C’est tôt dans le 20e siècle que le Mexique a promu le tourisme international sur ses terres. Celui-ci, mis en œuvre par l’Etat, a enregistré une croissance constante durant plusieurs décennies, dans le cadre d’un système d’accumulation développementaliste de type fordiste, encouragé par la Banque Interaméricaine de Développement (BID). Gros investissements, grands travaux d’infrastructures et retombées économiques significatives. La proximité des Etats-Unis, la fermeture de Cuba au tourisme suite à la révolution, la pénétration progressive des transnationales ont participé à l’expansion d’un tourisme de plage massifié et standardisé, calqué sur le modèle états-unien. La libéralisation du secteur à partir des années 1980 va confirmer la tendance et exacerber ses travers sociaux, économiques, culturels et environnementaux. Le secteur enrichit les multinationales et instrumentalise, voire pervertit, les réalités locales. La concurrence croissante des destinations à l’échelle mondiale et les évolutions qualitatives de la demande poussent à la diversification, mais les obstacles sont multiples et les possibilités de développement d’un tourisme réellement alternatif, maigres.
Introduction
Tout semble indiquer qu’est arrivé à sa fin cet « âge d’or  » du tourisme international qui a duré presque un demi-siècle, soutenu par une croissance assez époustouflante et une image particulièrement positive auprès de la plupart des populations. Aujourd’hui, de nombreuses menaces planent sur le tourisme, naturelles et humaines. L’exécution de ces dernières a été plus que destructrice dans les dernières années : on est loin de l’époque où le touriste international pouvait explorer tous les recoins du monde, sans apparemment éveiller les rancoeurs, les menaces et les attaques. Aujourd’hui l’« autre  » est moins soumis, moins conciliant, moins disposé à prêter ses services au touriste. C’est aussi le résultat de ces cinquante années qui, vu du Sud, est bien loin de ressembler à l’image idyllique qu’en a offerte le discours international.
Comme l’a souligné le poète uruguayen Mario Benedetti, « le Sud existe aussi  » (El Sur también existe), non seulement dans le sens géographique d’une terrae cognitae, mais aussi comme une partie du monde qui réfléchit sur ces phénomènes dits « modernes  » capables de mettre en cause ses modes de vie et qui n’apportent pas les bienfaits dont ils se targuent. Nous proposerons dans cet article une vue particulière du tourisme depuis le Sud, celle du Mexique : ce n’est certes pas n’importe laquelle, car le Mexique se situe parmi les pays les plus développés du Sud, membre de l’Organisation de Coopération et de Développement Economiques (OCDE), et une des figures de proue de ce tourisme international de masse qui s’est développé tout au long de la planète. Sa contiguïté avec les États-unis n’est pas non plus un des moindres facteurs à prendre en compte. L’expérience mexicaine est donc assez spécifique ; toutefois certains aspects de son modèle de tourisme international, parfois copiés par d’autres pays résolus à en émuler la croissance, sont susceptibles d’être comparés et même généralisés.
Il y a deux grandes façons d’aborder le tourisme : la première, d’un point de vue plus structurel, analyse le phénomène touristique comme un ensemble de faits sociaux que l’on cherche à démonter/reconstruire ; la seconde envisage le tourisme à partir des perspectives des acteurs : d’autres dimensions sont alors prises en compte, davantage centrées sur les pratiques et les expériences des individus, qu’ils soient touristes ou « locaux  ». C’est la première perspective que nous envisageons dans ce texte, même si la seconde est tout aussi féconde. Dans une première partie de cet article, nous nous centrerons sur l’expérience historique du tourisme de masse au Mexique : quelles en ont été les orientations, les intérêts et les acteurs, et enfin les résultats... contrastés. Dans une seconde partie, nous envisagerons les transformations récentes, avec les « ratés  » évidents de ce modèle, les nouvelles politiques néolibérales et leurs effets sur le tourisme mexicain, et nous analyserons brièvement les tendances émergentes.
Mexique, tourisme de masse et retombées économiques
Le tourisme a été rapidement pris en compte comme une option de développement par les autorités mexicaines postérieures à la Révolution de 1910. Dès les années 1920, un Conseil du tourisme fut mis sur pied, la Loi générale de population adopta un statut migratoire spécifique pour le touriste international et des accords furent passés dans ce sens avec les États-Unis (Jiménez, 1992). Un tourisme limité, certes, mais qui commença à donner des fruits dès les années 1930 [1]. C’est vers les plages et les zones archéologiques que les touristes se sont d’abord tournés, mais aussi vers Mexico, une ville attrayante, accessible et finalement assez moderne par rapport au reste du pays.
