L’histoire multiséculaire de la feuille sacrée des Andes est peut-être sur le point de connaître un tournant. Après plus de cinquante ans de sa mise à l’index, le gouvernement bolivien est bien décidé à défendre sa cause devant les instances internationales.
Il faut dire que le contexte a changé : alors qu’en 1961 la feuille de coca est classifiée par la Convention de Vienne parmi les « plantes psychotropes  », c’est-à -dire capables de produire une drogue à l’état végétal, les études scientifiques menées depuis les années 1970 ont depuis prouvé l’innocuité de la feuille de coca (erythroxylon coca) à l’état naturel.
Mâchée à des fins thérapeutiques et religieuses par les peuples andins depuis des milliers d’années, la feuille de coca ne comporte en effet aucun risque d’affecter le système nerveux, le système digestif hydrolisant entièrement le peu de cocaïne contenue dans la feuille de coca et libérée lors de sa mastication. Une donnée scientifique ayant plaidé pour la légalisation de son usage traditionnel en Bolivie. Néanmoins, toujours classée parmi les substances interdites par l’ONU, son commerce international légal en est extrêmement limité, tandis qu’elle alimente le commerce multimillionnaire du narcotrafic.
Premier président bolivien à rompre avec la politique états-unienne de la « coca zéro  », l’éradication forcée des arbustes de coca, Evo Morales s’est engagé à éliminer leurs feuilles de la liste noire des Nations Unies. Les échéances sont là : le gouvernement bolivien a jusqu’au 1er mai 2007 pour s’assurer que le thème sera inclus à l’agenda du comité d’experts de farmaco-dépendance de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS). L’Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime (ONUDC) devra écouter la proposition bolivienne pour modifier les accords internationaux et légaliser l’arbuste à partir duquel est fabriquée la cocaïne deshydrolisée. Ce sera ensuite à un comité d’experts de statuer, en 2008, sur le devenir légal de cette substance.
Pour le gouvernement bolivien, l’enjeu est considérable. Au-delà des opportunités économiques et sociales qui pourraient s’ouvrir avec la dépénalisation de la coca, c’est de la réparation d’un dommage historique et de la reconnaissance des droits culturels des peuples indigènes de l’Abya Yala (Amérique centrale et du Sud) dont il est question. Mais le pas à franchir est gigantesque : après un demi-siècle de sa stigmatisation comme responsable de l’addiction à la cocaïne de millions de consommateurs des pays du Nord, les préjugés entretenus autour de la feuille de coca pourraient faire obstacle à la mise en place de nouvelles stratégies de lutte contre le narcotrafic, pourtant peut-être plus efficaces que celles menées à renfort de milliards de dollars par les Etats-Unis depuis une vingtaine d’années.
Pour mieux comprendre les différentes facettes du débat que les peuples originaires du continent vont mener auprès des instances internationales, un petit retour sur les enjeux de la petite feuille verte des Andes s’impose.
La coca : de la sacralisation à la diabolisation
Utilisée depuis des millénaires, comme en témoignent les vestiges des tombes de Huanco Prieto dans le Nord du Pérou [1], la « mama coca  » constitue l’un des symboles les plus importants de la culture andine. Utilisée comme intercesseur pour entrer en communication avec l’autre monde, la feuille de coca est au centre de la spiritualité des peuples de la région. A l’instar de l’hostie sacrée et du vin rituel dans la religion catholique, elle est le symbole sacré, le connecteur des différents mondes, celle qui permet d’entrer en contact avec les divinités, la Pachamama, Tata Inti, Mama Quilla. Source de prédiction, elle consacre l’activité du « Yatiri  », le chamane qui lit dans ses feuilles le mal qui nous atteint et les administre pour les soins. Utilisée au quotidien, la feuille de coca cristallise la sociabilité andine, sert de médiateur dans le lien avec nos semblables. Marque de confiance et de partage, elle est au cÅ“ur de l’ « ayni  », système de réciprocité et d’échange, et assure la cohésion de la société. En bref, elle symbolise l’identité andine.
Comment donc expliquer que cette petite feuille verte, vénérée par les uns, se soit transformée en plante maudite pour d’autres, objet de politiques d’éradication et d’une condamnation unanime par les organismes internationaux ? Car si aujourd’hui les Occidentaux ont fait de la coca une plante honnie, ce n’est pas faute d’avoir pu constater ses vertus extraordinaires au fil des siècles ...
