Il fut un temps où, sous couvert de guerre froide et de « lutte contre le communisme  », les Etats-Unis n’hésitaient pas à déployer leurs troupes dans les différents pays de leur « arrière-cour  » latino-américaine. Mais, rien n’est éternel...
Bien qu’il s’avérât un outil efficace, le « gros bâton  » américain s’adaptait mal au nouvel air du temps, celui d’une conversion générale aux « droits de l’homme  » et à la « défense de la démocratie de marché  ». Sans qu’on l’abandonnât, il fallut lui trouver un allié plus discret... et l’on trouva.
Moins directe mais tout aussi puissante, moins coà »teuse et plus rentable, aussi « morale  » que le capitalisme dévergondé qui s’imposait alors, « l’arme économique  » allait faire son apparition avec cet avantage considérable : elle donnait à l’agresseur l’image du sauveur providentiel.
Malheureusement, rien, décidemment, n’est éternel et, après plus de vingt-cinq ans de bons et loyaux services, c’est, semble-t-il, l’arme économique qui s’enraye en Amérique latine.
Naissance
Né des accords de Bretton Woods, en 1944, le Fonds Monétaire International (FMI) est l’une des institutions financières créées au lendemain de la Seconde guerre mondiale dans l’objectif de permettre l’avènement d’un « nouvel ordre monétaire international  ». Il fallait se prémunir des crises monétaires qui avaient secoué la planète dans l’entre-deux guerres et, en partie, mené au conflit de 1939/1945. Le rôle du FMI était alors de veiller à la stabilité du système monétaire international, dans un contexte de taux de change fixes et de contrôle des capitaux.
Il joua ce rôle - avec un certain succès -, jusqu’à ce que les Etats-Unis décident la mise en flottement du dollar en 1973. Choc pétrolier aidant, les changes flottants se généralisent et les statuts du Fonds sont amendés en 1976 : ils préconisent désormais « "un régime stable de changes"... et non plus un régime de changes stables  » [1]. La voie était ouverte pour que « l’outil de la stabilité  » se fasse « l’arme de l’impérialisme économique  »...
Seconde vie
A partir des années 80, le FMI devient le gardien de la nouvelle orthodoxie économique : le néolibéralisme. Tout pays souhaitant avoir accès à un crédit se voit remettre une « feuille de route  », connue sous le nom de « plan d’ajustement structurel  » (PAS). Il s’agit d’une série de mesures contraignantes visant à adapter l’économie dudit pays au contexte économique « moderne  », pour lui assurer la prospérité... plus tard. L’austérité est de rigueur : réduction des dépenses publiques (santé, éducation, infrastructures), privatisations, « ouverture  » aux investissements étrangers, libéralisation du commerce, dévaluation de la devise, renforcement de la production de matières premières non transformées (pour garantir le paiement de la dette), etc.
Les Etats-Unis, seul vrai maître à bord [2], était donc en mesure de barrer l’accès au crédit (Banque mondiale, Banque interaméricaine de développement, prêts gouvernementaux et parfois même privés) à tout pays refusant de se soumettre au diktat néolibéral. Soumission ou étranglement économique : les pays n’avaient guère le choix. Il leur fallait accepter la « seule politique possible  » et rejoindre le « consensus de Washington  » qui, peu à peu, gagnait du terrain. L’arme économique s’avérait efficace. Presque imbattable... Peut-être éternelle ?
Troisième âge du FMI
Pourtant, on le sait, les recettes du néolibéralisme sont loin de faire l’unanimité. A commencer par les pays où elles sont mises en Å“uvre (et rares sont les régions où elles le furent avec autant de conviction qu’en Amérique latine). « Entre 1960 et 1980, le revenu moyen per capita a augmenté de 82% en Amérique latine, après inflation. Entre 1980 et 2000, il n’a cru que de 9%. Et au cours des cinq premières années de la dernière décennie (2000-2005), la croissance n’a été que de 4%  » [3]. La misère imposée aux peuples pouvait-elle ne pas engendrer une remise en cause de l’ordre économique existant ?
Le premier pays à remettre gravement en cause l’autorité du FMI fut son meilleur élève, celui qui, en tous points, avait appliqué les recettes mêmes qui devaient assurer sa prospérité. Confrontée à une crise sans précédent, l’Argentine suspendit le paiement de sa dette extérieure publique aux créanciers privés à la fin décembre 2001... et ce jusqu’en mars 2005. Une première : elle fit même défaut à ses obligations envers le FMI en septembre 2003 (ce qui n’avait jusque-là été osé que par des « états parias comme le Congo ou l’Irak  » [4]). Le premier coup avait été porté.
Le 13 décembre 2005, « le Brésil décide de rembourser le montant total de 15,5 milliards de dollars qu’il devait au FMI  » [5]. Deux jours plus tard, l’Argentine rembourse 9,8 milliards de dollars, s’économisant ainsi... 900 millions de dollars sur les intérêts. Le manque à gagner est considérable pour le FMI. Le camouflet ne l’est pas moins : l’autorité du « chien de garde  » monétaire international est mise à mal.
Le 31 mars 2006, c’était au tour de la Bolivie de prendre ses distances vis-à -vis du FMI. Après 20 ans de collaboration quasiment ininterrompue, le pays ne cherche pas à renouveler l’accord qui vient à terme. Inimaginable il y a encore quelques années, l’affront est rendu possible car d’autres sources de financement s’offrent à la Bolivie. Le Venezuela notamment...
