Il continue Ă croire en Lula, mais aussi en la nĂ©cessitĂ© d’un changement radical au BrĂ©sil. Ami du Mouvement des Sans Terre, il rĂ©clame la rĂ©forme agraire intĂ©grale, il met en garde contre de futurs dĂ©sastres environnementaux, il croit en un nouveau socialisme aux racines latino-amĂ©ricaines et, Ă©videmment, s’agissant de Leonardo Boff, il critique l’Eglise.
Il croit encore que Lula, lors de son second mandat, donnera un coup de volant Ă gauche, qu’il reviendra Ă sa vieille alliance avec les mouvements sociaux et arrĂŞtera de gouverner pour le système financier. Il affirme que doit surgir d’AmĂ©rique du sud un socialisme d’un genre nouveau, Ă©loignĂ© de l’europĂ©en, inspirĂ© de penseurs latino-amĂ©ricains et impulsĂ© par des indigènes, des paysans et des noirs. Il reconnaĂ®t la croissance Ă©conomique argentine, mais il remarque qu’il n’y a pas eu la moindre redistribution de richesses. Se consacrant depuis des annĂ©es Ă la problĂ©matique environnementaliste - invitĂ© par l’organisation Nueva Tierra, il s’est rendu en Argentine pour parler du sujet -, il dĂ©nonce les entreprises de l’agrobusiness et compare les prochains dĂ©sastres environnementaux aux guerres actuelles. Et bien sĂ »r, il parle aussi de l’Eglise : il affirme que l’establishment ecclĂ©sial ne pense qu’aux riches, et il explique comment la thĂ©ologie de la libĂ©ration survit aujourd’hui.
Qu’est-ce qui attend le BrĂ©sil dans les quatre prochaines annĂ©es de gouvernement de Lula ?
J’espère que Lula radicalisera les programmes sociaux, parce que l’intention est de passer d’un Etat nĂ©olibĂ©ral classique, privatisateur, bourgeois, Ă un autre plus rĂ©publicain, qui met l’accent sur la chose publique, sur la prioritĂ© aux pauvres, aux familles, Ă la « faim zĂ©ro  » [nom d’un programme gouvernemental de lutte contre la faim, ndlr]. Il y a une tension interne parce que le projet macroĂ©conomique ne se conjugue pas bien avec la raison sociale. Nous attendons donc de Lula qu’il radicalise la question sociale, qu’il fasse, par exemple, la rĂ©forme agraire qu’il avait promise et n’a jamais rĂ©alisĂ©e. S’il ne va pas plus loin, le risque est qu’on se dirige vers un assistancialisme de l’Etat envers les pauvres.
Y a-t-il des signes laissant espérer un changement radical comme celui dont vous parlez ?
S’il veut terminer correctement son mandat et tenir les promesses qu’il a faites, c’est lĂ sa dernière chance. Il a beaucoup de raisons de radicaliser, d’autant plus que la situation Ă©conomique est plus stabilisĂ©e. Des signes montrent qu’il va changer, qu’il va mener une politique plus axĂ©e sur le dĂ©veloppement parce qu’auparavant elle Ă©tait davantage centrĂ©e sur les Ă©quilibres. Il faut compter en plus avec les pressions des mouvements sociaux, qui soutiennent Lula parce qu’ils disent : « Lula est notre candidat  », mais ne lui pardonnent pas de ne pas avoir eu assez de courage pour affronter les propriĂ©taires terriens.
Au sein des mouvements sociaux, dont les Sans Terre, on dit que Lula est arrivĂ© au gouvernement avec leur appui, grâce Ă un travail commun de plusieurs dĂ©cennies, mais qu’il a gouvernĂ© pour ceux de toujours et a oubliĂ© ses promesses.
Je pense que c’est une erreur de Lula d’avoir cherchĂ© un appui parlementaire auprès de partis Ă louer et de s’ĂŞtre Ă©loignĂ© du mouvement social. MĂŞme le Parti des Travailleurs (PT), sa direction, ont perdu le lien organique avec les mouvements sociaux, d’oĂą ils tiraient la vitalitĂ© et la crĂ©ativitĂ©. Et maintenant il a assurĂ© qu’il voulait rĂ©tablir le lien avec les mouvements sociaux et allait les associer davantage sur les questions sociales.
Et que peut-il se passer s’il ne les associe pas ?
Les mouvements observent Lula. Ils disent qu’ils ne livreront pas Lula Ă la bourgeoisie, ils disent : « Lula est ce que nous avons crĂ©Ă© au cours d’un processus d’accumulation historique, mais nous allons lui mettre la pression et le critiquer pour qu’il tienne ses promesses  ». Lula a fait des promesses au peuple et il doit les tenir. Et il le sait très bien parce qu’il est fils de ce peuple, fils de la faim et il n’oublie pas ses racines.
