L’annonce officielle, le 3 janvier dernier, du départ de Suez de Bolivie confirme l’échec des délégations des services de l’eau aux entreprises privées telles qu’elles sont promues depuis les années 90. Cochabamba en 2000, Buenos-Aires et Santa Fe en 2005, La Paz-El Alto en janvier dernier : c’est en Amérique Latine que l’on proclame avec le plus de véhémence le fait que l’eau est un droit de l’homme et un bien public.
Si aujourd’hui la participation du privé reste marginale, puisqu’elle ne concerne que 5 % des habitants de la planète et se cantonne uniquement aux villes, elle a néanmoins connu une expansion fulgurante : de 90 millions de personnes concernées en 1988, - dont près de la moitié en France -, elle est passée à 200 millions dix ans plus tard et à 250 millions en 2000. Ces chiffres sont le résultat d’une politique de l’eau initiée dans le début des années 90 par les Institutions Financières Internationales (IFI). La Banque mondiale a favorisé les concessions par l’octroi de prêts aux villes qui le désiraient et préconise que l’Etat se charge désormais de « réglementer cette activité et favoriser autant que possible la concurrence  », (« Rapport sur le développement dans le monde 1999-2000  »). Les IFI confirment cette vision l’année suivante et estiment que le coà »t de la réalisation des « Objectifs du millénaire  », - issus d’une déclaration des Nations Unies dans laquelle les Etats s’engagent à réduire de moitié le 1,1 milliard de personnes privées d’eau potable et les 2,4 milliards dépourvues de système d’assainissement -, ne peut être assumée par les seuls Etats.
Fort de ces appuis, Suez multiplie les contrats de concession à l’international et a remporté plusieurs appels d’offre en Amérique Latine avec pour objectif affiché d’apporter l’eau aux plus déshérités de la planète.
En 1993 en Argentine, Buenos Aires et ses 10 millions d’habitants voient ses services d’eau confiés pour 30 ans à Aguas Argentinas, dont Ondéo, une filiale de Suez, est le principal actionnaire. En Bolivie, Aguas del Illimani, une autre filiale de Suez, remporte en 1997 l’appel d’offre pour la gestion de l’eau et d’assainissement de la Paz et de ses faubourgs, El Alto. Pendant les dix ans qui suivent, les mêmes critiques vont être faites à l’égard de Suez dans ces deux concessions : augmentation démesurée du prix de l’eau, - tarif de l’eau et connexion au réseau -, manquements au contrat de concession et problèmes environnementaux.
Dans la capitale argentine, si selon Suez les raisons du divorce sont conjoncturelles et s’expliqueraient donc par la crise de 2002 et l’arrivée de Nestor Kirchner à la présidence, les autorités argentines ne sont pas du même avis. L’opérateur privé a distribué de l’eau contenant des taux élevés de nitrates et n’a pas respecté le contrat de concession. Aguas Argentinas s’est donc vu retirer la concession par décret en septembre 2005, et une entreprise publique, AySA, dont 90 % appartiennent à l’Etat et 10 % au syndicat des travailleurs, a été mise en place en mars 2006. En revanche, l’Argentine ne sait pas encore ce que lui coà »tera cet affront, dans la mesure où elle actuellement en procès contre Suez au Centre International des Différends relatifs aux Investissements (CIRDI).
En Bolivie, les habitants de la Paz - El Alto ont déclenché leur guerre contre Suez en 2005, cinq ans après la célèbre « Guerre de l’eau  » initiée contre Bechtel par les habitants de Cochabamba en 2000. La mobilisation contre Suez, organisée par La Fejuve-El Alto et son leader Abel Mamani éclate contre l’augmentation des tarifs liée à un service insuffisant qui laisse plus de 200 000 personnes sans accès à l’eau potable. Le président Carlos Mesa cède à la pression en janvier 2005 et décrète que le contrat liant Suez à La Paz-El Alto est rompu. Conformément au programme du Mouvement vers le socialisme (MAS), Evo Morales, dès son arrivée au pouvoir en décembre 2005, va chercher à replacer la gestion de l’eau dans le giron de l’Etat et des usagers. Il crée à cet effet un ministère en charge de cette ressource et choisit comme ministre Abel Mamani, leader de La Fejuve-El Alto. Il aura fallu plus d’un an à ce dernier pour réussir à limoger Suez, qui refusera tout au long des négociations de mettre en doute l’efficacité de sa gestion ainsi que sa responsabilité dans l’augmentation des tarifs, domaine de décision de l’Etat.
