Tandis que les Etats-Unis ont déjà nommé jusqu’à leur futur vice-roi, la transition a commencé avec des changements de politique économique et le lancement, par le dirigeant cubain lui-même, de la « Bataille des idées  » pour dynamiser sa révolution. Ou les peurs à Cuba et l’énorme rôle des Etats-Unis dans l’équation.
Fidel Castro aura 80 ans dimanche prochain [le 13 aoà »t 2006, ndlr], le thème de la transition à Cuba est donc bien antérieur à son hospitalisation actuelle. En juin 2001, le dirigeant cubain s’était évanoui pendant un discours en plein air un jour de grande chaleur. En 2004, il avait subi un incident plus grave : à la fin d’un autre discours, il avait trébuché et était tombé en descendant de l’estrade. Résultat : la rotule de la jambe gauche déchirée et une fracture du bras droit. Malgré ses 78 ans, Fidel s’en est remis et ne montrait pas de séquelles visibles lors de sa récente visite en Argentine [à l’occasion du sommet du Mercosur, ndlr].
Mais, malgré son énergie proverbiale, le dirigeant ne peut cacher son âge. Aujourd’hui, lors de ses discours marathoniens, il peut lui arriver de perdre le fil de ce qu’il est en train de dire et on l’a vu dormir en public. Sa démarche a changé et on le voit moins stable, il lui arrive de saisir une main avec l’autre pour dissimuler un tremblement. L’an passé, la CIA a informé le Congrès des Etats-Unis que Castro souffrait de la maladie de Parkinson, ce qui a alimenté ses propres plaisanteries, rappelant le long règne de Jean-Paul II.
Cette année, « un ami de Castro et vétéran du parti  » a confié à Jon Lee Anderson, de la revue New Yorker, que le dirigeant cubain « est angoissé par le fait de vieillir et obsédé par l’idée que le socialisme cubain pourrait ne pas lui survivre  ». C’est pour cela, explique Anderson, que Castro s’est lancé dans son ultime combat, la « Bataille des idées  ». Son objectif est de renouveler l’engagement des Cubains envers les idéaux de la révolution, surtout celui des jeunes qui ont atteint leur majorité durant la « Période spéciale  ». C’était au début des années 90, lorsque la dissolution de l’Union soviétique laissa Cuba sans allié stratégique, sans pétrole subventionné et sans achats garantis des produits de base. L’économie de l’île entra dans une crise aiguë et le gouvernement adopta une politique de tolérance à l’égard du secteur privé qui rappelait la Nouvelle Politique Economique (NEP) de Lénine en pleine guerre civile russe.
Avec le nouveau siècle, Fidel paraît disposé à revenir sur cette politique et à restreindre aussi l’espace ouvert dans la vie civile. En novembre, un discours du leader expliquait que « les Etats-Unis ne peuvent détruire la révolution  », mais que « ce pays peut s’autodétruire, cette révolution peut venir à bout d’elle-même. Nous pouvons la détruire et ce serait notre faute  ». En mai, au cours du méga programme télévisé de sept heures qu’il a organisé pour protester parce que la revue Forbes l’avait compté au nombre des hommes politiques les plus riches du monde - avec 900 millions de dollars de fortune personnelle [1] - Castro a dit : « Nous devons continuer à pulvériser les mensonges qui se disent contre nous... C’est cela la bataille idéologique, tout est Bataille des idées  ».
Pour cette guerre, Fidel a organisé un Commandement central formé de cadres de confiance de l’Union des Jeunesses Communistes (UJC) qui, par la suite - les Cubains aiment l’ironie - furent surnommés « les talibans  ». Le Commandement coordonne et élabore des « actions  » et envoie des « bataillons  » dans tous les coins du pays. Cet été, par exemple, les cadres de l’UJC ont réussi en quelques semaines à faire remplacer toutes les ampoules de Cuba par d’autres de moindre consommation, pour économiser de l’énergie. Un autre élément dont il faut tenir compte est la réactivation des Comités de Défense de la Révolution (CDR) dirigés par Juan José Rabilero, qui sont passés du « profil bas  » à la « vigilance populaire  » pour éviter des manifestations de dissidence ou des sorties du pays. Cette semaine, les Comités ont annoncé que le Carnaval de Cuba était suspendu jusqu’à nouvel ordre pour ne pas fournir d’occasion à « des actions contre-révolutionnaires  ».
