Le 25 mai, jour marquant le début d’une indépendance qui restait encore à conquérir [1], Néstor Kirchner a rempli la Place de Mai avec plus de 150 000 personnes, quelques-unes amenées là par l’appareil péroniste [2], mais dont la majorité désirait apporter son soutien à un gouvernement clairement différent de ceux qui ont fait couler l’Argentine au cours des cinquante dernières années. Quel est le bilan, forcément provisoire, d’un gouvernement au pouvoir depuis trois ans ? Comment Kirchner est-il arrivé à la Casa Rosada [littéralement la Maison Rose, le palais présidentiel] ?
L’obscur gouverneur [Kirchner] d’une des provinces les moins peuplées (bien que riche en pétrole) et les plus marginales du pays, qui avait coexisté sans problèmes avec le gouvernement de Menem [3] et avait appuyé la privatisation du pétrole, a pris parti dans la lutte interne péroniste en faveur de Duhalde, contre Menem [4]. La crise profonde de l’Etat et des classes dominantes, divisées et désunies par cette crise, et l’irruption des mouvements sociaux en décembre 2001 [5], sous une forme incontrôlable, démantelèrent le péronisme. La société changea cinq fois de président en quelques jours et l’appareil de Duhalde, auquel Kirchner appartenait, se trouva dans l’obligation de convoquer des élections anticipées et tenta de présenter comme candidats le gouverneur de Santa Fe, Reutemann ou celui de Cordoba, De la Sota, qui manquaient totalement d’appui. Kirchner, l’obscur gouverneur, apparut alors comme l’homme de la situation, et arriva ainsi à la présidence d’un pays au bord du gouffre avec le plus faible appui jamais obtenu par un président (près de 23%) et grâce à la décision d’empêcher la remise à flot de Menem [6]. Il recueille aujourd’hui 65% d’avis favorables, mais il ne s’agit pas d’un appui organisé ni d’un parti, puisqu’il affronte Duhalde et Menem au sein du péronisme [7], à coup de cooptation de nombre de leurs disciples corrompus, et qu’il parvient à s’attirer le soutien des « transversaux  » (dont des nationalistes, d’autres qui redoutent la droite ou de simples opportunistes désireux de s’approcher des postes gouvernementaux). Il avance ainsi vers les élections de l’an prochain, en profitant de la division de la droite économique et politique, et de l’inexistence d’une alternative socialiste qui pourrait s’y opposer, vu l’imbécillité et le sectarisme des groupes d’extrême- gauche.
Qu’a-t-il fait, ce président d’un pays capitaliste, qui accepte le système bien qu’il veuille le réformer et qui met en œuvre une politique bourgeoise que les secteurs bourgeois (le capital financier international, l’oligarchie terrienne, industrielle et financière liée à ce dernier, les propres industriels « nationaux  » aux bords de la ruine) ont eux-mêmes en horreur ? Sur le plan des droits humains il a poursuivi et condamné les auteurs de génocides d’une façon exemplaire, en « guillotinant  » leurs appuis dans la hiérarchie militaire. Sur celui de la justice, il a mis à la porte les pires juges de la Cour suprême menemista et a essayé de nettoyer le tas de fumier. Sur le plan social, il a élevé les revenus des retraités et des instituteurs, bien au-delà d’une simple récupération de l’usure due à l’inflation. Sur le plan international, il a obtenu une très forte réduction de la dette privée argentine [8] et il a réussi à se libérer du Fond monétaire international, qui était un vice-roi étrangleur. Il a de plus tenté de renforcer le Mercosur en utilisant l’apport du Venezuela à ce dernier et s’est opposé à la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) [9], tout comme à la politique belliciste des Etats-Unis. Bien qu’il n’ait pas touché à la propriété de la terre ni aux intérêts de l’oligarchie exportatrice de viande, de soja et d’autres céréales, il a tenté en revanche de contrôler les profits excessifs des éleveurs, en essayant de les obliger à vendre en priorité sur le marché interne, ainsi que les prix des supermarchés, presque tous étrangers. Le secret de la récupération argentine réside dans un taux de change qui requiert un dollar fort, et dans un énorme taux de profits assorti d’une très haute productivité, alors que les salaires restent très bas (et c’est la raison pour laquelle les produits de consommation populaires doivent être bon marchés). Contenir les salaires, s’allier avec les pires Charros anti-ouvriers et serviles (les gordos de la CGT) et empêcher l’émergence d’un mouvement ouvrier et d’autres mouvements sociaux qui soient indépendants de l’Etat (il ne concède pas de personnalité juridique à la Centrale des travailleurs argentins (CTA), dont une partie des dirigeants sont kirchnéristes), a été la politique officielle inamovible. Toutes les augmentations de salaires (autrement dit, l’extension du marché interne) ont été obtenues par des grèves illégales et c’est seulement très récemment que le gouvernement a négocié des augmentations avec les corporations professionnelles, pour préserver, essentiellement, la direction pro-gouvernementale de ces dernières.
