La population croit que la convertibilité est une mauvaise chose, mais la crainte du chaos économique freine la dévaluation. Pendant ce temps, l’idée d’un front électoral entre l’indigénisme et le centre-gauche pour les élections présidentielles qui auront lieu en octobre suit son chemin.
Pour la plupart des habitants de Quito, « en ce moment ici on ne parle que du Mondial  », après la victoire contre la Pologne et peu de temps avant que le nouveau triomphe de la sélection nationale contre le Costa Rica fasse monter de façon exponentielle les attentes « mondialistes  » des Equatoriens [1]. De la même façon que dans l’Argentine de la convertibilité [2], la dollarisation mise en œuvre par le président Jamil Mahuad en janvier 2000 a généré un effet de « modernisation  » évident, visible dans l’accès des secteurs moyens et aisés à des biens d’importation, et déjà perceptible dans l’esthétique de la capitale, y compris dans le renouvellement de son parc automobile et dans l’ouverture de dizaines de restaurants chics.
« D’après les sondages, 60% de la population croit que la dollarisation est l’un des pires maux de notre pays, mais elle s’oppose à son abandon par crainte d’un chaos financier  », affirme l’économiste Alberto Acosta dans son bureau à l’Instituto Latinoamericano de Investigaciones Sociales (Ildis), expliquant ce paradoxe apparent par des arguments devenus familiers pour n’importe quel Argentin ayant vécu l’époque du 1 contre 1 [1 peso pour 1 dollar]. Seulement, l’Equateur a fait un pas que l’Argentine a évité : la disparition de sa monnaie nationale, qui a été complètement remplacée dans le pays andin par la devise nord-américaine.
Les « forajidos  », le mouvement qui a renversé Lucio Gutiérrez l’année dernière - qui tirent leur nom de l’insulte proférée par le président contre leur mouvement [3] - n’ont pas fait émerger des porte-parole ou des organisations stables, mais plutôt un nouveau sentiment commun en faveur d’une plus grande indépendance nationale et une expectative latente de quelque chose de nouveau. Radio La Luna est restée comme un des échos de ces journées qui mobilisèrent des dizaines de milliers de quiteños [habitants de Quito]. Le gouvernement d’Alfredo Palacio a interprété ces revendications sociales en résiliant par exemple le contrat avec la firme états-unienne Occidental Petroleum (Oxy), dont les champs d’exploitation, qui ont été transférés dans les mains de l’entreprise publique Petroecuador [4], produisent le cinquième du pétrole équatorien. Cette mesure, réclamée par de fortes mobilisations sociales et perçue comme peu amicale par Washington, a exclu l’Equateur du Traité de libre-échange (TLC, sigles en espagnol) [5].
Le mouvement indigène a ainsi réalisé deux objectifs centraux de son agenda : la modification de la politique pétrolière et l’enterrement du TLC, perçu comme une « recolonisation du pays  ». Pour Acosta, on ne peut pas parler aujourd’hui de « crise de la dollarisation  » dans le sens où on pourrait anticiper sa fin prochaine. Malgré ses effets négatifs pour une partie de l’appareil productif, le régime de dollarisation bénéficie d’abondantes sources de financement. Parmi elles, l’économiste mentionne l’augmentation des revenus de l’Etat provenant du pétrole depuis la nouvelle loi établissant une répartition à 50/50 des revenus extraordinaires générés par l’augmentation exceptionnelle du prix de l’or noir ; les envois de devises (« remesas  ») des émigrants, se montant à environ 2 milliards de dollars annuels (en plus des exportations de bananes, de café, de crevettes, de cacao et de poisson) ; la croissance économique des Etats-Unis, qui absorbe plus de 40% des exportations équatoriennes, et les non négligeables narco-dollars. Le 1 contre 1 soutient également l’endettement privé externe massif qui a été multiplié par quatre depuis le début de la dollarisation, dépassant actuellement les 8 milliards de dollars. Cette année, on s’attend à une croissance économique de 4%, un point de plus que l’an dernier.
C’est dans ce contexte que se positionnent les forces pour les élections présidentielles du 15 octobre. Depuis le « qu’ils s’en aillent tous  » repris surtout dans la sierra [la cordillère des Andes] (sur la côte survit une forte hégémonie des partis traditionnels, comme le social-chrétien du vieux caudillo León Febres Cordero), aujourd’hui beaucoup craignent « qu’ils restent tous  » et que la droite triomphe à cause de la division de la gauche et des indigènes. « Il est certain qu’ici aussi souffle le vent du changement, mais il souffle aussi des vents conservateurs et beaucoup verraient d’un bon œil un Uribe [actuel président de la Colombie] équatorien  », signale Acosta, qui appuie la candidature de l’ex-ministre de l’Economie de Palacio Rafael Correa. Considéré comme un « Stiglitz [6] équatorien  » par un analyste politique, Correa est le candidat de Alianza PaÃs, qui bénéficie de la sympathie du Vénézuélien Hugo Chávez et qui tente d’obtenir le nombre de voix nécessaire pour passer au second tour ; pour le moment, les sondages lui donnent autour de 15% des intentions de votes. « Le TLC est un projet qui détruit le pays, nous devons empêcher cette intromission de l’ambassade états-unienne  », a déclaré l’ex-ministre pour ne laisser aucun doute. Et d’ajouter que « s’il était élu président, il expulserait le représentant du FMI et de la Banque mondiale  ». Pour accéder au second tour, Correa devra supplanter les candidats du système politique traditionnel : le social-démocrate et avocat des banques, León Roldós, qui a abandonné récemment le Parti socialiste ; la député social-chrétienne et ex-présentatrice de télévision Cynthia Viteri et le multimillionnaire de la banane Alvaro Noboa, qui fut battu au second tour par Lucio Gutiérrez en 2003 et auparavant par Jamil Mahuad en 1998 [7].