Comment évaluez-vous les quatre premières années du gouvernement de Lula ?
Sur le plan Ă©conomique, il a obĂ©i aux principes du nĂ©olibĂ©ralisme, en dĂ©gageant un excĂ©dent fiscal primaire Ă©levĂ©, avec des taux d’intĂ©rĂŞt Ă©levĂ©s, qui sont les richesses alimentant le secteur financier. C’est ce qui a permis de maintenir une stabilitĂ© au BrĂ©sil. Mais sur le plan social, il y a bien eu des changements, une rupture. Jamais dans l’histoire du BrĂ©sil on n’a autant fait pour les pauvres, des politiques sociales articulĂ©es, on a crĂ©Ă© de l’espoir chez des frères qui mangeaient une fois par jour et peuvent maintenant bien manger.
Du fait de ces programmes, il est aussi taxĂ© d’assistancialisme. Par exemple avec les bourses alimentaires et leur utilisation dans les Ă©lections.
C’est une critique de l’extĂ©rieur, parce que de l’intĂ©rieur on voit ces cinq ou six programmes articulĂ©s, avec un dĂ©veloppement de l’Ă©ducation, de la santĂ©, de la rĂ©insertion professionnelle, de l’Ă©conomie solidaire, de l’agriculture familiale.
Vous avez dit récemment que Lula avait été une occasion manquée.
Je pense qu’il a gâchĂ© certaines choses. Par exemple, il n’a pas su nĂ©gocier avec le système financier comme l’a fait Kirchner, qui n’a pas dit : « Je ne vais pas payer  », ce qui serait une hĂ©rĂ©sie que le système ne pardonnerait pas, mais a dit : « Je vais payer mais seulement une partie  ». Lula n’a pas su nĂ©gocier avec le système financier national et international. Je crois qu’il voulait Ă©liminer l’idĂ©e gĂ©nĂ©rale que son gouvernement allait crĂ©er une crise systĂ©mique, que ce serait le grand risque du BrĂ©sil, et il a intĂ©riorisĂ© cela et a voulu dĂ©montrer qu’il n’en Ă©tait pas ainsi. Mais je pense qu’il devrait changer, parce qu’il y va de la souverainetĂ© du pays, et il a ratĂ© une occasion. Lula n’a pas non plus profitĂ© d’une relation plus Ă©troite et d’un dialogue plus poussĂ© avec les mouvements sociaux pour alimenter des changements profonds comme la rĂ©forme agraire, dont tous les dĂ©tails avaient Ă©tĂ© Ă©tudiĂ©s pour sa mise en oeuvre. Le choix fait par Lula lui a servi pour obtenir une base parlementaire, avec des lĂ©gislateurs qui sont les grands propriĂ©taires terriens, qui allaient bloquer tous ses projets et il a cru que ce serait une guerre perdue. Il a prĂ©fĂ©rĂ© faire des rĂ©formes inachevĂ©es. Lula a Ă©tĂ© un rĂ©formiste. Mais c’est Ă©galement lui qui a rĂ©ussi Ă diminuer les inĂ©galitĂ©s de 5%. Il y a eu une rĂ©partition des biens diffĂ©rente.
Ces perspectives peuvent-elles se répéter en Amérique latine avec les nouveaux gouvernements ?
Je pense qu’une dĂ©mocratie avec un accent social très fort a Ă©tĂ© rĂ©introduite en AmĂ©rique latine. C’est sans doute parce que les bases font pression, qu’il y a des mouvements sociaux forts, qu’on a pris conscience que c’est Ă l’Etat de diminuer les inĂ©galitĂ©s, de crĂ©er de l’emploi. Hormis des exceptions rĂ©pressives et de droite comme en Colombie, ce sont des dĂ©mocraties qui donnent de la place Ă la participation, avec des expĂ©riences qui laissent de cĂ´tĂ© la seule dĂ©mocratie reprĂ©sentative, de dĂ©lĂ©gation. On s’ouvre au social et des leaders apparaissent, comme Evo Morales et Hugo Chávez, qui est une figure unique en AmĂ©rique latine, qui est l’un des rares, avec les musulmans, Ă affronter l’empire [les Etats-Unis]. En ce qui concerne l’Argentine, j’ai un regard très extĂ©rieur, je sais qu’il est un peu superficiel, mais je pense que Kirchner est une figure intĂ©ressante pour l’Argentine, qu’il a su affronter les militaires et qu’il est Ă la tĂŞte d’une forte croissance Ă©conomique, mais il est bien Ă©vident que c’est une croissance avec pauvretĂ©, sans rĂ©partition, sans enlever aux riches pour donner aux pauvres. Maintenant il devrait penser Ă un projet de redistribution.