En privé, raconte le journaliste Anderson, « beaucoup de Cubains considèrent la Bataille des idées comme un spectacle qu’ils doivent tolérer mais qui n’affecte en rien leurs vies. Peu gagnent assez pour bien manger et encore moins, pour vivre à l’aise. Conséquence des carences endémiques de l’île : presque tout le monde a un contact avec le marché noir  ». Anderson signale qu’il y a une tension toujours plus grande entre la vie publique cubaine, avec ses rassemblements et ses marches, et la vie privée, où chacun cherche comment gagner un peu plus. A l’intérieur et en-dehors de l’île, l’une des craintes est que la mort de Fidel Castro n’engendre une explosion de violence, accompagnée de pillages et de répression.
Le point central est que seul Fidel paraît avoir l’autorité et le charisme pour gérer la situation. L’exemple le plus souvent cité est celui du « maleconazo  » de 1994. C’était en pleine crise économique, un jour de chaleur, quand la police s’était affrontée durement avec un grand groupe de Cubains qui se préparaient à prendre la mer vers Miami. Des centaines de personnes avaient attaqué la police à coups de pierres et le désordre s’était généralisé sur ce boulevard de front de mer [le Malecón], en plein centre ville. C’est alors que Fidel en personne avait fait son apparition, et le combat s’arrêta net. La foule lâcha les pierres, applaudit le dirigeant et commença à se disperser petit à petit. Lorsque Fidel s’en alla, des dizaines de camions anti-émeute et des ouvriers sélectionnés pour leur loyauté apparurent et réprimèrent durement ceux qui restaient.
A Cuba, on a conscience que seul Fidel Castro peut réussir à freiner un désordre ainsi, par sa seule présence.
Le thème de l’avenir était, jusqu’il y a très peu de temps, un tabou, c’est Fidel lui-même qui le brisa en en parlant de plus en plus et en disant clairement qu’il y a une équipe de gouvernement prête à prendre les rênes. Après l’hospitalisation du dirigeant, son frère Raúl a pris le commandement, avec un comité de six membres du Comité central du Parti Communiste Cubain (PCC). Dans ce groupe, il y a Carlos Lage, promoteur de l’ouverture économique des années 90 et le président de la Banque centrale de Cuba, Francisco Soberon, qui s’était chargé du retour à l’orthodoxie. Il y a également le ministre des Relations extérieures, Felipe Perez Roque, et les représentants de la vieille garde, José Ramon Machado Ventura, José Ramon Balaguer et Esteban Lazo.
Raúl Castro ne laisse pas beaucoup d’illusions d’ouverture ou d’amollissement du système. Bien qu’il soit une personne affable et connu pour sa cordialité, il a été le protagoniste de quelques moments d’une extrême dureté dans l’histoire de la révolution. En 1959, il assumait le commandement des troupes révolutionnaires qui prirent Santiago de Cuba, la seconde ville de Cuba ; il y ordonna l’exécution sommaire de 70 officiers et soldats qui s’étaient rendus. Après avoir été fusillés, les prisonniers furent jetés dans une fosse commune. Raúl, qui avait formé « l’Armée rebelle  » à une discipline reconnue comme étant de fer, fut aussi l’organisateur, en 1996, d’une purge d’intellectuels du PCC qu’il accusa de déviations capitalistes en raison de leur appui à la politique d’ouverture économique.
