Après avoir développé une étroite association avec les Etats-Unis, à l’époque de la présidence de M. William Clinton, l’ex-président brésilien Fernando Henrique Cardoso (1995-2002) ne la relâcha pas lors de l’arrivée au pouvoir de M. George W. Bush, en 2001. Cette alliance favorisa le projet de Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA), les thèses de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale sur le continent. En même temps, grâce à MM. Clinton et Anthony Blair, et bien que leurs politiques n’aient marqué aucune rupture avec le noyau dur du néolibéralisme symbolisé par Ronald Reagan et Mme Margaret Thatcher, M. Cardoso accédait aux cénacles de la « troisième voie  ».
Dès sa prise de fonctions, en 2003, le président Luiz Inácio Lula da Silva redéfinit les axes prioritaires de la politique étrangère brésilienne en la centrant sur le Marché commun du sud (Mercosur) et les relations Sud-Sud. Le Mercosur traversait alors une crise mortelle, victime des politiques de change très différentes établies par M. Cardoso et par l’Argentin Carlos Menem, politiques aggravées par la banqueroute argentine de décembre 2001 et ses conséquences. Ces tensions ont sensiblement diminué avec l’élection de M. Néstor Kirchner, ouvrant une période de plus grande collaboration entre les deux pays.
Certes, le Mercosur a continué à être traversé, jusqu’à une période récente, par des conflits commerciaux entre groupes privés des deux pays, en désaccord sur les quotas d’importation et d’exportation de produits, et par l’abandon des politiques compensatoires pour les associés moins puissants, l’Uruguay et le Paraguay. Mais l’entrée du Venezuela comme membre à part entière et la première réunion du Mercosur dans sa nouvelle composition, à Córdoba (Argentine), en juillet 2006 - avec la participation des présidents Fidel Castro (Cuba) et Evo Morales (Bolivie) -, représentent un nouveau départ pour l’organisation régionale. Elle souhaite désormais promouvoir la participation d’autres pays - y compris Cuba - au Mercosur et étendre les sphères d’intégration à des projets à caractère social.
Le thème de la politique internationale a été pratiquement absent de la dernière campagne présidentielle brésilienne. Affrontant le groupe de pression journalistique, qui soulignait avec insistance son échec, le président Lula a réaffirmé les réussites de son gouvernement dans ce domaine. Le candidat de l’opposition, M. Geraldo Alckmin, recommandait ouvertement d’adhérer aux politiques de libre-échange et de donner la priorité aux relations avec le Nord plutôt qu’à l’intégration régionale et aux alliances Sud-Sud. La différence ne pesa pas pour peu dans le résultat.
Quand il fut élu pour la première fois, en octobre 2002, le président Lula n’était pas entouré de gouvernements progressistes - à l’exception de celui du Venezuela. Depuis, MM. Kirchner, Tabaré Vázquez (Uruguay) et Morales ont accédé démocratiquement au pouvoir. Pour sa part, M. Hugo Chávez s’est renforcé sur le plan intérieur et s’est lancé, de concert avec le Brésil, dans une politique internationale très active. De ce fait, il ne devrait pas y avoir de modifications dans l’orientation des relations extérieures de BrasÃlia durant ce second mandat (2007-2011), le contexte se montrant beaucoup plus favorable aux politiques d’intégration qu’il y a quatre ans.
La relation du Brésil avec Washington a été ambiguë . D’un côté, elle a débordé de déclarations d’amitié, de contacts directs entre les deux présidents. De l’autre, elle a été marquée par des différends essentiels. Le désaccord central fut celui de la ZLEA, qui aurait dà » déboucher, en janvier 2005, sur la naissance du traité de libre-échange continental, projet stratégique pour les Etats-Unis. BrasÃlia fut le principal responsable de son blocage et contribua à l’enterrer en défendant fermement les revendications des gouvernements de la région - entre autres, pour les questions des droits des brevets ou la possibilité pour des entreprises étrangères (en particulier américaines) de participer aux appels d’offres des services publics...
Face à cette opposition, les Etats-Unis concentrèrent leurs efforts sur des offres de traités de libre commerce (TLC) bilatéraux. Le premier, signé avec le Chili en 2003 [1], empêche Santiago de légiférer dans tout domaine qui paraît violer les lois du marché - depuis les questions écologiques jusqu’à d’éventuels problèmes de droits d’inscription dans les universités. Néanmoins, Washington séduisit ensuite les pays d’Amérique centrale, qui ont un besoin urgent d’accéder au marché des Etats-Unis. Puis s’appuya sur l’alliance politico-militaire passée avec la Colombie pour y faire avancer la signature d’un autre TLC. Et fit la même chose avec le Pérou, avant la victoire - mais avec le soutien - du président Alan GarcÃa. En Equateur, la réussite de l’opération dépendait du résultat du second tour de l’élection présidentielle, gagnée le 26 novembre par le candidat de gauche, M. Rafael Correa. Ne cachant pas sa sympathie pour M. Chávez et décidé à convoquer une Assemblée constituante, celui-ci est opposé au TLC.