Y a-t-il un processus de changement en AmĂ©rique du Sud ou s’agit-il, pour vous, seulement d’un rĂ©formisme nĂ©olibĂ©ral ?
J’ai l’impression que le projet socialiste qui n’existe plus en Europe peut se redessiner depuis l’AmĂ©rique latine. Ici, nous avons la possibilitĂ© de ressusciter le projet socialiste, mais diffĂ©rent du vieux projet de l’Europe de l’Est, plutĂ´t comme une radicalisation de la dĂ©mocratie, comme une inclusion des masses, avec le peuple, en respectant les peuples indigènes, avec les diffĂ©rences culturelles, en socialisant les richesses. Et en tenant compte que les terres de ce continent-ci renferment la plus riche biodiversitĂ© de la planète, qui sera la richesse la plus prisĂ©e des prochaines dĂ©cennies. Ce nouveau socialisme pourrait ĂŞtre inspirĂ© par un grand penseur comme Mariategui : ce sont nos idĂ©es, il valorise les cultures, la dimension religieuse mystique, un regard utopique. On ne retrouve presque jamais cela chez les classiques europĂ©ens. Ce serait un socialisme crĂ©ole, latino-amĂ©ricain. En ce sens, je pense que les sujets historiques porteurs de projets de changements profonds ne sont pas les Etats, ce sont les mouvements sociaux, le MST, la VĂa Campesina, les groupes de noirs, d’indigènes. Ils se rĂ©clament tous du socialisme, mais pas d’une social-dĂ©mocratie, plutĂ´t d’une dĂ©mocratie sociale, une dĂ©mocratie incluante, participative, redistributive. Avec le socialisme qui serait le cadre thĂ©orique pour cette aspiration. Au niveau mondial, c’est clair : ou nous partageons ce que nous avons ou il n’y en aura assez pour tout le monde.
Quel est le rĂ´le des mouvements paysans et indigènes Ă ce moment de l’AmĂ©rique ?
Un nouvel Ă©tat de conscience sociale des mouvements est en train de s’Ă©laborer. Ils ne luttent plus seulement pour leurs droits bafouĂ©s, maintenant ils savent dire la sociĂ©tĂ© qu’ils veulent et ils y vont. Ils pensent dĂ©jĂ Ă un projet de monde nouveau, grâce Ă des articulations avec d’autres mouvements, d’autres pays, grâce Ă une rĂ©flexion, une conscience forte, qui vont empĂŞcher des gouvernements autoritaires. Je crois que les mouvements paysans et indigènes sont la clĂ© pour alimenter des projets sociaux plus proches du peuple.
N’y a-t-il pas un risque que ces gouvernements d’AmĂ©rique latine aux quelques veines sociales finissent par coopter et affaiblir les luttes ?
Je pense que les gouvernements doivent avoir une relation organique avec les mouvements sociaux : les grandes dĂ©cisions ne doivent pas seulement ĂŞtre dĂ©battues dans les parlements. Par exemple, au BrĂ©sil, on ne peut rien discuter ayant trait Ă la terre, aux consĂ©quences de l’agrobusiness sans parler avec le MST. Parce qu’ils sont une opinion, qu’ils sont des acteurs essentiels. Les gouvernements doivent donc ĂŞtre attentifs Ă cette force parce qu’ils sont une force politique au-delĂ des partis.
Mais n’y a-t-il pas un risque de cooptation ?
Il y a toujours un risque de cooptation, mais cela dĂ©pend beaucoup des leaders sociaux, qui doivent toujours ĂŞtre en lien avec leurs bases. Les dirigeants ne doivent pas avoir un dialogue personnel avec les partis, mais des dialogues collectifs. Au BrĂ©sil, le principal dirigeant des Sans Terre (Joao Pedro Stedile) ne va jamais seul aux rĂ©unions avec le gouvernement ; environ vingt autres camarades l’accompagnent et il dialogue seulement après avoir Ă©tabli un consensus avec les bases. C’est de lĂ que vient la force du mouvement, pas des leaders. Ainsi ils ne courent pas un grand risque de cooptation.
Vous travaillez depuis des annĂ©es sur le thème de l’environnement. Comment voyez-vous la situation de l’AmĂ©rique latine et le rĂ´le du secteur privĂ© ?
