Selon une prophétie andine, la feuille de coca représente pour les indigènes la force, la vie, c’est un aliment spirituel qui leur permet d’entrer en contact avec leurs divinités, « Apus, Achachilas, Tata Inti, Mama Quilla, Pachamama  ». Alors que pour leurs ennemis, la coca crée la folie et la dépendance...
Pendant des siècles, la coca a été considérée comme une plante miraculeuse dotée de vertus extraordinaires. Jusqu’à ce que les occidentaux se mettent à en extraire la cocaïne. La panacée s’est alors transformée en arme fatale. Les intérêts politico-économiques se sont emparés de la controverse et ont pénalisé la plante sacrée, la condamnant à disparaître.
Quand les Espagnols ont conquis les sociétés andines, ils se sont aperçus que la coca était cultivée et qu’on lui attribuait des pouvoirs magiques. Elle était intimement liée aux coutumes religieuses des populations indigènes. Selon les légendes transmises de génération en génération, Manco Kapac, l’enfant « élu  » du dieu Soleil, avait apporté la coca aux hommes de l’Altiplano. Ses feuilles servaient d’offrande aux dieux de la nature. On la déposait aussi dans la bouche des défunts pour qu’ils reçoivent un meilleur accueil dans l’au-delà . Si l’usage de la coca, en dehors de ce contexte mystico-religieux, resta longtemps le privilège du souverain et de la noblesse inca, sa consommation se généralisa très rapidement à l’époque de la Conquête. Les Espagnols ne croyaient pas dans les vertus prodigieuses de la plante. Ils soupçonnaient une Å“uvre du démon, à cause du rôle de premier plan qu’elle jouait dans les cérémonies religieuses des populations vaincues. Un conseil réuni à Lima interdit formellement sa consommation, car elle était considérée comme une coutume païenne et comme un péché. Mais les Espagnols changèrent rapidement de conduite, en constatant que les indigènes, s’ils étaient privés de coca, n’étaient plus en condition pour exécuter les durs travaux qu’ils leur imposaient dans les mines. Alors, ils décidèrent de leur distribuer les feuilles trois ou quatre fois par jour. On leur accordait aussi de petites pauses pour qu’ils mastiquent les « boulettes  » de leur précieuse panacée de feuilles vertes. Jusqu’à nos jours, la coca a gardé toute son importance chez les peuples indigènes, et on y trouve encore des traces de la vénération religieuse dont elle fut l’objet, en même temps que son pouvoir curatif et nutritionnel a été scientifiquement prouvé.
Les indigènes transportent toujours sur eux un petit sac contenant des feuilles de coca (appelée chuspa, bourse), ainsi qu’un morceau de pâte constituée de cendre de végétaux « llujkta  ». Ils mélangent une poignée de feuilles avec un peu de cendre, puis ils les mastiquent tranquillement, en secrétant beaucoup de salive. Une fois ingéré, le jus de la coca, mélangé à la salive, produit peu à peu ses effets : diminution momentanée de la sensation de faim, de froid, de fatigue... C’est ce qui explique que la coca est consommée en grande quantité chez les personnes qui vivent dans des conditions très difficiles.
Les feuilles de coca servent aussi aux « yatiris  » (ceux qui savent) pour réaliser une grande partie de leurs sortilèges et de leurs augures. En jetant la coca sur un tissu traditionnel « haguayo  » préparé à cet effet, ils prétendent pouvoir découvrir les voleurs, et les objets disparus. La personne qui s’interroge sur l’infidélité, la conduite ou les intentions de son conjoint va consulter un « yatiri  », qui après avoir réalisé certaines oraisons mystico-religieuses, lui remet quelques feuilles de coca qui devront être mises en contact avec les personnes dont il s’agit de découvrir les secrets. Ensuite, les feuilles sont rapportées au « yatiri  » qui va les utiliser pour réaliser une sorte de cérémonie, avant de laisser tomber brusquement les feuilles par terre. La réponse dépend de la manière dont les feuilles tombent... Pour avoir des nouvelles d’un absent, connaître sa santé, sa conduite ou ses affaires, il faut apporter des vêtements ou des objets qu’il a utilisés : on les étale par terre et on jette la coca par-dessus. Il est préférable de choisir un vieux vêtement qui n’a pas été lavé, afin d’assurer de cette manière une meilleure communication avec les personnes qui l’ont porté, sans que ceux-ci s’en rendent compte. De la même manière, on dit qu’on peut voir le visage d’un défunt dans son linge. La coca mastiquée sert d’amulette et d’offrande aux divinités. Et en crachant le jus de la coca dans la paume de la main ouverte, les doigts tendus et en observant la manière dont il tombe, « on pourrait prédire l’avenir !  ». Si la coca a un goà »t amer, c’est qu’un malheur se prépare.
