La nouvelle ou ultime chance de Chavez
par Emir Sader
Article publié le mai 2002

L’Amérique Latine vit au bord de la crise de nerfs. D’abord au Paraguay, puis en Equateur, en Argentine, et maintenant au Venezuela, les présidents se succèdent àquelques heures d’intervalle, mettant en évidence l’instabilité institutionnelle des pays du continent et la consistance gélatineuse du type de société qui découle des transformations dont ces mêmes présidents promettaient qu’elles entraîneraient stabilité et sécurité.

Dans le cas du Venezuela, on se demande pourquoi Hugo Chavez a chuté, pourquoi il est revenu ; de quelles forces socailes et institutionnelles il peut encore disposer pour poursuivre son mandat.

Hugo Chavez a été élu avec 70 % de votes populaires (en 2000) en dénonçant - àjuste titre - les élites du pays comme étant des personnages d’une « farce pétrolière  ». Elles ont en effet dilapidé les richesses issues du pétrole en maintenant des prix élevés, sans chercher àindustrialiser le pays, sans libérer le Venezuela des contraintes liées àla dépendance des soubresauts liés au cours de l’« or noir  ».

Chavez s’est appuyé : sur ces richesses, sans les réorganiser, sur la cohésion de l’armée et sur la hausse des prix du pétrole. C’est son propre gouvernement, en la personne de son ministre Ali Rodriguez, l’actuel coordinateur général de l’OPEP, qui a contribué àcette hausse des prix du pétrole en réintroduisant une politique de contingentement. Grâce àces ressources, le gouvernement de Chavez a pu mettre en úuvre des politiques sociales redistributives, réformer la Constitution du pays et organiser plusieurs élections et plébiscites dans le respect de toutes les règles de la démocratie libérale.

Ces transformations n’ont cependant pas atteint les pôles fondamentaux du pouvoir dans la société vénézuélienne. Les médias ont maintenu un solide front d’opposition, autour duquel s’articulait la résistance au gouvernement, en ne laissant àce dernier aucun espace d’expression hormis les interventions radiophoniques et télévisées de Chavez lui-même. Les partisans de Chavez n’ont pas non plus réussi às’implanter dans le secteur, stratégiquement central, de l’industrie pétrolière, dont les techniciens et les syndicalistes continuaient àêtre affiliés aux centrales syndicales traditionnellement liées aux partis tels que l’Action Démocratique, qui avaient été vaincus par Chavez.

Chavez était en train d’entamer une série de transformations structurelles : un paquet de mesures, déjàvotées par le Parlement, visait premier lieu àamorcer une réforme agraire profonde, mais s’étendait également àune série d’autres secteurs, y compris l’industrie pétrolière et la pêche. Mais la situation extérieure et intérieure avait déjàcommencé àchanger pour Chavez. À mesure que l’économie nord-américaine passait de la croissance àla récession, le prix du pétrole commençait àbaisser. Par ailleurs, le boycott patronal intérieur s’est accentué, avec une fuite des capitaux et la fermeture d’entreprises productives.

D’autre part, par son style militaire « bonapartiste  » - dans les termes des analyses classiques - Chavez s’isolait, graduellement, suscitant simultanément l’apparition plusieurs fronts contre lui : il a commencé àperdre le soutien de groupes qui avaient été dans son camp au début ; il s’est heurté directement àla hiérarchie de l’Eglise catholique - qui lui avait été hostile depuis le début - et, àmesure que la détérioration de la situation économique aggravait la situation sociale intérieure, il a commencé àperdre le soutien populaire..

Le front de l’opposition

Les mobilisations contre le gouvernement de Chavez ont pris de l’ampleur avec l’adoption du paquet de mesures de décembre 2001 (les 49 lois que Carmona, le patron des patrons, a voulu supprimer de suite, durant son mandat présidentiel de 35 heures). Ces mobilisations étaient dirigées essentiellement par le front uni des grandes entreprises, qui a fonctionné comme un commandement général d’opposition, articulant les diverses entreprises, les fonctionnaires des entreprises étatiques, la hiérarchie de l’Eglise Catholique, le mécontentement généralisé de la classe moyenne, et pouvant compter avec le soutien extérieur de Washington.

À mesure que la coalition des partisans de Chavez s’effritait au plan parlementaire - il ne peut actuellement compter qu’avec le soutien d’àpeine la moitié des parlementaires - les groupes dissidents se multipliaient àl’intérieur même du gouvernement. En outre, les couches populaires, et en particulier les secteurs les plus pauvres, constituant la base du régime et bénéficiant des mesures politiques adoptées, restaient désorganisées, sans capacité d’expression.

La grève des entreprises pétrolières a été le détonateur de l’affrontement décisif. Chavez ne pouvait pas tolérer un arrêt de la production qui aurait définitivement étranglé financièrement son gouvernement et en même temps, les fonctionnaires de ces entreprises ne pouvaient accepter la nouvelle direction nommée par le Président sous peine de perdre le contrôle des principales ressources du pays, qui risquaient de passer sous la direction de Chavez.