Depuis 2005, le gouvernement a entamé une politique pour revenir sur les changements engagés lors de la Période spéciale. D’un côté, il y eut une série croissante de difficultés pour que les Cubains puissent exercer des activités privées, en-dehors du circuit de l’emploi officiel, et les impôts augmentèrent beaucoup. De l’autre côté, un changement subtil mais décisif se produisit dans le modèle de tourisme étranger dans l’île. L’industrie touristique s’avéra providentielle pour Cuba, une source de devises qui remplaça pour une bonne part les exportations perdues avec la disparition du bloc soviétique. Mais d’autre part, elle provoqua des comparaisons gênantes pour le Cubain moyen qui voyait des centaines de personnes jouir d’un niveau de vie et de consommation européen, en plus de multiplier les « commerces  » comme celui des jineteras [les « cavalières  », ndlr]. Tout le monde à Cuba connaît parfaitement le dégoà »t de Fidel à l’égard de la prostitution et ce qu’il perçoit comme effet corrupteur du tourisme. Et il ne fait aucun doute que son frère Raul partage ces sentiments.
C’est pour cela que la création d’un impôt spécial et très élevé sur toutes les transactions en dollars dans l’île n’a surpris personne. Cet impôt a affecté les Cubains qui réussissent à gagner des dollars, c’est-à -dire ceux qui entrent en contact avec les touristes. Il accroît en même temps la tendance à la concentration des étrangers dans des hôtels autonomes ou dans des enclaves touristiques où ils ont peu de rapport avec les locaux. Au début de cette année, Fidel a dit dans un discours : « Je sais que cela peine nos voisins du nord, mais il est bien possible que, dans quelques années, il ne reste plus de « paladares  » à Cuba  ». Un « paladar  » est le surnom populaire donné aux restaurants privés qui ont fleuri dans des maisons de particuliers de tout le pays et, surtout, de La Havane, avec des tarifs en dollars pour les touristes.
Après avoir essayé inutilement, depuis près d’un demi-siècle, de se défaire de Castro, les Etats-Unis préparent aussi leurs plans pour la transition. Le sénateur Mel Martinez, fils d’exilés né à Cuba mais élevé à Miami, fut nommé à la fin de 2003 coprésident de la Commission d’assistance à une Cuba libre, avec le secrétaire d’Etat de l’époque Colin Powell. La commission cherchait « à accélérer la fin de la tyrannie de Castro  » et à développer « une stratégie d’ensemble pour préparer une transition pacifique vers la démocratie à Cuba  ». La stratégie était décrite dans un rapport de 500 pages publié en mai 2004, un véritable plan pour éviter que Cuba ne sombre dans l’anarchie et pour créer une économie de marché et un gouvernement élu. Martinez expliqua à Anderson, du New Yorker, qu’ils tenaient le plus grand compte des erreurs commises en Irak. « Par exemple, une structure de gouvernement devrait continuer à exister. A Cuba, comme ce fut le cas en Irak, certains ont du sang sur les mains, mais pas tous. Et il y a des problèmes tels que le réseau électrique, l’habitation et l’alimentation. Ce que nous avons appris en Irak c’est que ces services s’interrompent dans une conjoncture extraordinaire.  »
Le gouvernement Bush adopta le document comme politique d’Etat et nomma comme responsable de la transition Caleb Mc Carry qui, en tant que député, participait au sous-comité pour les Amériques du Comités des Relations extérieures du Congrès. Si Castro meurt et si Cuba se déstabilise, Mc Carry pourrait devenir le Paul Bremer des Caraïbes.
Mc Carry explique qu’il n’y aurait pas de présence directe et militaire nord-américaine comme à Bagdad, mais que les Etats-Unis « participeront d’une manière très directe  » à la transition et qu’ils envoyaient déjà des fonds aux dissidents. Ceci souleva de vigoureuses critiques, précisément de la part des dissidents qui savent que recevoir de l’argent de Washington ne sert qu’à justifier des actions pénales du gouvernement.