Pour les Européens, l’histoire de la coca se confond avec celle de leur domination sur le continent américain. Des religieux comme Tomas Ortiz feront ainsi connaître en Europe, dès la fin du 15e siècle, les propriétés de cette plante alors utilisée par les Incas comme anesthésiant local pour des prouesses médicales telles que des trépanations cérébrales ! Aussi, bien que diabolisée dans un premier temps par une Eglise soucieuse que les rites autour de la coca puissent constituer un obstacle à la christianisation des peuples de la région, ses bienfaits physiologiques seront par la suite largement mises à profit par les conquistadores : lorsque Potosi devient le principal centre d’extraction minière du continent, les nouveaux maîtres constatent en effet rapidement l’amélioration du rendement des Indiens grâce à ses effets énergisants. Il n’en faudra pas plus pour que le roi d’Espagne Philippe II déclare la coca indispensable à leur « bien-être  ». Viabilisant le projet de faire des populations autochtones la main d’Å“uvre corvéable à merci du continent, la coca devient alors l’indispensable alliée des propriétaires d’encomiendas [2], d’obrajes [3] comme des exploitants miniers.
C’est au milieu du 19e siècle que l’histoire de la coca va connaître un tournant capital, avec la découverte, en Europe, de la cocaïne. En 1858, Albert Nieuman parvient à isoler cette nouvelle substance et l’utilise comme analgésique. Elle deviendra le principal médicament de la pharmacopée moderne. C’est le boom de la cocaïne légale. En France, le vin de coca Mariani remporte un grand succès tandis qu’aux Etats-Unis, le docteur J. Pemmberton invente une nouvelle boisson sans alcool à base de coca, le Coca-Cola. A Détroit, la Parke Davis and C. Manufacturing obtient du gouvernement bolivien l’autorisation de produire de la cocaïne à inhaler à échelle industrielle.
La consommation croissante de cocaïne dans les pays du Nord va néanmoins rapidement mettre un terme au mythe de la coca et de ses vertus. Première mesure répressive en la matière, la loi Harrisson sur les narcotiques interdit en 1914 la cocaïne naturelle aux Etats-Unis. La campagne des Etats-Unis contre les drogues en général, et la coca en particulier, vient de commencer. Elle acquiert une dimension internationale avec l’adoption en 1936 par la Convention de Genève « pour la suppression du trafic illicite des drogues nocives  » d’un modèle répressif similaire. C’est ce modèle qui prévaudra dans les années 1950 et 1960 jusqu’à atteindre son apogée dans le dernier quart du vingtième siècle.
La criminalisation de la coca : le Sud responsable des maux du Nord
La légende noire de la coca débute réellement en 1950 avec la publication d’un rapport des Nations Unies sur la pauvreté en Amérique Latine. D’après ses auteurs, la coca est responsable de la malnutrition sinon du « retard mental  » des populations des régions andines et donc de la pauvreté du sous-continent en diminuant la capacité de travail de ces populations [4]. Le rapport préconise donc purement et simplement son éradication. En 1961, c’est chose faite : sous la pression du plus grand pays consommateur de cocaïne au monde [5], les Etats-Unis, l’ONU interdit la mastication de la feuille de coca qu’elle associe à une forme de toxicomanie [6]. Répertoriée par la Convention de Vienne parmi les plantes psychotropes, la coca sera proscrite par toutes les instances internationales, dont l’Organisation des Etats Américains (OEA). La plante est assimilée à une drogue, hallucinogène, générant une dépendance affectant la santé et l’espérance de vie. Une conception qui impliquera pour la Bolivie l’interdiction de cultiver la coca, de la commercialiser et de l’exporter, seul son usage traditionnel étant permis dans le cadre des frontières du pays.
Bien que 41 produits chimiques soient nécessaires pour séparer la cocaïne de la feuille de coca, produits fabriqués dans les pays du Nord et sans lesquels le marché de la cocaïne serait impossible [7], c’est une stratégie de lutte passant par l’éradication de ses cultures dans les pays producteurs qui se met en place. Ainsi, pendant que le marché multimilliardaire de la cocaïne, comme auparavant celui des anesthésiques ou encore du Coca-Cola, ne bénéficie qu’à l’étranger, les principaux incriminés sont les petits producteurs andins. Il n’en faudra pas beaucoup plus pour qu’au fil des ans, la feuille de coca soit associée internationalement à la cocaïne, les producteurs de coca aux « narcoterroristes  », et les consommateurs, les « acullicadores  », à des toxicomanes. La logique d’intervention défendue par les Etats-Unis est simple : puisque la cocaïne est un stupéfiant dont la Bolivie est l’un des principaux producteurs, il s’agit d’éliminer les plantations excédentaires de coca en Bolivie pour éliminer la production de cocaïne. La Bolivie et sa coca sont de fait déclarées responsables de la toxicomanie du monde occidental.