En mai sort un rapport d’audit réalisé par la SISAB (« Superintendance d’assainissement basique de Bolivie  », organe institutionnel qui a pour mission de réguler le secteur de l’eau et de l’assainissement au niveau national créé en 1997. Un préalable à la délégation au privé, même si la majorité des villes ont gardé la gestion publique), qui déclare Aguas del Illimani meilleur opérateur du pays. Abel Mamani, en juin, présente un autre rapport d’audit, réalisé par Pozos y asociados, qui met en cause Suez dans la dégradation de lacs et met en avant des erreurs de comptabilité. Le 3 janvier 2007, le gouvernement bolivien annonce que Suez se retire et laisse la gestion de l’eau et de l’assainissement à une « nouvelle entreprise publique et sociale  », EPSA.
Le chef de l’Etat annonce également que la Bolivie endossera les 13 millions de dollars de la dette contractée par l’entreprise sortante auprès de divers bailleurs de fonds et versera 5,5 millions de dollars à AISA comme « reconnaissance de ses investissements et non comme indemnités  ».
Cette victoire laisse un goà »t amer à nombre d’associations, et les pressions sur Abel Mamani, déjà présentes auparavant, se sont amplifiées. À Cochabamba, Oscar Olivera, leader de la révolte contre la multinationale Bechtel, qualifie l’attitude du gouvernement de « peu transparente  » et a rappelé comment les riverains avaient réussi à limoger Bechtel sans que le gouvernement de Banzer ne verse aucune compensation.
À la Paz-El Alto, la Fejuve-El Alto critique sévèrement elle aussi celui qui était son leader trois ans auparavant. Elle refuse la prise en charge des dettes de l’entreprise et estime qu’Abel Mamani doit quitter le gouvernement. Malgré ces pressions, le chef de l’Etat a choisi de laisser le ministre de l’Eau à ses fonctions lors de la création du nouveau gouvernement, fin janvier.
En fait, aux dires du ministre, sa seule victoire véritable est d’avoir réussi à « éviter un blocage des financements étrangers  » afin de pouvoir mettre sur pied la nouvelle entreprise. Abel Mamani se dit « insatisfait  » des conditions de l’accord car « elles ne répondent pas à toutes les demandes des populations  » mais il justifie son choix de la tempérance par le manque de temps : « Avec plus de temps nous aurions pu dénoncer les nombreuses anomalies présentes, mais le temps presse, et des milliers de personnes attendent  ».
Si les gouvernements bolivien et argentin n’ont pas réussi à limoger Suez sans dommage, ils participent activement à la remise en cause de la délégation au privé des services de l’eau. Au Forum Mondial de l’Eau de Mexico, en mars 2006, l’Amérique latine montrait déjà sa résistance. Derrière Abel Mamani, le Venezuela, l’Uruguay et Cuba ont déposé un contre-projet au texte ministériel demandant la proclamation de l’eau comme un bien public et un droit de l’homme. Cette requête n’a pas été satisfaite, mais elle fait l’objet d’une annexe en déclaration finale, et semble avoir été entendue. Si aucun droit lié à l’eau n’est encore acquis, les promoteurs de la concession à la française modèrent leur propos et l’OCDE elle-même a parlé de « bilan mitigé  » concernant les « Partenariats Public-Privé  » dans les dits « pays en développement  ».