Avec un vice-roi déjà nommé et tout le reste, la réaction à La Havane ne put qu’être dure. Le ministre des Relations extérieures Felipe Perez Roque dit simplement que les Nord-américains appellent transition « le fait de dépouiller les Cubains des terres, des maisons et des écoles pour les rendre à leurs anciens propriétaires de l’époque de Batista qui reviendront des Etats-Unis  ». Le fonctionnaire savait bien ce qu’il visait : les Cubains détestent l’idée d’avoir à rendre les maisons dans lesquelles ils vivent et qui étaient la propriété d’exilés. Le sénateur Mel Martinez, dont la grande demeure familiale est aujourd’hui un centre de jeunesse, admet qu’il serait impossible dans la pratique et politiquement de franchir ce pas et parle de « compensations  » pour les exilés mais sans expulsions massives : « La dernière chose que nous voulons faire est de créer plus d’insécurité encore pour des gens qui ont déjà beaucoup souffert  », expliqua-t-il à Anderson.
Dans un discours prononcé en mars, le président de l’assemblée cubaine, Ricardo Alarcón, affirma que le plan de Georges Bush est « annexionniste et génocidaire  ». Dans une conversation privée avec le journaliste Anderson, il ajouta que les plans nord-américains sont « profondément irresponsables, élaborés par des personnes qui préfèrent ignorer la réalité et qui essaient de la changer selon leur caprice. Peut-être est-ce une chose messianique. Pour nous, notre relation avec les Etats-Unis est le thème central, le grand problème. Aucune autre question n’a autant de force, une importance aussi permanente et universelle pour nous que la normalisation des relations entre les Etats-Unis et Cuba  ».
Mais le gouvernement Bush a coupé tout contact. On ne parle plus qu’entre fonctionnaires de troisième niveau et uniquement au sujet des immigrants. « On ne fait rien , confia Alarcón, rien de rien  ».
Dans sa version originale, dans le quotidien argentin Página 12, cet article n’est pas signé.
Ricardo Alarcon répond à l’article du New Yorker
Dans une interview publiée par la quotidien argentin Página 12, Ricardo Alarcon, président de ladite Assemblée nationale du pouvoir populaire de Cuba répond à l’article de John Lee Anderson publié dans le New Yorker, dont il est question ci-dessus.
« Je connais cet article et j’ai parlé plusieurs fois avec Lee Anderson. Cette note me semble être une infamie. Plus que le New Yorker, cela semble être le “Miamier” parce que cela rejoint la littérature post-castriste, avec les clichés de la transition et tous ces déchets. (...) Ils nomment plusieurs personnes qui représenteraient soit-disant la transition. Dans le fond, c’est superficiel. Nous sommes des personnes connues parce que nous parlons à et pour l’étranger, mais personne ne connaît les noms, par exemple de ceux qui font partie du Secrétariat. (..) A l’intérieur de Cuba, ils sont connus et travaillent beaucoup. (...) Tu es une personnalité dans le pays si CNN t’a interviewé, sinon tu n’existes pas. Dans le fond, c’est une vision colonialiste et fort raciste.  »
« J’expliquais à ce Nord-américain que la moyenne d’âge de l’assemblée de 600 membres que je préside est de 45 ans (...) Partout ceux qui prédominent sont les jeunes. (...) La propagande présente Cuba comme si c’était un pays congelé dans le temps. Il faut être complétement fou pour penser que ceux qui gouvernent depuis 50 ans sont les mêmes types qui sont descendus de la Sierra Maestra.  »
[1] [NDLR] Lire à ce propos l’article de Salim Lamrani, Forbes, la « fortune  » de Fidel Castro et sa répercussion médiatique, RISAL, 30 mai 2006.
Source : Página 12 (www.pagina12web.com.ar), 6 aoà »t 2006.
Traduction : Marie-Paule Cartuyvels, pour le RISAL (www.risal.collectifs.net).