De l’éradication compensée à l’éradication forcée
Après une première série d’accords signés par le gouvernement bolivien - en 1961, le président Victor Paz Estenssoro accepte la convention de Genève et s’engage à éradiquer la culture de coca, promesse reprise par l’accord signé entre Kissinger et le Général Banzer en 1971 -, la première stratégie mise en place de manière systématique sera l’éradication compensée des plans de coca.
La compensation prend alors différentes facettes. La première, préconisée en 1986 par le « Plan Triennal de Lutte contre le Narcotrafic  », est celui du remplacement de la coca par des cultures alternatives de substitution promues par les Nations Unies. Cette stratégie sera un échec. La non prise en compte des syndicats paysans, l’absence de marchés pour les produits de substitution et le sous-développement de l’infrastructure productive ne permettront jamais à ces nouvelles cultures d’atteindre le niveau de rentabilité commerciale de la coca. Juana Cossio, membre de l’une des six fédérations du Tropico de Cochabamba [organisation des cultivateurs de coca, ndlr], explique simplement l’équation : « On a essayé de vivre de la vente de bananes, que l’on cultive à partir de plants importés. Le problème c’est que ces plants sont souvent malades et sans la coca, on n’aurait aucun moyen d’acquérir les produits nécessaires pour les traiter  ».
A titre de comparaison, un hectare de palmito dégage un bénéfice annuel de 1 500 dollars, quand un hectare de coca en génère 6 500 dollars. Supportant la sécheresse, pouvant pousser sur des terres stériles et sans irrigation, permettant 3 à 4 récoltes par an, légère, facile à transporter et à conserver, les avantages de la coca sont incomparables [8]. Contrairement aux cultures alternatives qui exigent une utilisation majeure d’engrais et de pesticides, la coca requiert peu de capital, ses plants pouvant être reproduits par les paysans eux-mêmes, et nécessite une grande quantité de main d’oeuvre. Un ensemble de facteurs ayant progressivement fait de la coca le principal produit commercial des familles paysannes, les autres cultures (yuca, riz, bananes plantains, maïs et agrumes) étant réservées à la production vivrière et à l’autoconsommation.
Face aux maigres résultats de l’éradication compensée, les gouvernements boliviens successifs vont peu à peu durcir leur législation.
Premier tournant en la matière, la loi 1008 adoptée en 1988, va distinguer, à côté des zones dite de « culture traditionnelle  » et légales des Yungas de La Paz, les régions à coca « excédentaire  » et celles à coca « illicite  ». La coca produite dans la région du Chapare, dans le Tropico de Cochabamba, est condamnée. Pour les producteurs interdits de la cultiver et de la commercialiser, cette loi inaugure leur criminalisation collective : tous sont désormais des narcotrafiquants jusqu’à preuve du contraire.
Si une compensation existe encore, celle-ci se déplace sur le terrain militaire : les forces armées boliviennes sont équipées et entraînées grâce à de lourds financements états-uniens. C’est le début de la militarisation de la lutte contre les drogues. Des centres d’entraînements sont installés au cÅ“ur des principales régions productives, au Chapare notamment. Associant la « guerre contre les drogues  » à une guerre contre le terrorisme, cette stratégie sera aussi vouée à l’échec en dépit des 17 milliards de dollars investis en dix ans [9] : alors qu’en Colombie les cultures illégales ont diminué de 7%, celles-ci ont augmenté de 17% en Bolivie. L’adoption de la politique d’éradication totale de la coca, dite « option zéro  » sous le gouvernement de Gonzalo Sanchez de Lozada (1993-1997), puis « coca zéro  » sous le gouvernement du Général Banzer revenu au pouvoir (1997-2001) va en effet favoriser la consolidation et la radicalisation d’un nouvel acteur qui en une décennie acquerra une importance de premier plan sur la scène politique bolivienne : le redouté mouvement cocalero.