Kirchner a mené une politique nationaliste, mais celle d’une bourgeoisie nationale qui n’existe pas et qui est remplacée par l’Etat. Il fait face à l’action subversive de la droite (grève nationale des propriétaires terriens, éleveurs et exportateurs, protestation organisée et virulente des militaires responsables de massacres et de leurs cadres actuels dans les forces armées), mais il est aussi confronté aux tentatives d’auto-organisation indépendante des travailleurs (travailleurs du pétrole de Las Heras, à Santa Cruz). Il tente de soumettre les mouvements sociaux au contrôle de l’Etat, aussi bien pour s’appuyer sur eux contre la droite que pour ne pas avoir de problèmes avec la gauche. Et maintenant, le 25 mai, il a proclamé une politique « pluraliste  » : cela signifie, en clair, une ouverture, y compris au sein du gouvernement, à certains radicaux, à d’ex-menemistes, à d’ex-duhalistes et à des socialistes. Cela ne signifie pas, en revanche, la reconnaissance de la CTA, laquelle non seulement existe mais vient de déclarer qu’elle présenterait aux prochaines élections un candidat ouvrier à la présidence et des candidats ouvriers à tous les postes électifs, indépendamment du péronisme, du gouvernement, de l’extrême-gauche, de tous les partis...
[1] [NDLR] Le 25 mai 1810 est la date marquant le début de la révolution qui mènera à l’indépendance de l’Argentine. Le vice-roi de La Plata est déposé par une junte militaire imposée par les partisans de l’indépendance. Une guerre oppose pendant cinq ans loyalistes et patriotes. (Source : http://fr.wikipedia.org/wiki/1810).
[2] [NDLR] Juan Domingo Perón, général et homme politique argentin, a été élu président de la République en 1946 et renversé en 1955. Après 18 années d’exil, il est revenu en Argentine et a été à nouveau élu président en 1973. Il est décédé en 1974, laissant le pouvoir à sa troisième épouse, MarÃa Estela MartÃnez. Perón a mené des politiques dont le but était de donner plus de poids à la classe ouvrière, ainsi qu’une politique ambitieuse d’industrialisation du pays. Cette idéologie, que l’on appelle le péronisme a eu une grande influence sur les partis politiques argentins.
Le Parti justicialiste dont est membre Kirchner est le nom donné au parti politique fondé en 1945 par le général Juan Domingo Perón. Il est plus connu sous le nom de Parti péroniste. La doctrine "justicialiste" conciliait mesures sociales, nationalisme, catholicisme et répression. C’est un parti conservateur, discrédité par la corruption généralisée qui a marqué les deux mandats de Carlos Menem (1989-1999).
Lire Léa Terbach, Genèse du Péronisme, RISAL 2002.
[3] [NDLR] Carlos Menem, président « péroniste  » de l’Argentine de 1989 à 1999. Son gouvernement est associé à la corruption et à l’imposition de politiques néolibérales agressives.
[4] [NDLR] La vie interne du Parti péroniste est marquée par de dures luttes entre différents courants. En 2003, lors des élections présidentielles, plusieurs candidats issus de ses rangs s’étaient affrontés. Kirchner, alors considéré comme un fidèle de Duhalde, l’ancien homme fort de la région de Buenos Aires, président argentin sortant, contre Menem, l’homme des privatisations qui a gouverné le pays de 1989 à 1999.
[5] [NDLR] L’auteur fait référence ici au soulèvement spontané de décembre 2001 connu sous le nom d’ « Argentinazo  ».
Consultez le dossier « Argentinazo  » sur le RISAL.
[6] [NDLR] C’est Carlos Menem qui arrive en tête du premier tour de l’élection présidentielle du 27 avril 2003 avec 24% des voix. Kirchner obtient quant à lui 22%. Les deux candidats sont alors qualifiés pour un second tour. Cependant, les sondages indiquent que Kirchner gagnerait avec une différence de 30 à 40% des voix. Menem décide alors de ne pas se présenter. Finalement, et avec à peine 22% des suffrages, Kirchner est élu président de l’Argentine.
[7] [NDLR] Considéré au départ comme l’homme de Duhalde, Kirchner va prendre ses distances. Les élections législatives du 23 octobre 2005 ont illustré ce conflit entre les anciens alliés, à travers leurs épouses respectives.
Lire à ce propos : Juan Carlos Galindo, Des vamps de grande classe à la poursuite de l’ombre d’Evita, RISAL, 3 novembre 2005.
[8] [NDLR] Sur cette réduction de la dette publique argentine due à des créanciers privés, lire Frédéric Lévêque, Olivier Bonfond, Argentine : la fin de la crise ?, RISAL, 23 mai 2005 ; Raul Zibechi, L’Argentine après le “default” : reconstruire l’Etat, RISAL, 10 mai 2005.
[9] [NDLR] à rea de Libre Comercio de las Américas - ALCA ; Free Trade Area of the Americas - FTAA ; Zone de libre-échange des Amériques - ZLEA.
Consultez le dossier « L’ALCA en panne » sur RISAL.
Source : La Jornada (www.jornada.unam.mx), 28 mai 2006.
Traduction : Amandine Py, pour le RISAL (www.risal.collectifs.net).