Au Venezuela, les communications connaissent depuis quelques années un processus de démocratisation, un changement du modèle de communication : radios populaires, presse de quartier, agences de contre-information et télévisions communautaires commencent à devenir des protagonistes de l’histoire. Un exercice de pouvoir qui place la production et la gestion des médias entre les mains des communautés de quartiers populaires et des organisations sociales. Dans cet essor des médias communautaires et alternatifs, le phénomène de la télévision communautaire apparaît comme une expérience représentative du processus communicationnel.
A travers l’outil audiovisuel et l’autogestion de la chaîne, les habitants des quartiers se mobilisent, s’organisent et cherchent des solutions à leurs problèmes. Actuellement, plus de 13 stations émettrices transmettent sur les ondes dans différentes régions : des chaînes paysannes dans des zones rurales (Comunare Rojo Tv, Montaña Tv, Quijote Tv, etc.) à des expériences dans des quartiers urbains (Teletambores, Petare Tv, Tv Rubio, Canal Z, etc.).
La naissance de Catia Tv
En arrivant au quartier populaire de Catia, situé à l’ouest de la ville de Caracas, on est surpris de lire ce message sur une maison de style colonial : « Ne regardez pas la télévision : faites-la !  » (« No vea televisión, hágala  »). C’est l’actuel siège de Catia Tv, la première télévision autogérée par les gens du quartier. Cela fait 17 ans que la communauté effectue un travail socioculturel dans cette zone, un travail entamé au lendemain de la révolte du Caracazo, en 1989 quand un groupe de personnes, les futurs fondateurs de Catia Tv, firent alors leurs premiers pas en créant la Maison de la Culture Simón RodrÃguez.
Dans le sillage du mouvement des ciné-clubs de la fin des années 70, ils ont commencé à organiser des projections en plein air, proposant des films en 16 millimètres sur les gradins du terrain de sport de El Molino. C’est ainsi qu’a été créé le ciné-club Manicomio, où films à succès et productions indépendantes ont été projetés. Plus tard, alors que la consommation de vidéos VHS dans les foyers allait croissant, les organisateurs du ciné-club se sont procurés une caméra et ont commencé à enregistrer la vie quotidienne et la mémoire collective des fondateurs de ces quartiers, des populations déplacées de la campagne vers la ville. C’est précisément lorsque les gens décident de filmer l’histoire de leur quartier que la production audiovisuelle devient un outil de participation et d’organisation.
Wilfredo, membre fondateur de Catia Tv, a vécu les premiers balbutiements de la chaîne : « Catia Tv est née du ciné-club Manicomio. Nous projetions des films en analysant et en accompagnant les communautés socioculturelles et politiques. Les gens nous racontaient des tas de choses. Un soir, l’idée nous est venue de projeter un film sur l’histoire du quartier dans le stade de Molino del Manicomio de la paroisse [1] La Pastora. Le match de base-ball qui opposait les équipes de Nuevo Caracas et de Magallanes a servi de prétexte. Les gens ont commencé à se voir. Ils aimaient entendre ce qui se disait de l’histoire du quartier, connaître les opinions. Nous insistions sur le fait que ces gens étaient véritablement les protagonistes de leurs propres actes, de leur propre histoire. C’est à ce moment que Ricardo Marquez a lancé l’idée d’une chaîne de télévision dans le quartier. Nous étions en train d’apprendre, nous ne savions pas ce qu’était une télévision communautaire, ni même ce qu’étaient les ondes hertziennes.  »
Au début, personne ne croyait que ce désir collectif était réalisable. Bien qu’ils se faisaient traiter de fous, les membres du groupe continuaient à croire à l’utopie de faire de la télévision pour la communauté. Ils ont d’abord pensé à une chaîne en circuit fermé, puis ils ont eu vent de la chaîne populaire Tv Rubio, qui avait plusieurs années d’expériences en la matière, et ils sont entrés en contact avec le technicien qui fabriquait des émetteurs artisanaux.