Le soutien dont bénéficie actuellement Gutiérrez, renversé par une révolte populaire en 2005, est significatif. Si l’ex-colonel parvenait à vaincre les actuels obstacles légaux et constitutionnels et à se porter candidat, il serait crédité aujourd’hui par les sondages d’environ 10%, un chiffre non négligeable étant donné qu’aucun candidat ne dépasse les 25%. Selon Marc Saint-Upéry, politologue français installé à Quito, « il ne faut pas oublier le côté raciste de la rébellion anti-Gutiérrez. Bien que minoritaires, certains ont parlé du Cholo [8] Gutiérrez et pour des secteurs populaires qui ont bénéficié de ses politiques clientélistes, il a été renversé par l’oligarchie  ».
Dans un contexte défavorable, le mouvement Pachakutik, bras politique de la Confédération des nationalités indigènes d’Equateur (CONAIE), présente comme candidat Luis Macas, qui a dirigé le soulèvement indigène historique de 1990. Mais les sondages ne sont pas avec lui. Après son soutien frustré à Lucio Gutiérrez, avec qui il a co-gouverné pendant six mois, jusqu’à ce que le président d’alors l’exclue du gouvernement, le mouvement indigène n’est pas parvenu à récupérer sa capacité de séduire les non indigènes. En Equateur, les « natifs  » représentent, au mieux, à peine 15% de la population. C’est pour cette raison que l’appui du Président bolivien Morales a été si valorisé. « Au risque d’être accusé d’interférer dans des affaires intérieures de l’Equateur, je donne mon soutien au mouvement Pachakutik  », a déclaré Morales le mardi 13 juin ici, devant la foule. Pour le remercier, les indigènes l’ont proposé pour le prix Nobel de la Paix.
Selon le pronostic d’Acosta, « sans un front social comprenant Correa et Macas, il n’y a aucune possibilité pour une candidature progressiste au second tour  », et il responsabilise tous les acteurs de l’actuelle division politique des secteurs progressistes. « Le problème pour Pachakutik, c’est que la majorité des pauvres se trouve sur la côte et qu’ils ne votent pas pour les indigènes de la Sierra  », ajoute Saint-Upéry.
[1] [NDLR] L’équipe nationale équatorienne a été éliminée en 1/8e de finale e la Coupe du monde 2006 (9 juin - 9 juillet 2006).
[2] [NDLR] Ce que l’on a coutume d’appeler le Plan de Convertibilité, c’est le plan de parité entre le peso et le dollar instauré en 1991.
[3] [NDLR] Au cours d‘une conférence de presse, alors que la mobilisation sociale commençait à croître de façon inattendue la nuit du 13 avril 2005, le président Lucio Gutiérrez lança avec mépris l’épithète de « hors-la-loi  » (« forajidos  ») en parlant de ceux qui s’étaient rassemblés devant son domicile. Son discrédit était déjà si grand cependant, que ce qualificatif, en étant diffusé par la presse, prit un sens positif pour générer une identité commune de l’opposition civique non partisane qui commença alors à dire : « Nous sommes tous des hors-la-loi  ». C’est ainsi que, du 14 au 21 avril 2005, s’est développée « la rébellion des hors-la-loi  ».
Consultez le dossier « La trahison de Lucio Gutierrez  » sur le RISAL.
[4] [NDLR] Le 15 mai 2006, le gouvernement équatorien a résilié le contrat d’exploitation de l’entreprise transnationale Occidental Petroleum Corporation (OXY) qui opérait dans l’ouest du pays suite à des irrégularités légales commises par l’entreprise. Il s’agit sans conteste d’une victoire du mouvement social qui réclamait depuis longtemps l’expulsion de cette transnationale états-unienne.
[5] [NDLR] Le gouvernement équatorien négociait un tel traité avec les Etats-Unis. Ces néociations ont été interrompues alors qu’elles ont abouti pour la Colombie et le Pérou.
[6] [NDLR] Economiste, ancien vice-président et économiste en chef de la Banque mondiale de 1997 à 2000.
[7] [NDLR] Le 9 juillet 2006, après la rédaction de cet article, Noboa s’est retiré de la course à la présidentielle, alléguant que son apport au pays se ferait par d’autres biais que la politique partisane. Officieusement, la chute vertigineuse de sa popularité dans les sondages des semaines récentes semble être la vraie raison de sa décision.
[8] [NDLR] Le terme « cholo  » désigne en général le métisse fruit de l’union entre européen et amérindien. En Equateur, comme au Pérou d’ailleurs, le terme a une connotation négative. En plus de signifier l’ascendance indigène, il désigne une personne ayant un faible niveau d’éducation, de mauvaises habitudes, qui s’habille mal. Il est l’expression d’un mépris racial et de classe.