Alors que le gouvernement vient de fêter sa première année à la tête du pays, les résultats économiques sont déjà sensibles pour les Boliviens : outre l’immense portée de la nationalisation des hydrocarbures, qui rapporte beaucoup plus à l’État sans avoir pour autant effrayé les compagnies pétrolières, le pays a assaini ses finances, rompu avec le Fonds Monétaire International (FMI) et commencé à redresser le niveau de vie. Evo Morales cherche à atteindre une souveraineté économique grâce à une politique « post-néolibérale  » qui a l’air de payer mais qui fait enrager les vieux pouvoirs locaux et le géant américain.
En 1985, la Bolivie commence pleinement à exécuter le programme économique élaboré par le FMI et la Banque mondiale, selon les directives dudit Consensus de Washington. Le président d’alors, Victor Paz Estenssoro, du Mouvement Nationaliste Révolutionnaire (MNR), promulgue le décret 21060, qui engendre le licenciement de quelque 25 000 mineurs, provoque un choc dans l’économie - pour en finir avec l’hyperinflation-, et réajuste l’économie selon des schémas connus comme le « néolibéralisme  ».
Depuis lors, l’économie bolivienne, comme partout en Amérique latine, a obéi aux directives du FMI. Cette institution a obligé le pays à ouvrir ses portes aux investissements étrangers, pour en finir avec les restes d’étatisme qui survivaient des époques du nationalisme révolutionnaire et des nationalismes militaires des années 60.
C’est ainsi que dans les années 90, celui qui fut le ministre de la Planification de Victor Paz Estenssoro, Gonzalo Sanchez de Lozada, se chargea de privatiser pratiquement toutes les entreprises productives de Bolivie.
Une politique qui aggrave la crise
Sanchez de Lozada gagna les élections en 1993, avec près de 36% des voix, ce qui lui donna une grande légitimité pour mener à bien la privatisation, camouflée sous le concept de « capitalisation  ». L’idée de base était d’attirer quelque 8 milliards de dollars en Bolivie en privatisant les systèmes de retraites et en vendant 50% des actions des entreprises d’Etat, qui opéraient principalement dans les hydrocarbures, les transports terrestres et aériens, les télécommunications et le secteur minier.
Entre 1994 et 1997, la capitalisation fut mise en oeuvre. Ce fut alors une période critique pour les mouvements politiques de gauche qui étaient pratiquement désorientés après la chute de l’Union soviétique et du mur de Berlin. Pire encore, la gauche traditionnelle finit même par s’allier avec Sanchez de Lozada et à accepter les privatisations. Mais, une fois achevé le démantèlement des entreprises publiques, une autre réalité apparut : les investissements étrangers n’avaient rapporté que 3 milliards de dollars, les 500 000 emplois promis n’avaient pas été créés et le déficit fiscal, préoccupation principale du FMI, n’avait pas été réduit au niveau espéré. En bref, la crise économique bolivienne ne s’était pas améliorée, mais avait empiré.
Ce bouillon de culture fut à l’origine de la renaissance des mouvements contestataires du modèle néolibéral, qui, après des luttes innombrables et historiques, ont réussi à porter Evo Morales Ayma à la présidence de la République. De fait, plusieurs facteurs politiques expliquent l’ascension de Morales Ayma mais, dans cet article, nous essayerons plutôt de résumer les composantes économiques de ce processus. En effet, il est évident que c’est la faillite du modèle qui a paralysé les partis traditionnels et a ouvert la brèche permettant à l’insurrection indigène de devenir une réelle possibilité d’accéder au pouvoir. C’est ce qui se produisit lors des élections du 18 décembre 2005, quand le Mouvement vers le Socialisme (MAS), avec Evo Morales comme candidat, arriva au gouvernement avec un score historique de 54%.
Un pays ingouvernable
Les indicateurs montrent que la Bolivie est le deuxième pays le plus pauvre du continent après Haïti. Son Produit Intérieur Brut (PIB) atteint à peine 8 milliards de dollars, sa dette extérieure se monte presque à 5 milliards de dollars et au cours des dernières années du néolibéralisme, en 2003, 2004 et 2005, son déficit fiscal atteignait 8,5%. Si l’on ajoute à cela la révolte croissante de ses syndicats et des fédérations paysannes, les blocages permanents des paysans cultivateurs de coca, les cocaleros, et des ayllus de l’Altiplano, la Bolivie apparaissait comme un pays ingouvernable.