L’utilisation traditionnelle de la feuille de coca est très répandue dans toute la région andine depuis l’époque coloniale, en particulier chez les mineurs qui creusent de profondes galeries à la recherche de minerais. La chaleur et l’humidité saturent l’atmosphère, l’air est suffoquant et irrespirable. Les mineurs, torse nu, les joues gonflées par les boulettes de coca, en oublient même de les mastiquer dans l’effort violent qu’ils réalisent. Pendant toute l’année, ils se nourrissent de soupes de vermicelle ou de patates sèches « chuno  », consomment rarement de la viande, trop chère compte tenu de leurs faibles revenus. Mais le prix de la coca a également augmenté. Le mineur prend soin d’apporter toujours avec lui un petit sachet de feuilles de coca « chuspa  » ; c’est une douce compagne qu’il a choisie et qui convient aussi à l’ « Oncle  », seigneur et maître des mines et du destin des mineurs.
Pendant le carnaval, les rites chrétiens se mêlent aux traditions populaires. Des offrandes et des oraisons ont lieu pendant les deux semaines qui suivent cette fête païenne. Près de la ville d’Oruro [Bolivie], se dressent des roches aux formes étranges comme le crapaud, le condor, le taureau et le serpent ; les mineurs vont déposer leurs offrandes à la Terre Mère « Pachamama  » : feuilles de coca, alcool, cigarettes, pour que la terre soit plus féconde. Le rituel des offrandes à la terre, « la Cérémonie du remerciement à la Pachamama  » a lieu au moment des semailles, les préparatifs se déroulent en octobre, quand les premiers germes sortent du sol. Elle culmine avec le sacrifice d’une jeune femelle lama, qui doit mastiquer les feuilles de coca et être enivrée d’alcool avant d’être sacrifiée et que son sang soit répandu sur la terre.
La communauté se réunit au rythme d’un groupe de musiciens, qui préparent des airs et des chansons pour cette cérémonie, afin d’accompagner la célébration rituelle en l’honneur de la « Pachamama  ». Quand ils arrivent sur le lieu choisi pour la cérémonie, les danseurs parcourent toutes les parcelles du voisinage. Au même moment, un groupe de paysans s’occupe de creuser une tranchée orientée en direction des montagnes. Pendant ce temps le plus âgé de la communauté, l’ « achachila  » offre des oraisons et des libations à la Terre Mère. La fête se poursuit jusqu’à une heure avancée de la nuit. C’est l’occasion pour les anciens de raconter leurs mythes, leurs légendes, et de transmettre ainsi leurs traditions de génération en génération. La feuille sacrée de coca devient l’aliment central et spirituel de la communauté.
Pour les occidentaux, la feuille sacrée est devenue une plante maudite.
La coca est une plante très riche, dotée de propriétés médicales prouvées scientifiquement ; elle est aussi très nourrissante car elle abonde en sels minéraux et en vitamines. Mais pourquoi cette plante sacrée s’est-elle transformée en une plante maudite pour les occidentaux ? Mise à part la transformation chimique de la coca en cocaïne, pour la richesse de cette plante en nicotine - elle représente une menace terrible pour les lobbies archimillionnaires du tabac, qui voient en elle un produit de substitution à la cigarette, ce qui causerait des pertes se chiffrant en millions pour ces entreprises, responsables de millions de victimes du tabac. Mais ce n’est pas la seule raison. Entre autres composantes de la coca, on trouve l’atropine, la papaïne, la globuline, la pectine, la coléïne, l’inuline, on peut en extraire 14 alcaloïdes, dont la cocaïne représente moins de 1%. [...]