Pendant la seconde guerre mondiale, le Mexique a été un endroit de repos sans risque pour les Etats-Uniens ; le cinéma mexicain qui traversait alors son âge d’or a vanté à cette époque les mérites d’une petite bourgade côtière du Pacifique : Acapulco. De la même façon que Saint-Tropez commença par être une destination de l’élite du cinéma, Acapulco recevait les étoiles d’Hollywood et celles du cinéma mexicain qui travaillaient d’ailleurs souvent ensemble. La croissance d’Acapulco a ainsi été assurée : épicentre des nouvelles modes, passerelle des starlettes, lieu de mise à l’essai sur les populations du Sud des nouvelles « tendances modernisatrices  » dont le fast-food, cette station balnéaire est devenue la vitrine de la modernité pour les nouvelles classes moyennes mexicaines, qui se développaient à la faveur du « miracle mexicain  » [2].
Cette croissance sans contrôle du tourisme international, essentiellement états-unien, a été encore renforcée par la victoire des castristes à Cuba ; l’île fut fermée aux touristes en provenance des Etats-Unis, friands de cette destination ouverte à tous les excès, soutenue par le gouvernement de Batista et les mafias nord-américaines. Le Mexique devait ainsi prendre la relève et assurer un rôle que Cuba se refusait de jouer. Quand le miracle économique mexicain a commencé a faire eau de toutes parts dans les années 1970, le tourisme international est lui aussi entré en crise : Acapulco surtout, une ville qui s’est étendue sans aucun contrôle autour de sa baie, avec de sérieux problèmes de trafic urbain, de manque d’eau potable, de saturation des plages et de pollution, a commencé à perdre sa compétitivité (RamÃrez SaÃz, 1986). De toute évidence, le problème majeur était l’expansion d’une énorme ville de pauvres au service de ce tourisme en croissance et à la vue de tous : la baie d’Acapulco a la forme d’un amphithéâtre avec un cordon littoral d’hôtels et de résidences, et un arrière-fond de pauvreté qui devenait « gênant  » pour l’image touristique.
Mais entre-temps, le Mexique avait pris des décisions radicales qui allaient changer le cours de son développement touristique : dès 1956 deux fidéicommis avaient été mis en place au sein de la Banque centrale (Banco de México) pour promouvoir le tourisme : le premier chargé d’offrir des prêts avantageux pour la construction d’hôtels, le deuxième orienté à la construction de nouvelles infrastructures touristiques. De plus, en 1962, le gouvernement mexicain se dota d’un Plan national du tourisme, dont l’axe central était le développement de nouvelles destinations balnéaires. En 1964, l’idée est lancée de construire une nouvelle station balnéaire à Cancun, dans la péninsule du Yucatán au bord de la mer des Caraïbes.
A l’époque, les organismes internationaux étaient partisans de l’intervention étatique, tout le contraire de leur position postérieure : la BID donna son appui à ce projet, sur base d’études préliminaires franchement rudimentaires. Les intérêts en jeu étaient multiples : les capitaux internationaux liés au tourisme, particulièrement les grandes chaînes hôtelières, cherchaient de nouveaux débouchés ; les politiciens mexicains prétendaient investir les gains de la corruption ; les nouvelles couches de la bourgeoisie cherchaient elles aussi de nouvelles sources de profit dans la création d’entreprises liées à un secteur moderne d’activité ; et les grandes entreprises de bâtiments et travaux publics fortement développées dans le cadre du miracle économique mexicain (qui a permis de construire des barrages, des autoroutes, des usines électriques, des raffineries de pétrole, des grands chantiers urbains...) ne pouvaient qu’applaudir ce genre d’initiatives.
Une dimension macroéconomique prenait elle aussi de plus en plus d’importance : les devises devenaient rares au Mexique, qui exportait surtout des matières premières mal cotées sur les marchés internationaux, et qui importait, à prix élevé, des machines-outils et des produits industrialisés pour soutenir son effort de substitution des importations. Outre la BID, la Banque mondiale s’était elle aussi associée à ce projet dans une sorte de surenchère qui ne manqua pas d’endetter le pays : lignes de crédits pour la construction d’hôtels, crédits directs au gouvernement pour la construction des infrastructures, tout fut mis en place au niveau international pour permettre au Mexique d’entreprendre un nouveau modèle de croissance touristique.