Le 12 février 2003, une mission du FMI arriva à La Paz pour superviser l’application d’un [nouvel] impôt sur les salaires des fonctionnaires et des travailleurs, dont l’objectif était de réduire le déficit fiscal. Les fonctionnaires du FMI, depuis l’appartement-terrasse de l’hôtel Presidente, ont vu de leurs propres yeux comment les policiers, appuyés par des groupes de citoyens, se révoltèrent contre l’impuestazo [le nouvel impôt], ce qui entraîna la mort de 33 Boliviens. Cet événement annonça une autre rébellion : celle d’octobre 2003, quand les Boliviens exigèrent la nationalisation des hydrocarbures. Dans le fond, ce qui était en discussion était la réappropriation de la rente produite auparavant par les entreprises publiques. Cette nouvelle révolte fit 64 morts et provoqua la destitution du président Gonzalo Sanchez Lozada qui en était alors à son second mandat.
Dans ce contexte, le grand défi que s’est posé Evo Morales, à son arrivée au gouvernement, a été de « réinventer  » un modèle économique à partir des débris laissés par le néolibéralisme, dans un pays où, une fois privatisé, les investissements étrangers avaient disparu, avec un taux de chômage de plus de 13%, un revenu per capita de 950 dollars, un salaire minimum de 440 bolivianos (quelque 54 dollars), un déficit fiscal de 4% et un taux de pauvreté supérieur à 65%.
Virage à 180 degrés
La clef de tout passait par la nationalisation des hydrocarbures et la récupération de la rente pétrolière. Mais, en plus, le nouveau gouvernement devait prendre des mesures d’urgence dans le domaine social et mener une lutte frontale contre la corruption.
Le jour même où il entra en fonction, le 22 janvier 2005, Evo Morales fit connaître son plan d’austérité : baisse drastique des salaires de tous les fonctionnaires des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire qui, dans certains cas étaient jusqu’à 70 fois supérieurs au salaire minimum gagné par un ouvrier. L’impact fut immédiat : sans impuestazo, le déficit fiscal est presque revenu au niveau zéro. Une telle mesure n’avait pas été étudiée par le FMI, parce que la caractéristique du néolibéralisme est de favoriser les élites qui gouvernent et de pénaliser le peuple. Les mesures d’austérité appliquées par le nouveau président, aussi simples soient-elles, ont fait en sorte que la crise retombe sur les secteurs privilégiés et pas sur les plus pauvres : « C’est pour cela qu’il n’y aura plus d’’impuestazos’, ni de hausse des taxes sur l’essence, la crise sera payée par ceux qui ont le plus  », a déclaré Evo Morales.
Comme les « recettes  » du FMI n’étaient plus utiles à la Bolivie, Evo Morales a également rompu les relations entre son pays et cet organisme de crédits. Le dernier protocole d’accord a pris fin en mars 2006 et Evo ne l’a pas renouvelé. Désormais, « l’économie bolivienne ne sera pas mise sous la tutelle d’un quelconque pouvoir étranger, et sera gérée par les Boliviens eux-mêmes  », a expliqué Carlos Villegas, le ministre au Plan.
La deuxième étape du redressement économique a été la nationalisation des hydrocarbures. Le 1er mai 2006, l’armée bolivienne occupa toutes les installations pétrolières et obligea les entreprises pétrolières (Repsol, Petrobras, Total, Shell et d’autres) à signer de nouveaux contrats. La formule qu’appliqua le gouvernement révolutionnaire fut une fois de plus d’une grande simplicité. Auparavant, durant la période néolibérale, les entreprises pétrolières gardaient 82% de la rente pétrolière et ne reversaient à l’Etat que 18%. Avec la nationalisation, la situation a été renversée : 82% pour la Bolivie et 18% pour les entreprises.
Il y a eu des protestations et des menaces de poursuites devant les tribunaux internationaux, mais, au final, toutes les compagnies pétrolières sont restées en acceptant les nouvelles conditions. Ceci a permis de faire grimper en flèche la rente pétrolière qui est passée d’à peine 530 millions de dollars par an à 1,3 milliard.