La guerre de l’eau a Cochabamba
10 avril 2000 : le gouvernement Banzer capitule face aux mobilisations populaires (de janvier à avril 2000) et rompt le contrat de concession liant Aguas del Tunari, filiale de la multinationale américaine Bechtel, à la municipalité de Cochabamba. La mobilisation contre ce contrat, quelques mois après sa signature, pour non consultation populaire préalable et augmentation démesurée des tarifs de l’eau a provoqué une vaste campagne de résistance des syndicats, des organisations agricoles, des groupes écologistes et des usagers rassemblés dans la « Coordinadora de Defensa del Agua y de la Vida  » (coordination de la défense de l’eau et de la vie). Ce mouvement va organiser la « guerre de l’eau  » qui réussira à faire plier le gouvernement Banzer, lequel cède sur tous les points malgré ses démonstrations de force (répression policière faisant 1 mort et 75 blessés, et décret de l’état de siège).
BOLIVIE
LA PAZ-EL ALTO
3 janvier 2007 : après trois ans de mobilisations populaires et plusieurs mois de négociations entre le ministère de l’Eau et Suez, le gouvernement Morales annonce la rupture du contrat de concession le liant à Aguas del Illimani, filiale de Suez.
ETATS-UNIS
ATLANTA
24 janvier 2003 : Suez et la municipalité d’Atlanta rompent le contrat d’exploitation de l’eau potable de la ville, signé en 1999. La filiale de Suez, United Water Services Atlanta, a été congédiée après une mobilisation de l’opposition contre l’augmentation des tarifs de l’eau (17 % après la signature du contrat). Aucun accord n’a pu être trouvé entre la municipalité et les exigences de rentabilité de Suez.
PHILIPPINES
MANILLE
7 février 2003 : Suez rompt son contrat de concession avec Manille Mayniland, société concessionnaire des services de l’eau de Manille, dont le groupe détient 23,35 %, et met fin au contrat qui le lie, depuis 1997, à Metropolitan Waterworks and Sewerage System (pouvoir concédant de Manille). Cette rupture de contrat intervient après une mobilisation de plusieurs associations et de cinq députés du Parlement contre l’augmentation de 500 % du prix du mètre cube d’eau depuis 1997. Selon le groupe Suez, la crise asiatique de 1997 l’avait poussé à demander une augmentation des tarifs pour poursuivre un service de qualité, que les autorités n’ont pas respecté. Après trois ans de négociations, Suez se retire.
ARGENTINE
BUENOS AIRES
9 septembre 2005 : Suez se retire de Buenos Aires après trois années de négociations des tarifs avec le gouvernement argentin et des tensions diplomatiques entre la France et l’Argentine. Le groupe estime avoir été spolié et réclame 1,3 milliard d’euros à l’Etat pour non application de la clause prévoyant un ajustement des prix en cas de dévaluation du peso (crise de 2002). Pour ce faire, il convoque l’Etat argentin devant le CIRDI. La rupture du contrat de concession est due, selon le gouvernement argentin, à un manque d’investissement de Suez, à une surévaluation des prix et des tarifs et à des manquements aux normes environnementales.
ARGENTINE
SANTA FE
Juin 2005 : Suez retire ses parts (51 %) d’Aguas Provinciales en charge des services d’eau de Santa Fe depuis 1995 et pour 30 ans. Jorge Obeid, le gouverneur de Santa Fe, accuse le groupe de ne pas avoir réalisé les investissements prévus. Lequel demandait, quant à lui, une augmentation des tarifs de 60 %, qu’il n’a pas obtenu.
URUGUAY
Février 2006 : le gouvernement uruguayen rachète les parts de Suez dans Aguas de la Costa, la société en charge des services d’eau du département de Maldonado, que le groupe détenait par l’intermédiaire de sa filiale Aguas de Barcelona.
Octobre 2004 : 60 % des Uruguayens votent par référendum en faveur de la proclamation de l’eau comme bien public et de l’interdiction de la délégation au privé, inscrites dans leur constitution.
Source : Le Jouet Enragé (http://lejouetenrage.free.fr), février 2007.