La chaîne du quartier a pu voir le jour à Catia grâce au processus d’auto-organisation de la communication qui s’est opéré au niveau des communautés et des organisations sociales. Le processus bolivarien de transformation sociale, culturelle et politique était en cours depuis trois ans déjà , et l’Assemblée nationale, l’organe représentatif de la nouvelle démocratie « participative et ‘protagonique’  » fonctionnait depuis un an.
A l’occasion de l’inauguration d’un dispensaire de santé par le président, les membres du projet sont arrivés à interviewer Hugo Chavez. Wilfredo rappelle l’anecdote : « Nous avons appris que le président de la République allait inaugurer le dispensaire Nueva Caracas. Sachant que les médias seraient aussi présents, Ricardo a empoigné la caméra, Blanca le microphone garni d’un logo en carton affichant les initiales CCM (Cine Club Manicomio), pour se rendre à la cérémonie et se faufiler jusqu’où était le président. Blanca parvient à approcher son micro, Ricardo sa caméra, et Blanca interpelle le président : ‘Président, un mot pour Catia’ ; le président se retourne, marque un temps d’arrêt, puis dit : ‘Bonjour à Catia’. Après avoir raconté quelques souvenirs de son enfance dans les rues de Catia, il demande à Blanca et Ricardo pour quelle chaîne ils travaillent. Ceux-ci lui parlent de notre projet de créer une télévision communautaire. Elle ne s’appelait pas encore Catia Tv, mais c’est ainsi que Chavez s’est engagé à ce que le Fonds économico-social nous verse de l’argent pour le projet.  »
Après avoir surmonté de nombreux obstacles bureaucratiques et obtenu une autorisation auprès de la Commission Nationale des Télécommunications (CONATEL), Catia Tv commence à émettre normalement et en toute légalité en mars 2001. Quelques mois plus tard, l’équipe subit des harcèlements et reçoit même des menaces de la part de groupes anti-chavistes,. Elle finit par être délogée du cinquième étage de l’hôpital LÃdice, dans le quartier de Manicomio, par la mairie de Caracas, alors opposée au gouvernement [2]. En raison de ce climat de violence, la chaîne n’a pas été en mesure d’émettre durant une année, si bien que l’équipe a été amenée à se consacrer à la production audiovisuelle afin de rassembler les moyens économiques qui allaient lui permettre de se doter des installations et des infrastructures nécessaires, et de recommencer à diffuser mi 2002, depuis la maison coloniale qu’elle occupe encore aujourd’hui, dans la zone de Caño Amarillo.
Durant cette première période, un processus de dialogue s’instaure entre des institutions de l’Etat (la CONATEL et le ministère de la Communication et de l’Information - MINCI - renommé depuis peu ministère du Pouvoir populaire pour la Communication et l’Information) et les médias communautaires et alternatifs, à propos de la réglementation qui régira ces derniers. Avec les autres radios communautaires et projets de télévision émergents, Catia Tv a marqué un jalon dans le processus de démocratisation du spectre radioélectrique et des communications, un processus qui a redessiné le paysage médiatique en remaniant la propriété et la gestion des moyens de communication. Ainsi, en mars 2002, le Reglamento de Radiodifusión Sonora y Televisión Abiertas Comunitarias de Servicio Público, sin fines de lucro, est adopté, un règlement conforme aux dispositions de l’article 200 de la Loi organique sur les télécommunications, adoptée en 1999.
Gabriel raconte : « Alors que le président s’apprête à inaugurer Catia Tv, en décembre 2000, le président de la CONATEL l’appelle pour l’informer que la cérémonie ne peut pas avoir lieu car la chaîne ne dispose pas de licence. L’événement est donc suspendu ; toutefois le président demande qu’une licence provisoire nous soit délivrée. Catia Tv obtient bel et bien cette licence, mais il n’existe aucun règlement [l’autorisant], une situation qui a poussé au débat sur le nouveau règlement relatif aux médias communautaires.  »
En avril 2002, un mois après l’approbation du règlement, une tentative de coup d’Etat est menée par une alliance entre des partis de droite, des groupes d’entrepreneurs et une frange de l’armée qui, solidement soutenus par les groupes économiques contrôlant les communications, cherchent à destituer Hugo Chavez. Pendant ces quelques jours [11-13 avril 2002, ndlr], les médias alternatifs et communautaires ont joué un important rôle en matière d’information et de défense des intérêts des majorités populaires qui exigeaient le retour du gouvernement démocratique de Chavez et cherchent à contrecarrer le discours manipulateur des médias privés, qui ne cessent d’ailleurs de travestir la réalité au profit des groupes putschistes.