Des résultats visibles dés la première année de gouvernement
C’est dans ce contexte que la Bolivie a pu opérer son redressement économique. Les nouveaux revenus ont donné un nouvel élan aux autres secteurs productifs. Le président Evo Morales a commencé à réaliser son rêve le plus cher : « Je suis un indigène qui a promis d’être honnête et de gérer l’Etat au bénéfice des Boliviens, et je crois que je suis en train de le faire  », a-t-il dit en octobre dernier lors de son premier rapport sur la marche de l’économie. Evo Morales a fait ses déclarations dans une atmosphère de discrédit et de racisme qui touche encore aujourd’hui le pays. Les élites et de nombreux médias n’acceptent pas encore le fait qu’un indigène soit leur président. C’est pour cela que Morales a aussi expliqué : « Quand le pays était gouverné par des intellectuels, des ingénieurs et des docteurs, le déficit fiscal atteignait 8%. Mais, cette année, il va y avoir du nouveau pour le peuple bolivien, car il ne va pas y avoir de déficit mais un excédent. Je suis très surpris  ».
En remettant son rapport dans le hall du palais présidentiel, Evo Morales a exprimé sa satisfaction concernant la possibilité que la Bolivie, dès 2007, cesse d’être un pays mendiant et devienne une nation qui vive dans la dignité, sans qu’il ne soit nécessaire que les ministres d’Etat « aillent tendre leur chapeau devant la communauté internationale à demander l’aumône pour couvrir le déficit  ».
Le chef de l’Etat a expliqué que le Service des Impôts Nationaux (SIN, Servicio de Impuestos Nacionales) a accru le recouvrement de 46% par rapport à 2005. Entre janvier et aoà »t 2005, 1,171 milliard de dollars avaient été recouverts alors qu’un an plus tard, sur la même période, 1,712 milliards de dollars de recettes ont été générés.
De même, le Service Douanier de Bolivie (ANB, Aduana Nacional de Bolivia) a recouvert 60 millions de dollars entre janvier et aoà »t 2005, alors qu’au cours de la même période en 2006, ce montant s’est élevé à 75 millions de dollars.
« Cela signifie que le peuple a confiance. Je sens qu’il pense que ses impôts ne vont pas être détournés et gaspillés. Je sens que le peuple ne craint pas de payer des impôts pour que tout soit administré en faveur des majorités nationales  », a précisé le chef de l’Etat.
Des bénéfices qui profitent à tous
Le président des Boliviens a affirmé que le PIB en 2006 a augmenté de 4,52% par rapport à 2005 qui était de 4%, grâce à la croissance de la production textile, du secteur minier et des transports.
Le revenu per capita (la moyenne par habitant) atteignait entre janvier et aoà »t 2006 1 030 dollars, alors qu’il était de 950 dollars sur la même période en 2005. Toutefois, le président a sévèrement critiqué « le terrorisme financier  » impulsé par « un groupe réduit de chefs d’entreprise pour créer une corrida [1] économique dans le pays  ».
« Nous avons été effrayés et intimidés par quelques familles, même pas par le secteur bancaire privé. Mais nous avons convoqué le président de la Banque centrale de Bolivie et il nous dit qu’ils essayent de nous effrayer par le biais des commentaires de quelques chefs d’entreprise, en utilisant les médias  », a déclaré Morales.
Le président a signalé que les dépôts bancaires se sont élevés à 2,879 milliards de dollars entre janvier et aoà »t 2005 et ont atteint 2,981 milliards sur la même période en 2006, sous son gouvernement. Sur la question des prêts, on arrive à 2,697 milliards de dollars sur la période de janvier à aoà »t 2006, alors qu’on en était à 2 595 millions de dollars sur la même période en 2005.
Le chef de l’Etat a déclaré qu’il est possible que le déficit fiscal qui, sous des gouvernements antérieurs, avait rendu le pays exsangue en s’élevant à 8%, soit nul en 2006 et que, pour la première fois dans l’histoire de la Bolivie, il y ait un excédent.
