Ce que l’on retiendra du sommet Union européenne - Amérique latine et Caraïbes, tenu à Vienne, le 12 mai dernier, c’est la confirmation par le président bolivien Evo Morales de la nationalisation - mot devenu tabou en Europe - des compagnies d’hydrocarbures de son pays. Et la promotion publique, par le Venezuela, la Bolivie et Cuba, de principes de commerce international fondés sur la solidarité et la coopération.
« C’est Lula qui m’appelait au téléphone...  » Ce samedi 13 mai, le président vénézuélien Hugo Chávez, après s’être éclipsé quelques minutes dans les coulisses, regagne son siège et reprend le micro à la tribune de cette salle de Vienne où se tient la session de clôture des trois journées du forum Enlazando alternativas (« Tisser des alternatives  »). Un forum organisé pour porter des messages en rupture avec ceux du IVe sommet entre l’Union européenne, l’Amérique latine et les Caraïbes qui, la veille, a réuni dans la capitale autrichienne cinquante-huit chefs d’Etat ou de gouvernement des deux continents. La composition de la tribune ne doit rien au hasard : au centre, une petite table rouge où M. Chávez est entouré de M. Carlos Lage, vice-président de Cuba, et de M. Evo Morales, président de la Bolivie ; à gauche et à droite, deux tables vertes où sont assis des représentants des mouvements organisateurs du contre-sommet : respectivement quatre Européens et quatre Latino-Américains.
Sans révéler le contenu de sa conversation avec le président brésilien, M. Chávez poursuit en s’adressant à la salle bondée et enthousiaste : « Lula est un camarade. Il faut le soutenir !  » Et, se tournant vers l’un des quatre Latino-Américains, M. João Pedro Stedile, porte-parole du Mouvement des sans-terre brésiliens, dont chacun connaît la position extrêmement critique à l’égard de la politique de son gouvernement, il lui dit : « João Pedro, j’espère bien que tu vas voter pour Lula [1] !  » L’intéressé confirme d’un hochement de tête. M. Chávez ne manque jamais une occasion publique, surtout devant des rassemblements de mouvements sociaux latino-américains [2], profondément déçus par les politiques orthodoxes menées à BrasÃlia, de réaffirmer son appui - certains diront sa caution - à son collègue brésilien.
Le spectacle offert par cette salle d’une grande capitale européenne, à des milliers de kilomètres du sous-continent, est une mise en scène très parlante de l’ampleur des changements en cours en Amérique latine. On comprend qu’elle déconcerte des observateurs se complaisant dans une vision superficielle, car déconnectée du contexte local, qui met prioritairement l’accent sur l’affrontement entre « deux gauches  ». D’un côté, une gauche « modérée  » et « raisonnable  » qu’incarneraient la présidente chilienne Michelle Bachelet (élue le 15 janvier 2006), le président uruguayen Tabaré Vázquez (élu le 31 octobre 2004), voire le président costaricien Oscar Arias (élu le 5 février 2006), et qui aurait M. Luiz Inácio Lula da Silva pour chef de file ; de l’autre, une gauche (même si elle ne se reconnaît pas dans ce terme) qualifiée de « populiste  » contre laquelle se déchaînent Washington, les milieux financiers internationaux, les transnationales et les grands médias, et que seules les convenances diplomatiques ont empêché la plupart des dirigeants européens de fustiger ouvertement à Vienne, sommet officiel oblige.
Cette gauche est symbolisée par l’axe Caracas-La Paz. Un axe qui se prolonge dans les Caraïbes jusqu’à La Havane, et qui pourrait bien se déployer jusqu’à Lima dans l’hypothèse où le candidat dit « nationaliste  », M. Ollanta Humala, remporterait le second tour de l’élection présidentielle du Pérou contre le « social-démocrate  » Alan GarcÃa, le 4 juin [3], et même jusqu’à Managua si, le 5 novembre prochain, le sandiniste Daniel Ortega accédait à nouveau à la présidence du Nicaragua. Et pourquoi pas jusqu’en Equateur, où l’élection présidentielle aura lieu le 15 octobre, et où la « contagion  » vénézuélienne et bolivienne est déjà palpable. En témoigne l’appui du président sortant, M. Alfredo Palacio, sous la pression populaire, à la toute récente décision de son ministre de l’énergie, M. Iván RodrÃguez, d’annuler le contrat d’exploitation de la compagnie pétrolière américaine Occidental Petroleum, le plus important investisseur étranger du pays, et de saisir ses actifs, évalués à 1 milliard de dollars (780 millions d’euros).
Le cas de l’Argentine est plus complexe, car le président « péroniste  » Nestor Kirchner n’appartient à aucune des deux catégories, tout en menant des politiques puisées dans la panoplie de l’une et de l’autre.
