Bolivie : opération toges propres
par Benito Pérez
Article publié le 19 octobre 2006

Casimira Rodriguez, ancienne dirigeante du Syndicat national des travailleuses du foyer, a été chargée par Evo Morales de réformer un système judiciaire gangrené par la corruption et le népotisme. Les affaires Mendoza et Asbún illustrent cette justice àdeux vitesses.

Odón Mendoza

La vie d’Odón Mendoza bascule le 9 septembre 1999. Cet instituteur de 41 ans est arrêté pour le viol et l’assassinat, deux semaines plus tôt, d’une fillette de son établissement et expédié àla prison de haute sécurité de Chonchocoro. Pour la police de La Paz comme pour la presse de boulevard, Mendoza, un immigré de Potosi vivant seul dans la capitale et un peu trop porté sur la bouteille, fait figure de coupable idéal.
Dès la fin septembre, pourtant, le doute affleure. L’enquête est erratique ; le directeur de la police scientifique est suspendu pour avoir « oublié  » d’envoyer les prélèvements de sperme et de poils pubiens au laboratoire. Appelés àla rescousse, les analystes du FBI étasunien sont, eux, formels : l’ADN retrouvé sur la victime ne correspond pas àcelui d’Odón Mendoza, mais àcelui d’un violeur en série bien connu. Nous sommes en aoà»t 2000. Affaire conclue ?

Sept juges d’instruction

De loin pas ! Six ans plus tard, l’ex-professeur n’en finit pas de courir derrière son honneur perdu. Par trois fois, des tribunaux l’ont condamné àla même peine incompressible de 30 ans de prison, refusant de considérer le rapport du FBI et se basant sur un dossier tellement lacunaire que même la date du crime demeure incertaine. Un fiasco prévisible quand on sait que pas moins de sept juges ont instruit le dossier !
Placé en liberté conditionnelle depuis cinq ans, Odón n’a jamais lâché prise. Vivant de petits boulots et soutenu par sa compagne, il est bien décidé àépuiser toutes les voies de recours. « Certains aimeraient se débarrasser de mon cas grâce àla prescription. Mais moi je veux la justice  », déclare M. Mendoza.

Milliardaire en fuite

Pour nombre d’observateurs, le cas Mendoza est symptomatique. « Que serait-il advenu si le FBI n’avait pas été sollicité... comme c’est le cas dans des centaines d’affaires similaires ?  » s’interroge le journaliste Victor Orduna. Son hebdomadaire Pulso a grandement contribué àsortir l’affaire Mendoza de l’oubli dans lequel elle était tombée, après la première flambée médiatique. « En haut comme en bas de l’échelle judiciaire, la présomption d’innocence n’existe pas en Bolivie, affirme-t-il. Qui se souvient que, dès l’arrestation d’Odón Mendoza, les policiers et même le ministre de l’Intérieur de l’époque défilaient dans les médias pour le condamner publiquement ?  »

L’arrivée en janvier dernier d’un nouveau gouvernement et la nomination d’une ministre de la Justice non issue du sérail a marqué un premier tournant. Evo Morales a chargé Casimira Rodriguez, ancienne domestique reconvertie en syndicaliste, de mettre au pas une classe judiciaire gangrenée par le népotisme et la corruption.
Mais c’est certainement l’éclatement de l’affaire Asbún, en juin dernier, qui a fini par révolter l’opinion publique. Ernesto Asbún, responsable présumé de la faillite de la compagnie aérienne LAB, disparaît alors sans laisser de trace. Le milliardaire avait été libéré peu avant contre une caution de 40 000 bolivianos [1]. Le temps pour le financier de vider tranquillement ses comptes bancaires et de filer aux Etats-Unis. Laissant aux centaines d’employés et àl’Etat une compagnie criblée de dettes.
« Rendez-vous compte : lorsque Evo Morales, encore député, avait été inculpé pour des blocages de route, le juge lui avait réclamé une caution de 60 000 bolivianos !  » rappelle Casimira Rodriguez.

Justice de classe

Le juge un peu trop compréhensif avec Asbún vient d’être déferré devant ses pairs. Mais la ministre refuse d’en faire un bouc émissaire : « Il faut être réaliste, il n’est pas rare qu’un juge tranche de façon ’incompréhensible’ en faveur de la partie la plus fortunée...  »
Une simple visite àChonchocoro permet d’illustrer ce déséquilibre. En une matinée, nous y avons rencontré plusieurs personnes incarcérées en préventive depuis plus de dix-huit mois, la limite fixée par la loi. Tous provenaient des plus basses classes sociales. « Dans les tribunaux, on ne sent encore rien du vent nouveau qui souffle sur le pays  », regrette Brigitte Brodmann, une volontaire suisse qui parcourt régulièrement les prisons de La Paz.