La coca a été utilisée par les occidentaux comme base pour la fabrication de la drogue ; ils en ont fait une stratégie économique et même géopolitique. La conférence de Vienne de 1988 a condamné à mort la feuille de coca ; en en interdisant la production et la commercialisation, sauf en ce qui concerne son utilisation traditionnelle.
L’éradication des plantations de coca en Bolivie a mis fin à la période de l’ « or vert  » dans le pays. Pendant les trois dernières décennies ce fut la manne des narcodollars injectés dans l’économie bolivienne grâce au trafic de la pâte de cocaïne.
De 1997 à 1999, plus de 21 000 hectares de feuilles de coca ont été détruits, retirant de cette manière du marché mondial plus de 80 000 tonnes de cocaïne. De 1999 à 2006, on prétend avoir mis fin à la culture illégale de la feuille de coca dans le Chapare bolivien, alors qu’il n’y a eu aucune statistique en la matière.
La suppression de la culture massive de la coca décidée par les Etats-Unis et le gouvernement bolivien a mis au chômage des milliers de familles qui ne bénéficient d’aucun type d’indemnisation et à qui il ne reste que peu de possibilités de trouver du travail. Dans les années 90, plus de 40 000 mineurs ont été licenciés des entreprises minières d’Etat et autant de la fonction publique. Le mécontentement populaire s’est accru de jour en jour. Les manifestations et les blocages de routes se sont multipliés dans tout le pays. Sous le prétexte de rembourser la dette extérieure, les mesures d’austérité des différents gouvernements se sont multipliées. La hausse des prix et l’augmentation constante des impôts ont asphyxié tous les secteurs sociaux du pays. Les Boliviens doivent rembourser des prêts qui ont dans de nombreux cas servi uniquement à enrichir une petite poignée de personnes qui sont de plus celles qui ont mis à feu et à sang la Nation, en exerçant une répression inhumaine comme celles de février et d’octobre 2003, causant une centaine de morts et des milliers de blessés.
La corruption est le cancer de la société bolivienne, elle ne pourra pas être éradiquée aussi facilement que la feuille de coca, car l’argent de la drogue a corrompu une grande partie de la population et de l’économie du pays. Même si les bénéfices obtenus par le trafic de drogue ne sont jamais parvenus au pays. A la fin du siècle passé on a estimé qu’un hectare de culture de coca apportait au producteur 2 990 dollars ; le même produit était vendu par le trafiquant de pâte à 3 590 dollars. Après sa transformation en cocaïne, le trafiquant la mettait en vente à 7 055 dollars. Les grossistes qui ont fait passer la drogue par les circuits classiques de Colombie et de Panama entre autres, la négociaient à 107.730 dollars. Enfin, les revendeurs locaux des Etats-Unis et d’Europe obtenaient 564 300 dollars de la vente de cocaïne au détail, avec une pureté de 12%.
La prophétie des sages andins est plus que jamais d’actualité. La coca est redevenue la feuille sacrée des Andes, cultivée pour son usage traditionnel et médicinal qui n’a jamais été autre chose pour les héritiers des feuilles vertes. Remarquez qu’une autre civilisation multimillénaire, comme la Chine, s’intéresse à l’exportation et à la commercialisation de cette plante médicinale qu’est la coca, qui en outre a été reconnue comme un élément capital de la médecine traditionnelle des Kallawayas de Bolivie, qui ont reçu [pour ces pratiques] la reconnaissance officielle par l’UNESCO de patrimoine [immatériel] de l’Humanité. Il est temps de la sortir de l’illégalité pour lui rendre le rôle qu’elle a toujours eu dans la société, grâce à ses propriétés médicinales et nutritionnelles.
Si l’on veut combattre, réellement, le narcotrafic, il faudrait d’abord légaliser la production et la commercialisation de la coca, pour qu’elle puisse servir de base à une multitude de produits et d’applications, comme plante alimentaire, curative, médicinale, pharmaceutique, diététique - surtout pour les pays riches comme l’Europe et surtout les Etats-Unis, qui ont tant de problèmes avec l’obésité d’une grande partie de leur population. Nous savons, depuis des époques lointaines, que l’une des propriétés de la coca est de couper la faim. Qu’attendent nos entreprises pharmaceutiques pour préparer des produits énergétiques, toniques, vitaminés, diététiques, de substitution à la nicotine et autres produits destinés aussi bien aux marchés intérieurs qu’aux marchés internationaux ? Jusqu’à maintenant, pour autant que nous le sachions, il n’existe aucune convention internationale qui prohibe l’exportation et la commercialisation de ce type de produits.