Le premier enseignement à tirer de cette anecdote qu’est l’appel téléphonique impromptu de Lula - en fait, les deux dirigeants se parlent ou se voient constamment - ainsi que des propos de M. Chávez est que, au-delà des divergences entre ces deux « gauches  » au pouvoir, il existe entre elles une profonde solidarité fondée sur leurs intérêts respectifs bien compris face aux Etats-Unis, et accessoirement face à l’Union européenne. Chacune a besoin de l’autre.
Au sommet des Amériques à Mar del Plata (Argentine) [4], les 4 et 5 novembre 2005, c’est M. Chávez qui a été le fer de lance et le porte-parole de la contestation de la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA, ou ALCA en espagnol et portugais) [5] et de son « enterrement  » de fait.
Les dirigeants des pays membres du Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay, rejoints en décembre par le Venezuela) ne voulaient pas de ce projet, mais exprimèrent leur opposition en termes relativement diplomatiques. Ils ne furent pas fâchés que le président vénézuélien, lui, mette ouvertement les pieds dans le plat. Ce fut là un échec diplomatique majeur pour le président américain - qui voyait dans la ZLEA le vecteur du contrôle politique et économique du continent par Washington -, ainsi que pour ses deux obligés inconditionnels, le président mexicain Vicente Fox et son homologue colombien Alvaro Uribe.
Traité commercial subversif
Face à la montée des mouvements populaires, notamment des organisations indigènes, dans tout l’hémisphère, les dirigeants ne sauraient négliger le brevet de progressisme et d’indépendance vis-à -vis des Etats-Unis que confère un soutien visible de MM. Chávez et Morales. Par ailleurs, l’ampleur des rentrées financières dues aux exportations d’hydrocarbures permet à Caracas de mener une diplomatie d’influence, et pas seulement en Amérique latine [6]. Ainsi, entre autres, par l’acquisition de 1,6 milliard de dollars de bons du Trésor argentin, ou par les achats de marchandises produites par des entreprises abandonnées par leurs propriétaires et récupérées par leurs salariés en Uruguay. M. Lula da Silva a parfaitement conscience des dimensions politiques et économiques de l’ombre portée de la révolution bolivarienne, et d’abord dans son propre pays [7].
Par ailleurs, dans son aspiration à un leadership sud-américain face au reste du monde, qu’il voudrait concrétiser par un siège de membre permanent du Conseil de sécurité de l’Organisation des nations unies (ONU), le Brésil a besoin de s’installer au « centre  », entre une droite proaméricaine et une gauche « révolutionnaire  ». Il peut ainsi se présenter en point d’équilibre et en garant de la stabilité régionale. Donc, face à Washington, négocier en relative position de force, y compris pour la protection de la totalité de la grande « famille  » latino-américaine.
Cette posture brésilienne n’est pas pour déranger M. Chávez, bien au contraire. Elle lui donne davantage de marges de manÅ“uvre, et il en use. En particulier pour la réintégration de Cuba comme membre de plein droit, et même comme membre éminent de la communauté latino-américaine des nations. A la tribune de Vienne, sous les applaudissements de la salle et du reste de la tribune, M. Stedile a ainsi pu lancer : « Toi, Chávez, et toi, Evo, ne seriez pas ici sans Cuba et sans Fidel  », propos que les deux présidents ont chaudement approuvés, et sur lesquels ils sont même revenus dans leurs interventions ultérieures. C’est bien, ont-ils souligné, parce que la révolution cubaine, malgré toutes les vicissitudes qu’elle a connues, a pu « tenir  » pendant presque un demi-siècle contre les agressions américaines de tous ordres qu’elle a pu essaimer, mais sous d’autres formes, sur le continent.
Non pas que MM. Chávez et Morales aient la moindre intention d’adopter le modèle cubain, ce que M. Fidel Castro serait le premier à leur déconseiller. Mais, au-delà de l’appui considérable que La Havane a apporté au Venezuela, ne serait-ce que pour éradiquer l’analphabétisme et pour bâtir un système de santé publique dont, pour la première fois dans l’histoire, la totalité de la population peut bénéficier (et qui va être étendu à la Bolivie), les deux dirigeants éprouvent une profonde reconnaissance historique envers Cuba. S’y ajoute une forte admiration personnelle pour M. Castro.
Le fait nouveau est que les propos de MM. Chávez et Morales aient pu être applaudis par une salle dont la moitié des participants étaient des responsables de mouvements sociaux européens, très critiques du régime cubain de parti unique. Une dynamique et une prise de conscience géopolitiques, favorisées par la présence de nombreux délégués latino-américains, ont pris le pas sur les autres considérations [8]. De ce point de vue, Cuba doit beaucoup au travail pédagogique des deux présidents, et en particulier de M. Morales, qui arrivait en Europe auréolé du prestige d’avoir nationalisé les compagnies étrangères d’hydrocarbures de la Bolivie à peine deux semaines auparavant.