Consciente de cette inertie, la ministre mise sur le décloisonnement du monde judiciaire grâce àl’élection des juges par le peuple. « De cette façon, les juges prendrons conscience qu’ils sont au service de la population  », prédit-elle.

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Casimira Rodriguez : « Je veux faire entrer le cri des exclus  »

Casimira Rodriguez

Il est passé 23 heures lorsque Casimira Rodriguez nous reçoit dans son bureau du ministère de la Justice. La fenêtre donne sur le Prado, la célèbre avenue paceña [de La Paz, ndlr], mais le bâtiment est sans âge, les sofas usés et « l’ascenseur vient de tomber dans la matinée faisant trois blessés légers  », nous glisse la cheffe du cabinet. Une précarité qui témoigne de l’état d’une administration livrée àvingt ans de politiques néolibérales, mais contraste, en ce vendredi soir, avec l’activisme de la jeune ministre (40 ans) et de son staff. Derrière son apparente timidité, son espagnol mâtiné de sonorités quechuas, le langage est ferme. Casimira Rodriguez sait d’où elle vient. Son châle tombant jusque sur sa pollera - la traditionnelle jupe indigène - ne laisse planer aucun doute ; six mois de gouvernement n’ont pas transformé l’ancienne bonne - fondatrice du Syndicat national des travailleuses du foyer - en apparatchik policée.

Pas étonnant que la très conservatrice corporation judiciaire tire àboulet rouge sur sa nouvelle ministre de tutelle. « Elle n’a aucune compétence en matière de droit  », arguait en février le Collège des avocats boliviens, en réclamant son départ. A peine deux semaines après sa nomination !

« La justice, elle l’a connaît mieux que quiconque, car elle l’a subie l’intérieur  », leur a répliqué Evo Morales. Casimira avait alors 13 ans et travaillait seize heures par jour contre le gît et le couvert. « Quand j’ai revendiqué un salaire, la patronne m’a accusée de vol. Le juge lui a donné raison.  » Un sentiment d’injustice qui n’a plus quitté la nouvelle ministre de la Justice.

Que pensez-vous pouvoir apporter de neuf àla Justice bolivienne ?

Je veux faire entrer le cri des exclus au sein de l’institution. Le sentiment d’injustice est très répandu dans la population ; je l’ai vécu moi-même. Les gens ont conscience que la justice favorise les puissants et n’est pas àl’écoute de leur souffrance.

Quelles sont les priorités de votre ministère ?

Notre objectif est d’instituer un nouveau système judiciaire dans une perspective de respect des droits humains. Des propositions globales seront soumises àl’Assemblée constituante. D’ici là, nous entendons tout faire pour mettre fin àl’impunité. Nous avons trop de cas hérités de la dictature ou des gouvernements élitistes qui l’ont suivie. Des personnes accusées de crimes contre les mouvements sociaux ont pu se soustraire àla justice, par exemple en quittant le pays. Le ministère a lancé une campagne internationale pour réclamer l’extradition de l’ex-président Gonzalo Sanchez de Lozada (réfugié aux Etats-Unis, ndlr). Son jugement n’est pas une affaire politique, comme il l’affirme, mais de justice pour les 300 blessés et plus de 60 morts de la répression d’octobre 2003 (lors des manifestations contre l’exportation de gaz, ndlr). Une autre priorité de ces premiers mois a été de créer un vice-ministère de la Justice communautaire chargé d’étudier les systèmes traditionnels en vigueur parmi les 36 peuples originaires de Bolivie. La justice communautaire ne se base pas sur des lois écrites mais sur des traditions orales que des assemblées traduisent en décisions. La sanction peut être de plusieurs types, la plus connue étant l’expulsion de la communauté, mais cela peut être du travail d’intérêt général ou même le chicote (fouet). Le plus intéressant dans cette justice est l’inexistence de la prison ! En général, les conflits donnent lieu àune conciliation, au pardon et au repentir. Nous préparons une loi qui mettrait àégalité cette justice et le système ordinaire.

Comment comptez-vous les articuler ? Comment trancher les conflits de légitimité ?

C’est une question intéressante... Jusqu’àaujourd’hui, la justice ordinaire a toujours méprisé voire combattu les systèmes communautaires. Il faut aller vers une complémentarité, chacun ayant son domaine de compétence : ce n’est pas àla justice communautaire d’investiguer un crime... Par ailleurs, il est évident que celle-ci devra respecter les droits humains élémentaires ! J’aimerais aussi que la justice ordinaire s’inspire des pratiques transparentes et égalitaires de la justice communautaire.