Celui-ci avait déjà prêté 2,5 milliards de dollars à l’Argentine en vue de son remboursement anticipé de décembre 2005. Il s’était, de la même façon, proposé de racheter à l’Equateur, pour 300 millions de dollars de ses obligations. Dopé par la hausse des cours du pétrole, le Venezuela promet d’intervenir à chaque fois que le système de crédit traditionnel refuse son aide à un pays, affaiblissant ainsi la capacité du FMI à imposer ses recettes économiques. Pour Mark Weisbrot, « toute coupe dans l’aide attribuée par Washington, l’Europe, ou les organisations internationales, sera plus que remplacée par le Venezuela (...) [qui] dispose de plus de 30 milliards de dollars de réserves de change  » [6]. Le chantage ne tient plus...
Mais ce n’est pas tout. Alors que les cours des matières premières accroissent les réserves de change des pays latino-américains, le Venezuela et l’Argentine décident de structurer ce système de crédit parallèle et indépendant de Washington. Le 21 février dernier, Caracas et Buenos Aires annoncent la création - « dans les 120 jours  » [7] -, de « Banco del Sur  », la Banque du Sud. Rejoindront bientôt l’initiative la Bolivie, le Brésil et l’Equateur, mais « tous les pays d’Amérique du Sud sont invités à participer  ». L’objectif ? « Briser la dépendance qu’imposent les autres organismes de crédit  » et favoriser « tous les investissements visant à la reconversion productive, à l’inclusion sociale, à l’intégration physique de nos pays  » sur une base plus solidaire. Il s’agit aussi de faire revenir les réserves de changes des différents pays des banques « du Nord  » - où « elles financent le développement du Nord  », selon Hugo Chávez -, vers le Sud. Avec plus de « 110 milliards d’euros de réserves internationales  », selon Hugo Chávez, la Banque du Sud dispose d’une marge de manÅ“uvre appréciable !
Bien sà »r, l’idée n’est pas neuve. Ce qui est neuf, c’est qu’il soit possible de la réaliser. Comme le note Damien Millet, du Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde (CADTM), le Japon avait, lui aussi, souhaité créer un Fonds monétaire asiatique à la suite de la crise asiatique de 1997/1998. « A l’époque, les Etats-Unis et le FMI, s’y était opposés  », désireux de ne rien perdre de leur influence. [8]
Perte d’argent. Perte d’influence. Le bilan est lourd pour le FMI, les Etats-Unis et, de manière générale, tous ceux qui tirent profit de la pérennisation du modèle néolibéral. En effet, la première conséquence de l’émancipation économique des pays latino-américains est la possibilité, pour eux, d’expérimenter d’autres politiques macro-économiques que celles imposées par Washington. Rien ne dit qu’ils réussiront et l’émancipation économique n’est pas une fin en soi. Toutefois, tout laisse à penser qu’elle permettra de remettre en cause la vulgate libérale, martelée depuis 25 ans « qu’il n’y a pas d’alternative  ».
Et si, aussi prêt des côtes américaines, se faisait la démonstration qu’il est possible de réduire les inégalités sociales, de réinvestir la sphère de l’action publique, de sortir du darwinisme social et que, finalement, rien n’est éternel ? Washington se précipitera-t-il sur son bon vieux bâton ?
1 dollar, un vote...
Le mode de décision du FMI, comme celui de la Banque mondiale se fonde sur le principe « 1 dollar, 1 voix  » : plus un pays cotise au fonds, plus il est en mesure de s’y faire entendre. Depuis la réforme du 20 septembre 2006 (qui n’a pas fondamentalement bouleversé les équilibres au sein du fonds), les Etats-Unis détiennent 16,79% des droits de vote, contre 6,02% pour le Japon, 5,89% pour l’Allemagne, 4,86% pour la France et le Royaume-Uni et 3,67% pour la Chine. Le premier pays latino-américain est le Brésil, avec 1,38% des voix. Un pays apparaît donc en position de force : les Etats-Unis. Ceux-ci disposent d’ailleurs d’un droit de veto « de fait  » puisque, pour modifier la charte du FMI, il faut 85% des voix. Leurs 16,79% constituent, par conséquent, une minorité de blocage.
[1] Barry Eichengreen et Peter B. Kenen, « L’organisation de l’économie internationale depuis Bretton Woods : un panorama  », Economie internationale, N°59, 3ème trimestre 1994.
[2] Lire l’encadré « 1 dollar, 1 voix  »
[3] Mark Weisbrot, « Latin America : the end of an era  », International journal of Health services, Vol. 36, No.4, 2006.
[4] Mark Weisbrot, ibid.
[5] Communiqué de presse du CADTM : « Le CADTM conteste le remboursement anticipé par le Brésil et l’Argentine d’une dette juridiquement odieuse  », 20 décembre 2005.
[6] Mark Weisbrot, ibid.
[7] Sauf indication contraire, les citations qui suivent proviennent de « Argentina y Venezuela crean el Banco del Sur : confÃan en que se sumará toda Sudamérica  », EFE, 22 février 2007.
[8] Entretien avec l’auteur, 27 février 2007. Cet exposé s’appuie librement sur son analyse du poids du FMI en Amérique latine.
Source : France Amérique latine Magazine (http://www.franceameriquelatine.fr/), février 2007.