Mais MM. Chávez et Morales venaient aussi à Vienne avec une arme à très fort impact politique dans le débat européen et mondial sur le libre-échange : un instrument juridique, signé à La Havane le 29 avril précédent par les présidents bolivien, cubain et vénézuélien, établissant des normes de commerce international en rupture radicale avec celles de tous les accords de libre-échange existants ou en projet. En particulier, des traités d’association (comprenant des accords de libre-échange) évoqués dans la déclaration finale du sommet officiel [9], entre l’Union européenne, d’un côté, et le Mercosur, la Communauté andine des nations (CAN) et l’Amérique centrale, de l’autre. Cet instrument est le « traité de commerce entre les peuples  » - dénomination proposée par M. Morales - et se situe dans le cadre de l’Alternative bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA) signée le 14 décembre 2004 entre Cuba et le Venezuela [10], et que la Bolivie a également faite sienne.
Il suffit de lire ce document pour en mesurer le caractère subversif, non seulement en Amérique latine mais aussi en Europe. Pour la première fois, un traité commercial pose comme priorités la solidarité (et non pas la concurrence), la création d’emplois, l’insertion sociale, la sécurité alimentaire et la préservation de l’environnement entre les pays contractants. Les acteurs principaux en sont les entreprises publiques, bi- ou trinationales, mixtes, et les coopératives.
Les accords d’application bi- ou trilatéraux conclus entre les trois Etats signataires contournent les circuits financiers, et reposent parfois sur le troc (par exemple, des prestations de santé ou d’éducation contre du pétrole). Au poste de commandement est placée la volonté politique et non pas la « liberté  » du commerce.
On est à mille lieues des clauses de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS), et même du Mercosur. Sans parler de tous les accords de libre-échange que l’Union européenne a déjà conclus avec des pays tiers méditerranéens, le Chili, le Mexique, etc., des traités bilatéraux imposés par les Etats-Unis, et, bien entendu, des règles du marché unique européen.
On objectera que ce type d’accord repose largement, au moins dans l’immédiat, sur les ressources énergétiques du Venezuela et de la Bolivie, et qu’il ne concerne, à ce jour, que des pays peu développés. Mais combien d’autres pays, tout aussi peu développés, se voient contraints d’accepter, bilatéralement ou multilatéralement, via l’OMC, des accords inégaux sans qu’y soit prise en compte la moindre considération de caractère social ou écologique ?
Il y a beaucoup à apprendre de l’ALBA, y compris pour les échanges entre économies industrialisées. Si le sommet officiel de Vienne a eu une utilité, c’est bien d’avoir permis que, à sa marge, il ait pu être démontré, faits à l’appui, qu’un autre commerce est non seulement possible mais déjà mis en pratique. La leçon ne sera pas perdue pour tous les mouvements à la recherche d’alternatives aux dogmes libre-échangistes - qui constituent le noyau dur du néolibéralisme - dont, malgré leurs effets néfastes déjà constatés, l’Union européenne continue à se faire la propagandiste, tant en son sein qu’en direction du reste du monde.
[1] Le premier tour de l’élection présidentielle, où M. Luiz Inácio Lula da Silva sollicitera le renouvellement de son mandat de quatre ans, aura lieu le 1er octobre au Brésil.
[2] Ce fut le cas en particulier lors des Forums sociaux mondiaux de Porto Alegre (janvier 2005) et de Caracas (janvier 2006).
[3] [NDLR] Depuis la parution de cet article dans l’édition du mois de juin du Monde diplomatique, le second tour des élections présidentielles péruviennes a eu lieu et a été remporté par Alan Garcia.
Consultez le dossier « L’énigmatique Ollanta Humala  » sur le RISAL.
[4] [NDLR] Consultez le dossier « L’ALCA en panne » sur RISAL.
[5] [NDLR] Consultez nos articles sur la « Zone de libre-échange des Amériques et les traités de libre-échange  » .
[6] Via la compagnie pétrolière nationale PDVSA, qui dispose d’une filiale aux Etats-Unis, le Venezuela fournit du fuel domestique à prix réduits à des communautés et collectivités locales de ce pays, à la grande fureur de l’administration Bush.
[7] Le Mouvement des sans-terre (MST) a passé des accords directs avec le gouvernement de Caracas pour des actions de formation des organisations paysannes vénézuéliennes.
[8] La déclaration finale des mouvements sociaux et citoyens organisateurs du contre-sommet de Vienne est disponible en espagnol à www.alternativas.at/.
[10] Lire Emir Sader, « Alternatives latino-américaines  », Le Monde diplomatique, février 2006.
Source : TOUS DROITS RÉSERVÉS © Le Monde diplomatique (www.monde-diplomatique.fr/), juin 2006.