C’est ainsi que sont nés d’abord Cancun (démarrage des activités en 1975), puis Ixtapa, 1978 ; San José del Cabo et Loreto, 1978-1979. L’accumulation des projets ne faisait pas peur au gouvernement mexicain, mais à la longue, comme nous le verrons plus tard, seul Cancun atteindra un essor important. Globalement donc, le modèle de développement du tourisme mis en œuvre par le Mexique est le résultat d’un projet d’intervention intensive qui se situait dans le cadre de l’effort du gouvernement mexicain pour mettre en place un système d’accumulation de type fordiste, dans lequel le gouvernement tiendrait une place centrale, une sorte de « fordisme périphérique d’Etat  » en quelque sorte (Hiernaux, 2003).
Cette dimension fordiste est renforcée par le fait que le modèle de tourisme essentiellement invoqué, reposait sur le tourisme de plage, l’hébergement hôtelier et le transport aérien ; il imposait une production de masse de « services touristiques  », soutenue par une division intense du travail [3] et une production des services hôteliers et touristiques par des travailleurs de moins en moins qualifiés. Ce modèle, particulièrement typique de l’époque, symptomatique du modèle touristique états-unien que le Mexique prétendait copier, fut choisi sans aucun doute en fonction même du marché touristique essentiellement américain qui imposait ses normes au niveau international et l’intervention croissante de ses grands investisseurs dans les décisions nationales au Mexique et ailleurs.
Les résultats d’un strict point de vue économique ont été significatifs, et le discours officiel de l’époque s’est surtout centré sur ces aspects pour vanter les mérites de sa politique. Du point de vue de l’emploi, ce modèle a été complémentaire à l’industrialisation, offrant de nouvelles opportunités à une population de formation élémentaire (Hiernaux, 1991). Les effets sur le produit national sont eux aussi assez importants, comme on peut en juger dans le tableau 1.
Tableau 1
Chiffres du tourisme au Mexique
Nombre de touristes internationaux qui ont pris leurs vacances au Mexique en 2005 | 21 914 930 personnes |
Nombre de Mexicains qui ont pris leurs vacances hors du pays 2005 | 8 009 300 personnes |
Dépense journalière du touriste étranger qui prend ses vacances au Mexique, 2005 | 417,36 dollars |
Dépense journalière du touriste mexicain international qui prend ses vacances à l’étranger | 414,60 dollars |
% de la population mexicaine qui part en vacances, au Mexique ou à l’étranger (2001) | 37,6% |
% d’occupation des chambres d’hôtels de catégorie touristique, total national du Mexique, en 2005 | 60,17% |
% d’occupation des chambres d’hôtels de catégorie touristique, à Cancun en 2005 | 78,70% |
% du total des chambres d’hôtel au Mexique, de 4 étoiles et plus | 81,79% |
% du total des chambres d’hôtel à Cancun, de 4 étoiles et plus | 87,58% |
Participation en % du tourisme dans le Produit intérieur brut du Mexique, 2004 | 7,7% |
Participation en % du tourisme dans l’emploi total du Mexique, 2003 | 5,47% |
Source : Données officielles, extraites de www.sectur.gob.mx.
Revers de la médaille du modèle de développement du tourisme
Il ne faut toutefois pas négliger le revers de la médaille. Dès les années 1970, des voix se sont élevées contre ce modèle dont les effets sont assez pervers. Il s’agit tout d’abord de mettre en évidence le choix sélectif, et donc discriminatoire qui a été fait par le gouvernement mexicain. C’est sans aucun doute pour les grandes entreprises du système touristique mondial que ce modèle fut conçu. Le Fonds national de promotion du tourisme (Fonatur), créé en 1973 pour remplacer et fusionner les deux fidéicommis antérieurs, s’est surtout orienté vers l’octroi de crédits pour l’édification d’hôtels de grandes dimensions et de plus de trois étoiles, essentiellement sous opération des grandes chaînes hôtelières nationales et multinationales. Cela est particulièrement frappant dans les nouveaux projets touristiques, et a considérablement congelé les possibilités de développement d’un tourisme de petites entreprises susceptible d’offrir davantage d’emplois accessibles aux populations locales, de s’approvisionner sur le marché local ou tout au moins national, et de provoquer moins de dégâts environnementaux (Hiernaux, 1987).