La défense de la coca ou le ferment d’une nouvelle identité indigène
Les gouvernements boliviens dans les années 1980 étaient pourtant parvenus à se débarrasser du principal acteur politico-social de l’époque, le mouvement minier, obtenant ainsi les coudées franches pour mener leurs politiques d’ajustement structurel et la privatisation des principaux secteurs de l’économie. Suite à la chute du prix de l’étain, principal minerai d’exportation du pays, le démantèlement en 1985 de la compagnie d’Etat Corporación Minera de Bolivia (COMIBOL) avait en effet signé la mort de la principale force syndicale du pays, ainsi que ladite « relocalisation  », ou licenciement, de plus de 20 000 mineurs. Eclaté et désorganisé pendant un temps, le mouvement social bolivien reprendra bientôt vigueur en réaction à la criminalisation de la coca. Celle-ci devenant de fait l’une des principales ressources d’une paysannerie en recomposition.
Au début des années 1980, les vallées tropicales productrices de coca, en particulier le Chapare, deviennent en effet des zones refuges pour une partie des habitants de l’Altiplano bolivien. C’est le cas notamment en 1983, lorsqu’une sécheresse sans précédent oblige de nombreuses familles quechuas et aymaras, dont celle d’Evo Morales, à quitter leurs terres pour se consacrer à la production de coca. Une seconde grande vague de migrations suivra le décret de fermeture des mines d’étain. Si des milliers de mineurs migreront vers les villes, gonflant certaines localités comme celle de El Alto près de La Paz, d’autres choisiront de tenter leur chance au Chapare, dans le Tropico de Cochabamba. Augmentant de fait le nombre de cocaleros [cultivateurs de coca, ndlr] comme la superficie cultivée de coca, ces anciens ouvriers y transmettront au fil des ans leur expérience de la lutte syndicale. En une décennie, les producteurs de coca s’imposeront ainsi comme la principale force au sein du mouvement syndical paysan. Et comme l’une des principales forces de rassemblement des mouvements sociaux du pays.
Alors que le modèle néolibéral perd peu à peu en légitimité, les organisations paysannes et indigènes vont devenir les nouveaux protagonistes du mouvement populaire bolivien. Les années 1980 et 1990 sont en effet marquées par un nouveau type de revendications. Alors que la honte d’être indien avait longtemps fait prévaloir d’autres registres d’identifications (au paysan, au mineur, etc.), les organisations indigènes, soutenues par les ONG, vont se multiplier dans l’Orient bolivien au cours des années 1980. Au début de la décennie suivante, différentes manifestations, la « marche pour la dignité, la terre et le territoire  » des peuples du Béni en 1990, puis la célébration des 500 ans de résistance indigène en 1992 par les peuples originaires de tout le pays, vont pour la première fois mettre la question ethnique au cÅ“ur de l’agenda politique national. La réussite du mouvement cocalero sera alors de parvenir à faire de la coca, pourtant non cultivée par l’ensemble des peuples de Bolivie, une revendication nationale, symbole de dignité et ferment du mouvement identitaire indigène. En 1994, alors que débutent les affrontements entre petits producteurs et forces d’éradication, la marche « pour la vie, la coca et la souveraineté  » consacre la feuille de coca comme la feuille sacrée des mouvements paysans et indigènes.
Le mouvement cocalero va poursuivre sa consolidation tout au long de la décennie face à des politiques d’éradication de plus en plus répressives mises en application sous les auspices de la communauté internationale. Celles-ci connaissent en effet un tournant en 1998, lorsque, face au constat d’échec des mesures contre le trafic illicite de stupéfiants, le Secrétaire des Nations Unies convoque une Assemblée générale pour durcir la « guerre contre les drogues  ». La communauté internationale, sous la pression des Etats-Unis, valide alors le « Plan Dignité  », soit un plan d’action légalisant l’usage de la force pour l’éradication des champs de coca. C’est sur cette base que le Général Banzer justifiera sa politique répressive. Sous le slogan « coca zero  », il préconise l’éradication forcée et sans compensation monétaire des cultures. Les affrontements deviennent quotidiens. La violation des droits humains s’érige en norme dans le Tropico de Cochabamba. Aucune distinction n’est faite entre le trafiquant de cocaïne et les paysans qui cultivent la feuille de coca pour survivre. Dans la pratique cela signifie que les premiers sont libres, tandis que les seconds, plus visibles, sont poursuivis. Le Chapare devient la « zone rouge de la guerre contre le narcotrafic  » [10]. « Kawsachun coca, wanuchun yanquis  », vive la coca, dehors les yankees, sera le cri de guerre des petits producteurs qui vont désormais participer, le plus souvent en tête, à toutes les luttes du mouvement social. Ainsi, lorsqu’éclate la « guerre de l’eau  » à Cochabamba en 2000 contre l’augmentation de 30% du prix des tarifs de l’eau par l’entreprise Aguas del Tunari (contrôlée par la multinationale Bechtel), les producteurs de coca y participeront de manière massive.