Cette conjoncture politique a obligé le gouvernement à reconnaître les médias communautaires et alternatifs comme des canaux légitimes de participation sociale. Sont alors entamées entre l’Etat et les mouvements les négociations qui aboutiront à la réglementation actuelle. Celle-ci donne une base légale à l’habilitation, au développement et au renforcement de ces médias par le biais de la dotation technologique, de la certification et de l’homologation d’installations par le MINCI et la CONATEL. Un accord de coopération est ainsi conclu, selon lequel, pour le nouvel Etat vénézuélien, le spectre radioélectrique constitue une ressource stratégique du projet de « souveraineté nationale  », et, pour les médias communautaires et alternatifs, la radio et la télévision des outils collectifs, indépendants de l’Etat et mis au service de l’organisation populaire.
Une autre manière de concevoir la communication
« La communication telle que nous la concevons est liée à la transformation et à la libération sociale. Nous ne croyons pas en une communication qui ne soit pas facteur de transformation. Cette croyance fait partie de ce qui nous définit en tant que média communautaire (...) Catia Tv a plusieurs objectifs, le principal étant le renforcement de l’organisation au sein des communautés, les communautés les plus pauvres de Caracas. D’une certaine manière, nous nous définissons comme un média de classe, à savoir de la classe pauvre (...) Ici, les gens ne viennent pas donner leur avis ; ils créent leurs propres contenus, les enregistrent, les éditent et les diffusent par la chaîne. Ils commencent à considérer Catia Tv comme un véritable espace d’exercice du pouvoir, un espace dans lequel ils ne participent pas seulement, mais où ils décident de ce qui va être transmis. Si on pose la question à la communauté, les gens perçoivent vraiment Catia tv comme leur propre chaîne, comme un média du peuple, fait par le peuple, et pour le peuple  », souligne Meylin.
Meylin et Gabriel, tous deux la trentaine, ont rejoint Catia Tv il y a quelques années. Meylin s’occupe de la formation et de l’organisation communautaires, et Gabriel, de la programmation et de la transmission. Meylin expose ses opinions d’un ton ferme et sà »r ; Gabriel n’est pas moins convaincu. Ils sont tous deux membres de la Fondation Catia Tv, composée de plus de 30 personnes qui accomplissent des tâches administratives, de formation, de programmation et de production audiovisuelle. Si la fondation gère la télévision et se consacre aux tâches administratives et à la formation, elle collabore avec les Equipes Communautaires de Production Audiovisuelle Indépendante (ECPAI) des quartiers de l’ouest pour ce qui est de la production et de la programmation. 15% de la programmation est réservée à la fondation, 15% à des productions indépendantes et 70% aux productions des ECPAI.
Dans ce sens, Gabriel rajoute : « L’élément clé a été une négociation entre les médias communautaires et la CONATEL. Elle a donné lieu à un règlement qui a des aspects positifs comme, par exemple, le fait que la télévision ne peut être produite par la fondation chargée d’administrer l’habilitation et le média, et que 70% de la programmation doit être réalisée par les communautés où la fondation a l’obligation de dispenser les ateliers de formation. Ces dispositions permettent d’éviter qu’un média termine entre les mains d’un petit groupe et que celui-ci monopolise le message. L’idée fondamentale - et qui est aussi le grand acquis du règlement - est de séparer le média et le message. Le média est géré par une fondation, alors que le message est créé par les communautés. La production est donc assurée par la communauté elle-même, à savoir par ce que nous appelons les ECPAI.  »
Les ECPAI sont de petits groupes de la communauté qui, après avoir suivi un atelier de formation en production audiovisuelle donné par Catia Tv, réalisent la majeure partie des contenus. Ce mécanisme permet à la communauté de participer directement à la chaîne en privilégiant les problématiques locales, comme programmation centrale de Catia Tv. Actuellement, entre 45 et 50 ECPAI fonctionnent à Catia Tv, composée chacune de 4 ou 5 personnes, soit un total de 250 participants actifs dans la programmation. Les thèmes abordés par les ECPAI sont très variés : ils vont de la santé, de l’éducation, de l’environnement, du travail et du logement aux expériences culturelles, ethniques et générationnelles vécues par les communautés de descendants d’Africains, d’indigènes et de métisses vénézuéliens. Le modèle de participation suivi par les ECPAI s’est avéré être un véritable exercice biopolitique qui, grâce à l’utilisation du média qu’est la télévision, a créé au sein de la communauté un processus d’auto-organisation et d’autogestion.