Le gouvernement mexicain a donc misé sur les grandes entreprises, particulièrement sur les multinationales, ce qui donnait de façon automatique le feu vert aux grandes chaînes états-uniennes, qui ont d’ailleurs été très peu regardantes quant à l’origine des capitaux qui se sont investis dans l’hôtellerie mexicaine de luxe. Ce qui ne signifie pas que tous les capitaux y soient obscurs, mais il est indéniable qu’une partie l’est. De nombreux prête-noms ont permis par exemple à plusieurs anciens présidents mexicains de faire des affaires en or, sous financement public, sans compter les intérêts internationaux.
Par ailleurs, il faut bien mesurer l’impact des emplois créés : il s’agit souvent d’emplois temporaires, de basse qualification qui sont dévolus aux populations locales. Les meilleurs postes étant souvent réservés à un personnel spécialisé de confiance, qui « crapahute  » entre les hôtels d’une même chaîne. Même dans un contexte de climat relativement stable comme c’est le cas au Mexique, ce sont les saisons touristiques internationales qui donnent le ton : c’est donc durant ces mêmes périodes de l’année que l’emploi est le plus élevé, ce qui n’est pas sans effet sur la précarité des contrats.
L’emploi indirect, soit celui qui est lié au tourisme comme support des activités touristiques mais qui ne sert pas directement le touriste, est considérable et en croissance. La proportion a pu en être calculée sur la base des matrices input/output de l’économie mexicaine, et il en découle qu’elle est passée de 1 emploi direct pour 2,5 indirects en 1975, jusqu’à trois en 1990, et sans doute plus à l’heure actuelle (Hiernaux, 1991). Il faut donc en retenir une expansion considérable de l’emploi informel, complémentaire à celui directement lié au tourisme, mais sous-payé, sans protection sociale (soins médicaux, retraite, sécurité de l’emploi, etc.). Les centres touristiques sont donc particulièrement attractifs pour une population rurale sous qualifiée, qui produit des bidonvilles autour des zones hôtelières, et qui ne s’intègre que marginalement à ce modèle de prétendue croissance modernisatrice.
Le thème des devises que ce modèle de tourisme apporte à l’économie mexicaine est aussi particulièrement complexe. Certes, l’arrivée de touristes est un fait positif car elle permet à l’économie réceptrice de capter des devises, toutefois, plusieurs processus entrent en jeu, qui réduisent cet apport. Il s’agit tout d’abord du fait que la plupart des voyageurs achètent les services touristiques avant de voyager, particulièrement les transports et l’hébergement. Ces dépenses ne sont pas totalement transmises aux structures locales de réception. On n’y fait parvenir que le nécessaire pour payer les frais locaux : rémunérations du personnel local, biens et services achetés localement (par exemple le combustible des avions et les frais d’usage des aéroports), payements d’impôts, etc. Une partie considérable des dépenses réalisées par les touristes n’atteignent donc pas les pays visités.
Sur place, les entreprises transnationales utilisent différents méthodes pour rapatrier leurs devises : transfert légal d’une fraction des bénéfices, mais aussi surfacturation, paiements fictifs de services à prix gonflés, etc. Les visiteurs font eux aussi des dépenses locales, mais une partie non négligeable des biens achetés ne sont pas produits dans le pays visité, et cela est d’autant plus significatif lorsque les économies locales sont plus faibles. Le modèle touristique joue aussi un rôle central dans ce processus, en imposant des modalités de tourisme intensives en importation : équipements nautiques, vêtements, alimentation, matériaux de construction, etc.
Pour le cas mexicain, un haut fonctionnaire n’hésite d’ailleurs pas à avancer off the record que le bilan entre entrées et sorties en matière de tourisme est en fait quasi nul. Il ne faut en effet pas oublier que les classes moyennes et supérieures mexicaines se sont mises tôt à l’heure du tourisme international, dépensant par tête, à l’extérieur du Mexique, bien plus que les touristes étrangers au Mexique, ce dernier étant nettement moins cher que les pays de destination du « premier monde  » des touristes mexicains, issus pour l’essentiel de catégories sociales fortunées.
La problématique de l’impact culturel du développement touristique doit aussi être évoquée : de nombreuses études internationales ont démontré le rôle du tourisme dans la destruction des valeurs culturelles locales (Smith, 1992 ; Shaw et Williams, 1994). Le Mexique ne fait pas exception à la règle. En premier lieu, le tourisme a été un vecteur important de l’imposition progressive d’un mode de vie consumériste marqué par le style nord-américain. Cela a été visible depuis les tout débuts d’Acapulco, vitrine de modes de vie en complet décalage avec les habitudes locales. La forte croissance de l’économie mexicaine dans les cinquante dernières années et le fait que de nombreux Mexicains ont été confrontés à ces modes de vie par le biais du tourisme constituent un des vecteurs décisifs de cette transformation progressive des repères au Mexique.
