Depuis quelque temps, les éditorialistes,
chroniqueurs et reporters tentent de saisir la
nature du changement politique en cours en
Amérique latine en le qualifiant comme un
virage vers une gauche inévitablement liée au
« retour du populisme [1]. Les Latino-Américains,
désillusionnés face à la corruption des
gouvernants, l’augmentation des écarts de
revenus, le manque criant d’emploi digne et
l’incapacité générale du modèle néolibéral Ã
résoudre les problèmes de développement, se
tourneraient vers de nouvelles avenues. Les
élections des dernières années ont vu se
confirmer la tendance du choix des électeurs
pour des partis ou des leaders se situant un peu
plus -ou clairement, dans certains cas—vers la
gauche de l’échiquier politique.
L’explication centrale qu’on évoque pour
expliquer cette (re)montée de la gauche tient aux
échecs répétés des politiques néolibérales qui,
depuis vingt ans, ont été incapables de résoudre
les problèmes sociaux criants de la région. Après
deux décennies de retrait étatique de la sphère
sociale, on tente donc de revaloriser l’espace
politique comme force génératrice de
redistribution. Les privilèges fiscaux et tarifaires
accordés aux investisseurs étrangers sont
également remis en question après une longue période de silence justifiée par le dogme
néolibéral de l’attraction des capitaux privés.
Ce qu’on dit beaucoup moins, et qu’il convient
de souligner ici, c’est que ce mouvement vers la
gauche est également attribuable à la force
accumulée par divers secteurs qui ont investi la
sphère politique partisane et non partisane. En ce
sens, après une longue période de gestation,
l’effet de la démocratisation des sociétés latinoaméricaines
au cours des vingt dernières années
commence à se faire sentir. La crise des années
80, suivie du contrôle technocratique sur le
processus législatif et du recours aux mesures
d’exception pour réprimer l’opposition aux
réformes néolibérales, ont transformé
profondément les structures sociales et
économiques de la région. En parallèle,
cependant, et de façon croissante, divers secteurs
populaires et intellectuels ont récupéré leur
capacité de mobilisation et fondé de nouvelles
organisations, partisanes et non partisanes, pour
reprendre possession du processus politique. La
fin de la Guerre froide aurait aussi libéré les
Latino-Américains de deux référents dominants,
le castrisme et l’omniprésence des États-Unis,
qui ne s’étaient pas gênés, au cours des
décennies précédentes, pour écraser les
mouvements révolutionnaires.
Là où l’opinion véhiculée par les médias du
Nord est beaucoup plus forte et revêt des
connotations normatives, c’est dans la
catégorisation des différents gouvernements,
rangeant les uns dans une catégorie de gauche
« plus acceptable  », « moins menaçante  », alors
que les autres seraient clairement identifiés
comme les ennemis des « valeurs occidentales  »,
entendant par là le respect du libre-marché et de
la démocratie libérale. Selon Jorge Castañeda,
ancien ministre des Affaires étrangères du
Mexique, il y a deux gauches aujourd’hui en
Amérique latine. « L’une est moderne, ouverte
d’esprit, réformiste, et internationaliste. Elle
provient, paradoxalement, de la gauche pure et
dure du passé. L’autre, née de la grande tradition
du populisme latino-américain, est nationaliste et
fermée d’esprit.  » [2]
[1] « The return of populism  », The Economist, édition du 12 avril 2006 ; Jorge G. Castañeda, « Latin America’s Left Turn », Foreign Affairs, Mai-Juin 2006 ; Éric Desrosiers, « Une Amérique latine populiste mais raisonnable », Le Devoir, édition du 9 juin 2006.
[2] J. Castañeda, op.cit.
Source : La Chronique des Amériques, juillet 2006, n°25, Observatoire des Amériques (www.ameriques.uqam.ca), Université du Québec à Montréal (UQAM).