En matière énergétique, avant l’approbation de la nouvelle loi sur les hydrocarbures (2005), le pays percevait annuellement 539 millions de dollars en impôts, royalties et brevets. Après son approbation, la Bolivie a perçu 1,3 milliards de dollars qui bénéficient à tous les Boliviens, y compris aux régions qui se sont opposées au processus.
En 2006, la Bolivie percevra en impôts, royalties et brevets 1,416 milliards de dollars pour la première fois de son histoire, comme effet de la nationalisation des hydrocarbures décrétée par le gouvernement du président Morales le 1er mai dernier.
« Ce n’est pas un cadeau d’Evo Morales, mais du peuple bolivien ; maintenant c’est au tour de l’industrialisation, ces ressources bénéficient à tous les secteurs et à toutes les régions, et même aux gens qui n’ont jamais voulu que les hydrocarbures soient nationalisés. Maintenant, ils en sont les premiers bénéficiaires  », a expliqué Morales.
Le président de la République a déclaré que les investissements privés avaient diminué de 25 millions de dollars entre janvier et aoà »t 2005, alors qu’ils ont atteint 102 millions de dollars sur la même période en 2006 ; une somme qui augmentera considérablement avec la signature de l’accord sur l’exploitation du site sidérurgique Mutún, la plus grande réserve de fer d’Amérique du Sud.
« Avec Mutún, nous allons augmenter ce montant puisque l’accord va engendrer un investissement de 2,1 milliards de dollars, alors qu’un appel d’offre antérieur ne prévoyait que 500 millions d’investissement. L’État aurait fait un bénéfice annuel de 18 millions de dollars seulement, alors qu’aujourd’hui il va recevoir 200 millions de dollars chaque année. Le précédent accord n’aurait créé que 1600 emplois contre plus de 10000 aujourd’hui  », a assuré le chef de l’Etat.
Une économie post-néolibérale
Que nous révèlent tous ces chiffres ? Premièrement, le gouvernement d’Evo Morales se fonde sur deux principes de base qui trouvent leur expression dans l’économie comme dans le politique : la souveraineté et la dignité.
En ce qui concerne la souveraineté, sur le plan politique la dépendance qu’entretenaient les gouvernements antérieurs avec les Etats-Unis a été rompue. Douze jours après être entré en fonction, Evo Morales a signé des accords de coopération et d’assistance avec Cuba et le Venezuela, cherchant à briser l’influence hégémonique des Etats-Unis dans la région. Le message a été rapidement enregistré par Washington, qui, depuis, a mis la Bolivie dans ledit « axe du mal latino-américain  ».
Mais le gouvernement de Morales a également proposé la « souveraineté économique de la Bolivie  ». Et tout son programme économique s’oriente vers la formation d’une « économie post-néolibérale  », où l’Etat se voit attribuer une série de tâches pour en finir avec son statut de pays exportateur de matières premières et passer à un cycle d’industrialisation de ses ressources naturelles.
En industrialisant ses ressources naturelles, l’Etat bolivien augmentera son PIB, ce qui lui permettra de compter sur de plus gros revenus pour payer l’énorme dette sociale. De fait, ce processus a déjà commencé, la Bolivie a déjà mis en Å“uvre un ambitieux programme d’alphabétisation. L’objectif est d’en finir avec l’analphabétisme, qui touche aujourd’hui 15% de la population, dans les trois prochaines années. C’est aussi ce qui se passe dans le domaine de la santé publique. Avec le concours du gouvernement cubain, plus de 35 000 personnes ont bénéficié de consultations médicales gratuites et 17 hôpitaux de deuxième catégorie ont été inaugurés.
Mais ce programme d’Evo Morales, - conquérir la souveraineté politique et économique -, s’il a fait des pas importants, doit encore faire face à l’opposition des vieux partis et des vieux pouvoirs, qui, depuis les régions [les départements de l’est de la Bolivie] s’opposent au processus de changement, avec des grèves de la faim, des marches et des manifestations massives. C’est l’avenir de la Révolution Démocratique et Culturelle, comme l’appelle Evo Morales lui-même, qui est en jeu.
[1] [NDLR] Crise bancaire, un retrait massif des dépôts.
Source : El Juguette Rabioso / Le Jouet Enragé (http://lejouetenrage.free.fr/), février 2007.
Traduction : Le Jouet Enragé. Traduction revue par l’équipe du RISAL.