Les cultures traditionnelles ont été rapidement « touristifiées  », pour utiliser l’heureuse expression de Marie-Françoise Lanfant (1994). Transformé en objets souvenirs, l’artisanat a perdu son sens premier. Les traditions folkloriques diverses servent désormais à l’accompagnement des « nuits mexicaines  », saupoudrées d’une « mexicanité  » qui a perdu son âme et qui se projette internationalement comme un plus pour vendre une destination touristique. Les grands chapeaux mexicains (de toutes les couleurs !) sont devenus le symbole ridicule d’un voyage au Mexique, à l’instar du béret basque pour la France, du chapeau de cow-boy pour les États-Unis, voire du casque colonial pour l’Afrique...
Au delà de traditions parfois suffisamment fortes pour résister aux coups de boutoir de la marchandisation touristique, c’est le système de valeurs d’un pays et de ses diverses cultures locales qui est rudement mis à l’épreuve. La migration achève de disloquer les communautés d’origine et le « climat touristique  » empêche la constitution ou la stabilisation de nouvelles communautés dans les endroits les plus courus. D’autres valeurs tendent à primer. Le consumérisme, l’argent facile, mais aussi la prostitution et la drogue se développent [4]. Au Mexique, on évite officiellement de parler de ces thèmes, comme si cela ne concernait par exemple que l’Asie du Sud-Est. Une étude récente de qualité a mis à plat le problème douloureux de la prostitution infantile dans les grands centres touristiques, dont Cancun et Acapulco (Azaola et Estes, 2003). La drogue y circule plus qu’ailleurs, les autorités fermant les yeux pour ne pas limiter l’attrait des stations balnéaires mexicaines face à la forte concurrence internationale.
Libéralisation et nouvelle expansion du secteur
Le tourisme a été un des grands précurseurs de la mondialisation et en intègre les valeurs et les perversions. Pour un pays comme le Mexique, longtemps fermé au reste du monde, le tourisme a été une des formes premières de l’intégration dans le système mondial. Peu après la grande crise mexicaine de 1982, conséquence notamment de la chute des prix internationaux du pétrole, le Mexique a modifié radicalement sa politique touristique. Les mesures furent draconiennes : la ligne politique était claire, il fallait passer à des politiques de marché, c’est-à -dire favoriser plus encore le capital, éliminer les restrictions au libre commerce et réduire la participation de l’Etat dans les diverses activités économiques.
Pour le cas du tourisme, il y avait beaucoup à faire, et cela était urgent car la forte dévaluation de 1982, rendait le tourisme vers le Mexique particulièrement compétitif.
Une de premières mesures fut de vendre les actifs publics : hôtels, clubs de golf, centres de convention, tout ce qui pouvait être vendu le fut en un temps record ; la libéralisation des airs fut aussi une des mesures importantes, et les charters commencèrent à affluer vers un pays qui avait auparavant une politique très stricte au profit de ses lignes aériennes publiques (qui allaient bientôt être vendues elles aussi). Les promoteurs en tout genre, proposèrent de nombreux projets nouveaux (marinas, développements résidentiels en bord de mer ...), dont beaucoup dépendaient des intérêts des entreprises des bâtiments et travaux publics qui avaient amassé des fortunes pendant la forte croissance pétrolière et dont les équipements et les spécialistes étaient inactifs en raison de la crise.
Les chaînes hôtelières internationales dont Hilton et bien d’autres, s’intéressèrent à cette possibilité d’expansion radicale du marché mexicain et prirent pied au Mexique comme jamais auparavant, s’associant avec des capitaux mexicains et des entreprises locales. Un nouveau boom hôtelier semblait assuré et s’étendit tout au long du territoire, diversifiant ainsi les destinations touristiques. Des centres traditionnels furent ainsi renforcés (Cancún, Puerto Vallarta, Acapulco), et de nouveaux projets virent le jour, dans le cadre d’un renforcement des chaînes et des grandes structures de contrôle du tourisme mexicain [5].
Tout au long des années 1980 et 1990, ce modèle a pu s’étendre, consolidant ainsi les tendances positives et négatives analysées plus haut. Il faudra attendre la fin du millénaire pour voir poindre de nouvelles inquiétudes. Au niveau international, on assiste en effet ces dernières années à un certain reflux de ce modèle de développement basé sur un touriste embrigadé dans des activités limitées, passif, consommateur intensif et peu regardant à la qualité souvent insuffisante de produits touristiques standardisés.