Comment ferez-vous ?

[Elle sourit.] Ça sera un long processus ! L’une des premières choses consiste àrevoir le mode d’élection des juges. Aujourd’hui, la cooptation par le Tribunal constitutionnel se fait selon des critères obscurs. Les gens modestes n’ont aucune chance, c’est toujours la même élite qui accède àces places ! Notre proposition - qui sera débattue àla Constituante - est d’organiser des élections populaires pour tous les postes. Cela obligera les juges àêtre àl’écoute des souffrances des gens.

Vous avez créé un vice-ministère de la Transparence et de la Lutte contre la corruption. Comment agit-il ?

Il veut apprendre aux jeunes àrejeter la corruption et pousser les gens àdénoncer les extorsions dont ils sont victimes.

La lenteur de la justice vous inquiète-t-elle ?

Bien sà»r ! Pour moi, une justice lente, ce n’est pas la justice. Lorsqu’une affaire n’est pas résolue après quatre ou cinq ans, les gens se lassent et abandonnent. Parfois le délit est prescrit avant le terme de la procédure. C’est un problème particulièrement aigu dans les conflits de travail, financiers ou lors d’un divorce. Nous avons créé un service destiné àrecevoir des plaintes et àsortir des procédures de l’oubli... L’un des avantages de la justice communautaire est justement sa célérité. Pas besoin de solliciter des juges ou des avocats.

La lenteur judiciaire engorge aussi les prisons. Les 3/4 des détenus sont en préventive...

Oui. Beaucoup trop de gens attendent leur jugement durant un, deux, voire trois ans en prison. Mais plus largement, il est scandaleux que pour une broutille, des personnes passent des mois dans un milieu aussi néfaste. Les jeunes, en particulier, en ressortent bien pire. Nous devons inventer d’autres sanctions.

Cela pose la question de la politique de réinsertion qui est inexistante en Bolivie...

Il n’existe en effet aucune structure de ce type pour les adultes. Mais il y a un projet pour les jeunes àEl Alto (lire ci-dessous). Un centre de détention est en construction, en collaboration avec une organisation catholique italienne, afin de séparer les mineurs des délinquants endurcis et de les aider àse réinsérer.

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Réinsérer les jeunes

De ferme en ferme, l’Altiplano s’étale jusqu’àl’horizon. L’après-midi est limpide, laissant émerger les neiges éternelles de la cordillère Royale. « Le centre a été conçu de façon àce que les jeunes puissent s’évader par le paysage  », image Ferran. Nous sommes au centre de détention pour jeunes de Viacha, capitale du ciment (!) bolivien, à30 kilomètres de La Paz. Ou plutôt sur le chantier de ce que le coopérant catalan présente comme une prison modèle. Vastes ateliers, bibliothèque, classes, espace, luminosité, le Mouvement laïc pour l’Amérique latine (MLAL) - une ONG italienne - met tout en oeuvre pour que le séjour de ses 130 futurs pensionnaires s’inscrive sous le sceau de la réinsertion. Un concept novateur dans un pays habitué àmélanger allègrement mineurs, prisonniers politiques, droits commun et cas psychiatriques dans des pénitenciers bondés. La seule séparation connue est sociale, les délinquants les plus riches pouvant se payer de confortables cellules, les autres dormant par terre, ou se livrant àdivers trafics pour faire leur place. Au point que la prison est devenue la principale université du crime. Bien que soutenu au sommet de l’Etat, le projet de Viacha demeure fragile. La fin du chantier n’est pas financée, tout comme son futur fonctionnement. « Le gouvernement devra bien prendre ses responsabilités  », se rassure Ferran, qui rappelle que « la loi oblige àséparer les mineurs des adultes et àles former  ». Le coopérant relève que la convention passée entre le MLAL et l’Etat prouve l’intérêt du nouveau pouvoir pour ce concept socio-éducatif. La Paz a notamment accepté qu’aucun policier ne stationne dans l’enceinte carcérale. Autre acquis : le principe d’une certaine mixité a été admis. Un second bâtiment devant héberger des jeunes femmes est àl’étude. « Nous avons déposé une demande de financement àPro Victimis  », relève la Suissesse Brigitte Brodmann, àl’origine du projet d’extension. A terme, trente jeunes femmes devraient être intégrées au centre. Pour autant que l’argent suive...

Notes :

[1NDLR] Environ 4 000 eurso.

Source : Le Courrier (www.lecourrier.ch), 3 octobre 2006.

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