formation d’une société mixte du nom de Petro Andina.
La trentaine d’accords signés entre la Bolivie, le Venezuela et Cuba représentent l’investissement financier le plus important depuis les 50 dernières années, selon le sénateur Antonio Peredo. Une large part de cet investissement sera destinée aux services sociaux, tels l’éducation et la santé. « Ces ententes dépassent toutes les possibilités que nous offraient les États-Unis et ne sont sujettes à aucune condition, contrairement aux propositions d’autres pays  », a affirmé le sénateur Peredo [35]. Le virage à gauche d’Evo Morales aura-t-il donc le mérite de redonner au gouvernement les moyens financiers et politiques de promouvoir des mesures progressistes bénéficiant à toute la population ? Un fait demeure : les implications politiques et
économiques d’un alignement et d’une coopération étroite avec ces deux pays - d’une taille radicalement asymétrique - ne seront peut-être pas seulement positives, si les investisseurs étrangers décident de quitter le pays. De plus, en devenant propriétaire des installations, le gouvernement bolivien augmentera ses revenus [36] provenant des exportations tant que le prix du pétrole sera élevé, mais il devra aussi entretenir ses installations et investir pour se maintenir à la fine pointe de la technologie. Ainsi, le geste politique posé par le gouvernement Morales aura des conséquences à la fois sociales, politiques et économiques qui influeront sur le développement futur du pays. Cependant, il est loin d’être acquis que cette mesure favorisera le
mieux-être de la population.
L’auteure tient à remercier Jean Daudelin pour ses commentaires et remarques.
Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cette publication demeurent l’entière responsabilitéde l’auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux de l’Observatoire des Amériques ou des membres du Centre Études internationales et Mondialisation (CEIM). Ni ceux du RISAL.
[1] En proposant la construction d’un gazoduc en direction du port de Mejillones, au Chili, l’administration de Jorge Quiroga a déclenché la guerre du gaz en Bolivie. L’antagonisme des Boliviens envers le Chili remonte à la perte de la côte du Pacifique aux mains des Chiliens lors de la Guerre du Pacifique (1879 - 1884).
[2] Sylvie Dugas, « Après l’Argentine, la Bolivie au coeur de la tourmente néolibérale », Chronique des Amériques, Observatoire des Amériques, juin 2005.
[3] Jorge G. Castaneda, « Latin America’s Left Turn  », Foreign Affairs, mai-juin 2006.
[4] Roger Burbach, « Bolivia’s Radical Realignment Under Evo Morales », Latin America in Movement, 4 mai 2006. En ligne : www.alainet.org.
[5] Idem
[6] Le gouvernement de Morales a annoncé qu’entre 11 et 14 millions d’hectares seraient redistribués dans le cadre d’une réforme agraire. Voire : « Bolivia confiscará tierras », 9 mai 2006, BBC.Mundo. En ligne : http://news.bbc.co.uk/hi/spanish/la....
[7] Adalid Cabrera Lemuz, « Ecos de la prensa internacional », El Observatorio informativo, 12 mai 2006. En ligne : www.periodistasbolivia.com.
[8] « Confirman desaparición gradual de la ropa usada. Comerciantes serán microproductores y artesanos », El Diario, 19 mai 2006.
[9] Idem.
[10] Maurice Lemoine, « Puissant et fragmenté, le mouvement social bolivien  », Le Monde diplomatique, novembre 2005.
[11] « Evo Morales annonce la nationalisation des hydrocarbures en Bolivie  », Le Monde, 2 mai 2006.
[12] Selon Adriano Pires, directeur du Brazilian Center for Infrastructure Studies, New York Times, 2 mai 2005, p. A5.
[13] François Brousseau, « Pétrole et démocratie  », Le Devoir, 15 mai 2006.
[14] « El BBVA entregará acciones de fondo de pensión a la estatal boliviana YPFB  », El Deber, 19 mai 2006.
[15] « Européens et Latino-américains s’opposent sur l’énergie  », Associated Press, 12 mai 2006.
[16] Adalid Cabrera Lemuz, El Observatorio Informativo. En ligne : www.periodistasbolivia.com.
[17] Roger Burbach, op cit
[18] « La Bolivie veut devenir membre de l’OPEP  », AFP, 12 mai 2006.
[19] « Los cien dias de gobierno de Evo Morales. Legitimando el orden neoliberal  ». En ligne : www.bolpress.com.
[20] Juan Carlos Molina Gutiérrez, « ¿Es tan malo el neoliberalismo ? », El Deber, Santa Cruz, Bolivia, 15 mai 2006.
[21] Idem
[22] La « nationalisation  » se résume en fait au contrôle par l’État de 50 % + 1 du capital de Chaco S.A., Andina S.A., Transredes S.A., Petrobras Bolivia Refinación (PBR) y CompañÃa LogÃstica de Hidrocarburos de Bolivia (CLHB).
[23] « Decreto 28701 de "nacionalización del gas" : Un paso adelante, pero parcial e insuficiente », 16 mai 2005. En ligne : www.bolpress.com.
[24] Idem.
[25] « Decreto 28701 de "nacionalización del gas" : Un paso adelante, pero parcial e insuficiente  », 16 mai 2005. En ligne : www.bolpress.com.
[26] Source : Le Courrier, Genève, mai 2006. En ligne : www.lecourrier.ch.
[27] Voir la description de la Bolivie sur Wikipedia.
[28] Maurice Lemoine, op. cit.
[29] Idem.
[30] Idem.
[31] Réal Pelletier, « Riches mais coincées, les pétrolières  », La Presse, 18 mai 2006.
[32] Jean Daudelin, professeur adjoint à la Norman Paterson School of International Affairs de l’Université Carleton. Commentaires recueillis par l’auteure relatifs aux défis de la nationalisation des hydrocarbures en Bolivie.
[33] Idem.
[34] Alors que quelque 200 projets bilatéraux pour une valeur de 874,6 M$ ont été lancés en 2004, les échanges réciproques de biens et services ont frôlé les 2 400 M$ en 2005. Ces échanges consistent principalement en pétrole à destination de Cuba, en contrepartie d’un important apport social au Venezuela, où la méthode d’alphabétisation cubaine « Yo Si Puedo  » a été appliquée avec succès. Résultat : le pays a été déclaré en septembre 2005 territoire libre d’analphabétisme. De plus, « l’Opération Miracle  » mise en place en juillet 2004 a permis à 220 541 personnes dans 25 pays de la région (principalement au Venezuela) de récupérer ou d’améliorer leur vision oculaire dès avril 2005. On pourrait ajouter à ce bilan un grand nombre de campagnes médicales ou sociales. Voir Nationalisation des hydrocarbures en Bolivie. Réappropriation des entreprises en Amérique latine, Infosud - Ekaitza et Doxa, mai 2006.
[35] Acuerdos con Venezuela y Cuba superan los 1.500 millones de dólares, MAS, 24 mai 2006. En ligne : www.masbolivia.org.
[36] À 18 % de taxes et de redevances, l’exportation des hydrocarbures rapportait à l’État de 40 à 70 millions $ par année.
Source : La Chronique des Amériques, juin 2006, n°23, Observatoire des Amériques (www.ameriques.uqam.ca), Université du Québec à Montréal (UQAM).