Cela s’est traduit, dans le cas mexicain, par le délaissement progressif des vieilles destinations par le tourisme international : cela a été le cas d’Acapulco. Cancun, après les fortes destructions résultant du cyclone Gilberto de 1988 et la mort d’environ 40 personnes, a été volontairement recyclé par ses promoteurs, d’un marché de grand luxe à un autre de moindre niveau économique, avec en conséquence des dépenses touristiques moindres, une dégradation plus rapide des infrastructures mais aussi l’apparition de nouveaux problèmes dont les dommages physiques et moraux, significatifs mais minimisés, des fameux spring breakers [6].
La concurrence internationale est aussi devenue plus rude pour le Mexique : l’Amérique centrale avec des modèles qui se veulent plus « écologiques  » (au Costa Rica ou au Belize surtout), la République dominicaine, Cuba à partir de la « période spéciale  » d’ouverture aux capitaux étrangers, mais aussi d’autre pays des Caraïbes et de l’Amérique du Sud qui ont progressivement développé leurs infrastructures, sans toutefois atteindre le niveau très supérieur en quantité - pas toujours en qualité - du Mexique. Les nouvelles orientations de la demande internationale ont ainsi commencé a inquiéter les autorités mexicaines, qui ont cherché à se mettre à jour et ont étudié d’autres modalités touristiques, dont le tourisme écologique, les conventions, le tourisme pour retraités, le tourisme d’aventure, etc. [7] L’éventail des possibilités est vaste, toutefois le tourisme mexicain reste essentiellement centré sur les plages, soit un modèle peu sophistiqué et standardisé, essentiellement états-unien.
Diversification : potentialités et limites
Pour avoir foncé tête baissée dans un seul créneau dès les années 1950, les autorités éprouvent des difficultés à comprendre les processus actuels de transformation du tourisme international. Certes, il y a toujours eu un tourisme culturel au Mexique, lié à un passé qui a laissé des traces riches en patrimoine matériel et immatériel. Le tourisme d’affaire s’est lui aussi développé à la faveur de l’intégration progressive du Mexique au sous-continent nord-américain articulé et dominé par les États-Unis. Les atouts culturels pourraient pousser les autorités à jouer la carte d’un tourisme européen plus « cultivé  », mais probablement plus difficilement accessible en raison des coà »ts de transport en hausse. Le tourisme des retraités s’est développé quant à lui autour de certaines localités de l’intérieur, dont le lac de Chapala, Taxco, ou San Miguel de Allende (Truly, 2002) [8]. Mais les faits sont là : c’est le tourisme de plage qui continue à tenir le haut du pavé et à imposer ses orientations.
Le gouvernement mexicain a aussi commencé à s’intéresser à un autre segment du tourisme peu exploré jusque-là : le tourisme national, important numériquement et moins concentré que le tourisme international. Si, à en croire les enquêtes, une majorité de Mexicains souhaitent aller passer leurs vacances à Cancun, à l’extrême pointe orientale de la péninsule du Yucatan et du Mexique, peu peuvent se le permettre, en raison notamment des coà »ts de déplacement. Une facette peu connue de ce tourisme national est celle du tourisme de seconde résidence, phénomène peu étudié et moins apprécié encore par les hôteliers qui y voient une concurrence déloyale
Une étude récente indique pourtant qu’il s’agit d’un phénomène en pleine expansion (7,45% des touristes nationaux et une proportion similaire des touristes internationaux voyagent vers des résidences secondaires) mais aussi particulièrement complexe (Hiernaux, 2005), notamment en raison de certaines dérives. La politique actuelle de logement social d’obédience néolibérale permet en effet à la classe moyenne d’acheter des résidences secondaires construites avec des financements publics avantageux, au détriment d’aspirants résidents plus pauvres auxquels ces logements devraient théoriquement être destinés.
Outre ce processus inquiétant, on assiste aussi à la forte concentration de résidents-touristes étrangers dans des destinations spécifiques, dont Puerto Peñasco, proche de la frontière états-unienne, situé à la pointe nord de la mer de Cortés, dans l’Etat de Sonora. Ces « enclaves  » en viennent à dominer totalement la population locale et à se développer hors du contrôle des autorités mexicaines, avec le soupçon de blanchiment d’argent de la drogue, l’intervention de promoteurs immobiliers états-uniens qui opèrent sans autorisation et de commerçants sans résidence officielle au Mexique.