Gabriel définit le rôle des ECPAI : « Elles sont communautaires, parce que ce sont les communautés qui produisent le message. La fondation leur fournit l’assistance technique ainsi que la formation sur le concept de média communautaire. Ce sont des équipes, parce que l’idée est de faire en sorte qu’elles impliquent des collectifs, et non des individus, qu’elles répondent à un besoin communautaire de communiquer, que dans les quartiers, elles travaillent en tant que groupes avec les travailleurs et les étudiants, et qu’elles soient vraiment liées à un processus social de transformation et de changement. Ce sont des producteurs audiovisuels, parce que nous leur offrons une formation très basique, mais l’important est que les gens n’aient plus peur de la caméra, des tables de montage, de l’idée de faire de la télévision, et qu’ils voient qu’en fait, c’est facile. La plupart des ECPAI sont territoriales : l’idée est que chaque secteur [territorial] ait une équipe de production que la communauté connaît, à laquelle la communauté peut s’adresser et se joindre, tout comme elle peut le faire avec Catia Tv. L’indépendance de l’ECPAI et de la communauté s’en trouve renforcée parce qu’il existe un centre de communication dans chaque quartier.  »
Catia Tv émet quotidiennement de 10 heures du matin à minuit. La programmation comprend des films et des documentaires indépendants consacrés à des sujets sociaux, en plus des productions des ECPAI et un débat en direct d’une heure sur des thèmes relatifs au quartier ou sur l’actualité politique nationale, latino-américaine ou mondiale. Le projet de la chaîne est conçu comme un espace de militantisme et de travail : en dehors du temps de travail rémunéré, les membres de la fondation s’impliquent également à titre bénévole. Quant aux personnes qui participent aux ECPAI, elles peuvent peu à peu intégrer la fondation et aussi financer leurs programmes en vendant des encarts publicitaires à des coopératives, à des entreprises solidaires ou à des PME.
Actuellement, Catia Tv est financée par les recettes publicitaires générées par les ECPAI pour leurs programmes, ainsi que par un accord sur les annonces publicitaires conclu avec les institutions de l’Etat, en l’occurrence avec Petróleos de Venezuela SA (PDVSA) et le MINCI. L’objectif est d’assurer l’autofinancement de la chaîne grâce à une publicité éthique, c’est-à -dire avec des annonceurs qui favorisent une économie alternative et solidaire.
Depuis ses débuts, Catia Tv a été une référence et un moteur pour les autres projets de télévision. Elle a donné des cours de formation à la plupart des nouvelles chaînes de télévision. Elle a créé des mécanismes qui permettent à la communauté de participer et de s’approprier le média, au travers des ECPAI. Catia TV compte parmi les médias qui ont été les plus impliqués dans les négociations menées avec les institutions de l’Etat pour obtenir le cadre légal qui régit actuellement le secteur des médias sans but lucratif.
[1] [NDLR] La parroisse, parroquia, est une sous-division municipale.
[2] [NDLR] Lire à ce propos : Benito Pérez, Venezuela : l’opposition ferme une télévision indépendante, RISAL, 16 juillet 2003 ; Pascual Serrano, Venezuela : la liberté d’expression, un projet de loi et la fermeture de Catia Tve, RISAL, 31 juillet 2003.
Source : revue Pueblos (http://www.revistapueblos.org/), 30 mars 2007.
Traduction : Chloé Meier Woungly-Massaga, pour le RISAL (http://risal.collectifs.net/).