Définissant l’avenir de chaque pays et dans une certaine mesure celui du sous-continent, la ligne de démarcation fondamentale n’est pas celle qui passerait entre une gauche « populiste  » - Bolivie, Cuba, Venezuela - et une gauche « raisonnable  » - Argentine, Brésil, Uruguay -, comme le soutiennent ceux qui cherchent à ... diviser la gauche. Il s’agit là d’une interprétation qui tente de coopter le Brésil comme locomotive de la région, pour contrer la position obtenue par le Venezuela, et opposer la « responsabilité de Lula  » à l’« aventurisme de Chávez  ». Si l’on note parfois des tensions et des rivalités entre les deux pays, il existe de même, entre eux, des connivences et des complémentarités. La frontière passe en réalité entre les pays signant des TLC et ceux qui jouent l’intégration régionale à travers le Mercosur, la Communauté sud-américaine des nations (CSN) [2] ou l’Alternative bolivarienne pour les Amériques (ALBA, promue par Caracas, La Havane et La Paz), projet plus clairement anti-néolibéral.
Le dynamisme de sa politique extérieure a fait de M. Chávez un pôle de référence dans la région [3]. Il y exerce une grande influence en proposant des initiatives concrètes d’intégration [4]. BrasÃlia sert de pont entre les membres de l’ALBA et les pays modérés comme l’Uruguay, le Paraguay ou encore l’Argentine. Il fait aussi le lien avec des gouvernements comme celui de Lima, en conflit ouvert avec M. Chávez pendant la campagne électorale péruvienne [5]. Si le Pérou a signé un TLC avec les Etats-Unis, M. GarcÃa maintient des liens et des accords avec d’autres pays, parmi lesquels figure le Brésil.
La région a connu un certain niveau de tension lorsque le gouvernement bolivien, par le décret du 1er mai 2006, annonça la nationalisation du gaz. La mesure visait, entre autres, la multinationale brésilienne Petrobras. Dans un contexte préélectoral, les pressions internes se déchaînèrent pour que le président Lula adopte une position dure et défende l’entreprise « nationale [6]  ». Néanmoins, le président continua à négocier avec La Paz et, à la fin octobre 2006, quand s’acheva le délai de cent quatre-vingts jours fixé par le gouvernement bolivien pour la signature de nouveaux accords avec les dix multinationales opérant dans le pays, Petrobras accepta de voir rogner les avantages exorbitants dont elle jouissait jusque-là .
Après sa réélection, le premier voyage du président Lula l’a conduit précisément au Venezuela, le 13 novembre, pour inaugurer un pont qui, par-dessus l’Orénoque, facilitera les échanges de ce pays avec le Brésil. Scandalisant tant son opposition que celle de Caracas, il a, à cette occasion, clairement soutenu M. Chávez pour le scrutin présidentiel du 3 décembre 2006 : « Cher compagnon (...), le même peuple que celui qui m’a élu, qui a élu Néstor Kirchner, qui a élu Daniel Ortega [au Nicaragua, le 5 novembre], qui a élu Evo Morales, sans aucun doute va t’élire président de la République du Venezuela.  »
Complicité autant que remerciement pour le soutien qu’il a implicitement ou explicitement reçu, tant du président vénézuélien que de MM. Kirchner, Vázquez, Moralez et Castro. Et un ancrage à gauche réaffirmé.
[1] L’Accord de libre-échange nord-américain (Alena), regroupant le Canada, les Etats-Unis et le Mexique, était, lui, entré en vigueur en 1994.
[2] Le Mercosur, plus la Communauté andine des nations (CAN) et le Chili, la Guyana et le Surinam.
[3] Raison pour laquelle les Etats-Unis ont poussé le Guatemala à se présenter contre le Venezuela lors de la récente élection au poste de membre non permanent du Conseil de sécurité. Au terme de trois semaines et de quarante-sept tours de scrutin, aucun des deux pays n’a pu obtenir les deux tiers des voix (de l’Assemblée générale) nécessaires. Ils se sont finalement effacés au profit du Panamá, élu le 7 novembre.
[4] Entre autres, les compagnies pétrolières régionales Petrosur et Petrocaribe, une télévision latino-américaine - Telesur -, la construction d’un gazoduc continental, diverses coopérations en matière de santé.
[5] Lire Maurice Lemoine, « Pérou, fidèle reflet de l’Amérique du Sud  », Le Monde diplomatique, octobre 2006.
[6] Petrobras n’est que partiellement une entreprise nationale : l’Etat brésilien en contrôle 37 %, 49 % des actions étant entre des mains américaines et 11 % appartenant à des prête-noms brésiliens.
Source : TOUS DROITS RÉSERVÉS © Le Monde diplomatique (www.monde-diplomatique.fr), décembre 2006.