Par ailleurs, le tourisme de seconde résidence a tendance à transformer les campagnes et les villages, en une extension des modes de vie urbains ; autour de Mexico ce processus est particulièrement frappant avec la « touristification  » intensive de la province du Morelos, au Sud de la capitale ; la métropole perd ainsi ses limites non seulement du fait de l’urbanisation diffuse, mais aussi par le jeu de la résidence secondaire et de la délocalisation des modes de vie, dans un archipel touristique-urbain en pleine expansion.
Dans ce contexte caractérisé notamment par un manque de vision à long terme des autorités mexicaines et des principaux opérateurs du tourisme, une alternative est-elle réellement possible, alors que le modèle dominant s’est imposé non seulement comme l’image de marque du pays dans la concurrence internationale, mais aussi dans les esprits des Mexicains ? On a assisté ces dernières années à une certaine croissance d’un ensemble de pratiques touristiques que l’on peut qualifier d’ « alternatives  » et qui avaient déjà été réclamées dès les années 1980 par certains spécialistes (Cuamea et al., 1984).
Ces pratiques alternatives sont liées à deux processus distincts. Le premier est la reconnaissance par une certaine catégorie d’entrepreneurs que le modèle du tourisme hôtelier de plage est arrivé à ses limites, non seulement du fait d’une concurrence acharnée de nombreux autres pays, mais aussi du fait de son rejet croissant par des secteurs importants de la population des pays développés. Ils notent en outre la grande difficulté à rester maîtres dans ce type de tourisme, contrôlé de façon croissante par les multinationales.
On assiste de cette façon à l’apparition d’un tourisme différent, mais plus encore centré sur des populations à hauts ou très hauts revenus : stations thermales, hôtels -boutiques, activités d’aventure, circuits atypiques, etc., qui commencent à s’imposer comme des alternatives partielles mais réelles au tourisme de masse. Pour autant, les mécanismes traditionnels de fonctionnement et les travers du tourisme de masse et des grands hôteliers s’y retrouvent : petits boulots, prix élevés, destruction de l’environnement, etc. Ce tourisme « alternatif  » ne constitue donc pas une alternative sociale, mais bien une alternative économique pour certains segments des bourgeoisies locales, en quête de nouveaux créneaux d’activités rentables.
De nombreux projets de ce genre se situent dans le Sud du pays, entre autres au Chiapas mais aussi le long de la côte caribéenne du Mexique, entre Cancun et le Belize. Ils ont régulièrement pour corollaires le déplacement de populations locales, la prise de contrôle de ressources naturelles et de terres qui sont pourtant les seuls moyens de subsistance des petits paysans des régions concernées. Avec d’autres projets d’infrastructure, ils participent à ce qui a été dénoncé par les associations et mouvements locaux comme une nouvelle colonisation du Sud du pays, dans le cadre du très discuté « Plan Puebla Panama  » dont les effets sociaux et environnementaux négatifs sont établis.
Le deuxième processus - très distinct du premier - lié au développement d’expériences alternatives en matière de tourisme, est la prise en charge plus autonome du développement local par des communautés souvent pauvres. Les exemples sont peu connus, car les autorités sont aveugles face à ces pratiques et les chercheurs universitaires en tourisme peu nombreux et sans ressources pour entreprendre des recherches sur ce thème. Il n’existe donc aucun inventaire ni de bilan, juste quelques expériences significatives.
Il s’agit bien sà »r d’un processus lent, fruit de la prise de conscience par certains secteurs sociaux de la nécessité de s’affranchir ou de se passer de la tutelle de l’Etat qui n’offre pas les appuis nécessaires. Fonatur reste « la banque des plus riches  » et il est difficile d’imaginer que cela puisse changer à court terme, car cette institution s’est construite au sein du secteur financier et ses dirigeants et ses normes pointent dans la direction du « rentable  » et des projets de plus grande envergure. Le processus de prise en main de leur propre développement par les communautés, est aussi un écho direct et une conséquence immédiate des changements sociaux à l’œuvre au Mexique, dans la foulée de la rébellion des indigènes zapatistes du 1er janvier 1994. Mais il est d’autant plus faible que le Mexique a beaucoup de mal à se libérer des pratiques populistes d’assistance et de contrôle social mises en œuvre par le parti au pouvoir pendant plus de 70 ans, le Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI) [9].