En même temps qu’elle cherchait àminer le pouvoir de Chavez et de son axe économique stratégique, l’opposition a commencé àmarquer des points - même si ce n’était que marginalement au début - au sein des forces armées. Or, l’appui de ces dernières constituait, avec le pétrole et l’engagement personnel de Chavez, les bases essentielles de la légitimité du pouvoir de ce régime. À mesure que Chavez faiblissait, l’opposition s’est mise àpromouvoir des « concerts de casseroles » chaque fois qu’il prenait la parole sur les chaînes officielles. Elle parvenait àmobiliser chaque fois davantage de gens - de 150 à500 mille personnes, selon les sources d’évaluation.

Coup et contrecoup d’Etat

Le coup a été déclenché par les officiers supérieurs des forces armées, suite aux morts dans la répression de la manifestation de jeudi 11 avril 2002. Certaines victimes avaient subi les tirs directs des troupes officielles, d’autres ont clairement été abattues par de francs tireurs, dont tout indique qu’ils avaient été mis en place par des secteurs militaires de l’opposition [et le maire de Caracas]. Le gouvernement qui a succédé àcelui de Chavez s’est précipité vers son but, sans respecter aucune procédure institutionnelle et en révélant très ouvertement son orientation patronale. C’est ainsi qu’il a tout de suite nommé un grand patron au poste de président et présenté un programme pour l’industrie pétrolière : la suspension des ventes àCuba ; la prise de distance par rapport aux politiques de l’OPEP et le rapprochement avec les Etats-Unis. Tout cela s’inscrivait dans une dynamique allant clairement dans le sens d’une privatisation de ce secteur.

Les mobilisations populaires ont un peu tardé, montrant àquel point la base populaire sur laquelle s’appuie Chavez était peu organisée. Mais lorsque ces mobilisations ont démarré, elles n’ont pas tardé àse généraliser dans l’ensemble du pays, et elles ont pris le Palais de gouvernement. En même temps, les militaires fidèles àChavez se rebellaient, le Parlement se réunissait et revendiquait l’unanimité le droit pour le vice-président de prendre sa place au gouvernement, et l’OEA (Organisation des Etats Américains) condamnait le coup et réaffirmait la légitimité institutionnelle du gouvernement de Chavez. Le patron récemment institué président a donné sa démission et a été arrêté, et Chavez est revenu. Dans son discours il se dit prêt àréajuster son gouvernement, tout en annonçant que les responsables du coup, et en particulier la grande presse, allaient être punis.

Les perspectives

De quelle marge de manúuvre dispose encore Chavez pour gouverner ? Cela dépendra en premier lieu de sa capacité àfaire que son projet pour la majorité populaire, devienne un projet pour l’ensemble du pays, tout en frappant l’axe des forces qui ont déjàdémontré leur détermination àle renverser. Cela dépendra ensuite du souffle de l’opposition, du temps dont elle aura besoin pour reprendre l’initiative et de sa capacité àpasser ànouveau àl’offensive.

Cela dépendra également des secteurs sur lesquels comptait Chavez, et dont la marge de manúuvre a certainement diminué par rapport aux forces armées, au Parlement et l’industrie du pétrole. Il est probable que leur projet initial a été épuisé, y compris parce qu’il supposait une polarisation claire entre les masses populaires et les élites. Or celle-ci a débouché sur des formes d’affrontement sur lesquelles Chavez ne pourra plus compter, s’il veut recycler son image sous l’angle d’un dirigeant capable de négocier ses projets avec des secteurs plus larges.

Par ailleurs, aussi bien les élites traditionnelles, que Chavez lui-même, se sont rendu compte de la solide réaction populaire et militaire. Reste àsavoir quelles leçons ils en tireront. Chavez a déjàfait un geste de négociation, en acceptant la démission des dirigeants de l’industrie du pétrole qu’il avait lui-même nommés, et dont la nomination avait provoqué la grève contre son gouvernement. Néanmoins, àmesure que les coups se sont multipliés contre sa base, l’équipe de Chavez a été réduite àses secteurs les plus durs, les moins disposés àla négociation. Ce rôle peut être adopté par Domingo Rangel, phare de son ministère, par Aristobulo Isturiz, l’actuel Ministre de l’Education, et par Ali Rodriguez, l’actuel président de l’OPEP.

Ces prochaines semaines montreront : si les blessures subies par le projet de Chavez continuent àsaigner et si sa mort a juste été retardée ; ou si sa capacité de guérir ses plaies et de donner un nouvel élan au projet qui l’a conduit au pouvoir a perdu de sa force ; ou s’il est àbout, tout en bénéficiant d’un sursis. Le contexte continental lui est favorable, le prix du pétrole doit augmenter.

Ce sera donc sur le plan intérieur que se jouera la suite, qui dépend donc de sa capacité àorganiser sa base, àdiviser l’opposition, àsanctionner ceux qui sont le plus directement liés au coup d’état et ànégocier avec les autres. Il faudra qu’il réussisse àconserver l’essentiel son projet, tout en l’emballant et le formatant de manière àpouvoir peu àpeu élargir le consensus plutôt que de multiplier le nombre d’adversaires, comme cela s’est passé au cours de ces derniers mois.

Source : Inprecor (http://www.inprecor.org, mai 2002.

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