Nous sommes victimes des entreprises de l’agrobusiness. Les gouvernements ont besoin de dollars pour faire face Ă la dette extĂ©rieure, ils permettent donc que des forĂŞts soient pillĂ©es, que l’Amazonie soit vendue, que des systèmes soient dĂ©vastĂ©s au nom du soja et d’autres monocultures. Et il n’y a pas beaucoup de conscience sociale Ă©cologique. Les gouvernements centraux ne favorisent pas une conscience parce qu’ils voient la contradiction entre les objectifs Ă©conomiques et la conservation de l’environnement. Un autre grand problème, dĂ©jĂ mondial, c’est la raretĂ© de l’eau et il n’y a pas une culture d’Ă©conomie et de protection de l’eau. L’eau est donc une richesse et les gouvernements ne nĂ©gocient pas autour de ça. Tout passe par un processus de conscientisation. Saint Augustin disait que les grands changements viennent d’un grand amour ou d’une grande douleur. Je crois que, malheureusement, certaines personnes n’ont pas assez souffert pour voir qu’il faut changer. Ce système, cette machine mondiale, produira de grands dĂ©sastres environnementaux si nous ne l’arrĂŞtons pas. Ou nous commençons maintenant ou dans 50 ans la Terre sera le lieu de grands ravages. Mais, bien sĂ »r, nous tous qui disons cela sommes pris pour des fous, pourtant ça peut conduire Ă un avenir dramatique.
Qu’est aujourd’hui la ThĂ©ologie de la LibĂ©ration ?
La ThĂ©ologie de la LibĂ©ration est nĂ©e en Ă©coutant le cri de l’opprimĂ© : le noir, le pauvre, la femme, le cri de la terre, de tous les opprimĂ©s. Et le nombre de pauvres dans le monde a augmentĂ©. Je pense que l’un des problèmes du système est qu’avant on pouvait cacher les pauvres. Aujourd’hui, le malheur est si terrible qu’on ne peut plus occulter cette rĂ©alitĂ©, le drame des pauvres du monde : des milliards de personnes souffrent de faim et de soif. C’est un dĂ©fi Ă la conscience humaine. L’Eglise catholique n’Ă©coute pas ce cri. De cette situation d’injustice, l’Eglise n’en connaĂ®t pas grand-chose. L’Eglise actuelle, de BenoĂ®t XVI, est l’option pour les riches et non pour les pauvres. Alors la ThĂ©ologie de la LibĂ©ration insiste, met l’accent sur le fait que le problème, c’est le système, et continue Ă ĂŞtre vivante essentiellement dans les Ă©glises plus petites qui prennent au sĂ©rieux le dĂ©fi des pauvres et la justice. Et l’Eglise, qui est plus prĂ©occupĂ©e de liturgie et de catĂ©chèse, n’est pas très sensible Ă ces sujets, elle voit la LibĂ©ration comme quelque chose de mauvais, de dangereux, parce qu’elle politise les gens. Après 40 annĂ©es de ThĂ©ologie de la LibĂ©ration, on peut rendre hommage Ă cet apport de l’AmĂ©rique latine au monde, un apport culturel et d’idĂ©es en quĂŞte de justice.
A l’intĂ©rieur de l’Eglise catholique, quel espace existe-t-il aujourd’hui pour la ThĂ©ologie de la LibĂ©ration ?
Le christianisme doit avoir une matrice ouverte, oĂą chaque culture prend le christianisme et l’ajoute Ă sa culture, comme nous l’avons fait en AmĂ©rique : nous essayons de donner au christianisme un visage noir, indigène, latino-amĂ©ricain. Avec nos propres rites, nos cĂ©lĂ©brations. Et une Ă©glise latino-amĂ©ricaine, très diffĂ©rente de celle de Rome, s’est lentement construite. C’est un catholicisme populaire, qui a Ă©tĂ© crĂ©Ă© par les peuples. Mais si on regarde l’establishment romain, la curie, il s’agit d’une Ă©glise très conservatrice, qui se construit seulement vers l’intĂ©rieur, oĂą il n’y a pas de place pour agir. Maintenant si on regarde les Ă©glises pĂ©riphĂ©riques, puisque le christianisme est une grande multinationale avec diffĂ©rents niveaux de conscientisation, on s’aperçoit qu’il existe des espaces pour que la thĂ©ologie dĂ©batte, remette en cause le nĂ©olibĂ©ralisme. C’est donc une thĂ©ologie vivante, mais dans les Ă©glises oĂą les groupes y sont sensibles. C’est pourquoi la ThĂ©ologie de la LibĂ©ration possède l’hĂ©gĂ©monie morale, mais n’a pas l’hĂ©gĂ©monie politique, que Rome dĂ©tient sans aucun doute.
Source : Pagina 12 (www.pagina12.com.ar ), 4 décembre 2006.
Traduction : Catherine Goudounèche, pour le RISAL (http://risal.collectifs ;net).