Les expériences en cours sont toutefois riches en enseignements, mais pas pour autant en résultats positifs. Un des problèmes clés réside dans le manque de capacité de gestion des projets par les communautés : non seulement les programmes de formation en tourisme sont exclusivement destinés à pourvoir les grandes entreprises du secteur en main-d’oeuvre peu qualifiée mais docile, mais on observe également une pénurie généralisée en ce qui concerne la formation destinée à la gestion des petites ou micro-entreprises. En outre, en raison notamment du manque d’intérêt des intellectuels pour le secteur du tourisme, le Mexique dispose de peu d’« experts alternatifs  » susceptibles d’épauler ce genre de projets. Leurs promotions pose aussi problème, d’une part parce qu’ils s’adressent à un public réduit doté d’une certaine ouverture d’esprit, d’autre part parce qu’il est difficile de faire « exister  » cette offre aux côtés des grandes campagnes commerciales des tours-opérateurs dominants.
Conclusion
Les élections présidentielles de 2006 ne semblent pas être un facteur susceptible de modifier substantiellement l’orientation de la politique touristique mexicaine. Aucun des partis n’a fait de déclaration significative dans ce sens, et on ne peut espérer au mieux qu’une meilleure prise en compte des projets alternatifs, car la pression des entrepreneurs traditionnels restera déterminante. En outre, il sera difficile de faire marche arrière dans le développement du tourisme de masse, tant les emplois créés et la participation du tourisme dans le PIB en font un secteur central de l’économie mexicaine.
Certains signes pourraient toutefois indiquer la progression d’une prise de conscience quant aux limites du modèle dominant - la tenue en mars 2006 dans le Chiapas d’une rencontre internationale sur le commerce juste et le tourisme solidaire, et les propos du président Vicente Fox en faveur d’un tourisme différent et de la lutte contre la pauvreté -, mais les avancées sont plus discursives que réelles et l’on voit mal aujourd’hui comment l’industrie du tourisme de masse parviendra à intégrer dans ses coà »ts et bénéfices les dégâts sociaux, culturels et environnementaux qu’elle occasionne, et comment un tourisme alternatif, riches en projets créatifs et pauvres en ressources pourrait se développer au-delà des quelques appuis solidaires d’ONG internationales.
Bibliographie de base
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[1] Le Mexique atteindra les premiers 100 000 touristes internationaux en 1936.
[2] De 1945 à 1975, le Mexique est passé par une phase de forte croissance soutenue par une politique d’industrialisation par substitution des importations. La croissance du PIB, autour de 9% annuel, a permis la consolidation d’une nouvelle classe moyenne, avide de modernité, et tournée vers les États-Unis : c’est l’époque de l’installation des grand magasins dont Sears et Woolworth, l’attrait des pavillons de banlieue et les grosses voitures, sans oublier le « fast-food  ». Cette croissance allait impliquer toutefois de nombreux laissés pour compte, dont la classe ouvrière muselée par des syndicats proches du gouvernement, mais aussi les immigrants dans les grandes villes qui passeront au secteur informel, et les paysans, les grands perdants du modèle mexicain.
[3] Division à la fois géographique Nord-Sud (à l’échelle internationale), capitale-périphérie (dans le cadre du territoire mexicain) et sociale (cadres importés - paysans locaux recyclés dans le tourisme).
[4] Au cours d’un travail récent sur le tourisme de secondes résidences autour de Mexico, cette décomposition sociale du milieu traditionnel par les touristes a encore été fortement soulignée par les personnes locales interviewées.
[5] Il ne s’agit toutefois pas de projets totalement nouveaux (sauf Huatulco conçu par Fonatur et dont les études de faisabilité dormaient dans ses tiroirs), mais de nouvelles sections ou développements de projets existants (par exemple, Punta Diamante à Acapulco).
[6] Tourisme de jeunes en recherche d’émotions fortes et collectives : discothèques, drogues, sexe en pleine rue, destruction d’équipements urbains, batailles collectives, etc.
[7] Ces études ont disponibles en ligne, en version synthèse auprès de www.sectur.gob.mx.
[8] Certaines de ces localités sont des villes coloniales traditionnelles, d’autres comme Chapala, des endroits plus attrayants par leurs paysages.
[9] Parti révolutionnaire institutionnel, hégémonique au Mexique depuis les années 1920 jusqu’en 2000.
Source : Alternatives Sud n°3/2006. Points de vue du Sud. "Expansion du tourisme : gagnants et perdants", Centre Tricontinental (CETRI - http://www.cetri.be).