L’exportation d’infusions de coca, comme les préparations d’autres plantes médicinales (le mate) et même le thé procurerait un digestif formidable, ou un « thé de coca  » qui serait consommé de la même manière que le thé ou le café traditionnels. A la différence de ces deux derniers, commercialisés à l’échelle mondiale par de grands lobbies de distribution, la coca a le grand avantage de ses qualités de plante médicinale prouvées depuis des siècles : diminution momentanée de la sensation de faim, de froid, de fatigue...
Aux détracteurs qui s’opposent catégoriquement à la commercialisation des infusions de coca, principalement les lobbies anglo-saxons du thé et du café, sous prétexte que les feuilles de coca exportées vers les pays européens et les Etats-Unis serviraient surtout pour la fabrication de la cocaïne, il suffirait de répondre que si l’exportation se fait d’une manière réglementée et bien contrôlée, ce risque n’existerait pas. Mieux encore, si les pays producteurs exportaient des produits manufacturés, combinés à d’autres plantes, aromatisés à la cannelle, à la vanille, aux fruits exotiques, etc., il serait impossible - à cause du coà »t élevé [que cela représenterait] - de séparer la coca des petit sachets emballés pour fabriquer la drogue, comme c’est le cas pour le café et le thé, qui contiennent des alcaloïdes comme la caféine ou la théine.
Les possibilités et les applications que nous offre une plante comme la coca sont très nombreuses, et c’est une erreur historique d’avoir internationalement pénalisé, dans la fameuse convention de Vienne en 1988, cette plante si riche en propriétés naturelles. Les conquistadores espagnols eux-mêmes, qui avaient interdit au XVIe siècle la consommation de la coca, ont fait rapidement machine arrière et au contraire, en ont monopolisé la production et la commercialisation jusqu’à l’indépendance des pays d’Amérique latine.
Si les conquistadores espagnols au XVIe siècle avaient déjà compris la véritable valeur de la coca, comment est-il possible que les plus grands économistes du XXIe siècle ne comprennent toujours pas que le problème de la coca est avant tout un problème économique ?
« A un problème économique, la seule réponse possible est une réponse d’ordre également économique  »
Actuellement, la seule demande de coca qui émane des Etats-Unis et de l’Europe concerne la fabrication de la drogue. Si les gouvernements et les peuples de tous les pays affectés par ce fléau contemporain qu’est l’addiction à la drogue, avaient une réelle volonté politique d’en finir une fois pour toutes avec le trafic de la cocaïne, ils devraient légaliser immédiatement la production et la commercialisation de la coca et des produits dérivés de cette plante à l’exception de la drogue.
Une commercialisation légale de la coca et de ses dérivés en finirait définitivement avec le trafic illégal de la cocaïne. La politique actuelle d’éradication de la plante ne freinera pas ce trafic illicite, car il s’agit de grands intérêts économiques. Elle consiste seulement à déplacer le problème dans d’autres régions. Du Chapare aux Yungas boliviennes. Puis, probablement, des Yungas à l’Amazonie : bolivienne, péruvienne, brésilienne, colombienne, comme c’est déjà le cas. Finalement, quand la production et la commercialisation se retrouveront dans les mains des nouveaux lobbies cocaleros, à cent pour cent anglo-saxons, et peut-être sur autres continents, comme cela est déjà arrivé avec d’autres produits dans l’histoire économique mondiale, la coca sera finalement réhabilitée pour la satisfaction et au bénéfice unique de ceux qui aujourd’hui cherchent à l’éradiquer de ses terres d’origine par tous les moyens ?
Source : EcoPortal (www.ecoportal.net/), Foro Ciudadano (www.forociudadano.com/), février 2006.
Traduction : Marie-José Cloiseau, pour le RISAL (www.risal.collectifs.net/).