En l’espace d’une vingtaine d’années, la répression croissante contre la coca aura ainsi été plus qu’un facteur de cohésion et de mobilisation, un moteur de la construction de l’un des mouvements sociaux les plus importants du pays : les six fédérations du Tropico de Cochabamba, plateforme qui mènera Evo Morales, leur dirigeant, à la présidence. Elu avec 53,7% des voix pour rendre aux peuples originaires leur dignité, il devient le premier président cocalero de Bolivie et du monde. Evo Morales aura réussi à faire de la feuille de coca le symbole des luttes syndicales et du pouvoir politique.
Pour une nouvelle stratégie de lutte contre le narcotrafic
Impulser une nouvelle conception de la lutte contre le narcotrafic : tel a été l’un des principaux objectifs d’Evo Morales avant son élection au sommet de l’Etat. C’est ainsi que le leader syndical parviendra, par la signature en 2004 d’un accord avec le président Carlos Mesa, à freiner la politique d’éradication forcée inaugurée lors de la décennie précédente. Syndicats cocaleros et gouvernement parviennent en effet à un consensus : le droit, pour chaque affilié au syndicat, de cultiver une superficie limitée à 40 mètres sur 40 mètres soit 1 600 m2 de plants de coca, les organisations syndicales se portant garantes du contrôle du « cato  » familial. Cet accord, qui permettra de mettre un terme aux affrontements, est toujours en vigueur aujourd’hui. Il s’agit néanmoins d’un pis aller pour les familles de petits producteurs qui ne parviennent pas avec cette superficie à dégager les excédents monétaires nécessaires à leur survie quotidienne. D’où le défi que s’est lancé Evo Morales depuis son arrivée au pouvoir en 2005 : permettre aux petits paysans de vivre de la commercialisation légale de la coca, en les sortant du narcotrafic.
C’est donc suivant le principe « oui à la coca, non au narcotrafic  » qu’a été élaborée la politique du gouvernement bolivien actuel en matière de lutte contre le trafic de cocaïne. Celle-ci revêt différentes facettes. Tout d’abord, intensifier le combat contre sa production, un combat qui passe par la lutte contre l’entrée des précurseurs chimiques sur le territoire national comme par la saisie du produit fini [11]. En revanche, il ne s’agit plus de diminuer en chiffre absolu la superficie de coca cultivée dans le pays. Leur augmentation durant la première année de gestion de Evo Morales a d’ailleurs failli mettre un terme à l’Accord commercial préférentiel et d’éradication de la drogue (ATPDEA, Andean Trade Preferential Drug Eradication Act), un accord facilitant l’accès des produits boliviens au marché états-unien conditionné par l’éradication des champs cultivés de coca. Le changement de majorité au Congrès nord-américain a autorisé un répit de deux ans au gouvernement bolivien pour faire ses preuves en la matière... et convaincre le Congrès du bien-fondé de la nouvelle stratégie bolivienne.
Car si l’éradication volontaire des surfaces excédentaires reste à l’ordre du jour - au début de 2007, les producteurs de coca du Chapare et des Yungas ont ainsi accepté d’éradiquer cette année au minimum 5 000 hectares de plantation de coca - le gouvernement bolivien a aussi le projet de modifier la loi 1008 qui ne reconnaît que 12 000 hectares de plantations légales [12]. Présentée le 20 décembre dernier, la Nouvelle stratégie de lutte contre le Narcotrafic (2007-2010) prône ainsi une extension de la surface légale à 20 000 hectares, tout en légalisant le cato de coca familial comme élément de la stratégie de contrôle sur les cultures [13].
Ce tournant, qualifié par Evo Morales de « révolution démocratique et culturelle en matière de lutte contre le narcotrafic  », repose sur une logique radicalement nouvelle : si l’on veut combattre réellement le narcotrafic, il faut d’abord légaliser la production et la commercialisation de la coca afin qu’une fois transformée, elle puisse servir de base à une multitude de produits et d’applications lui conférant une valeur ajoutée.
Longtemps privée d’industrie de transformation, la Bolivie d’Evo Morales parie sur une nouvelle stratégie de développement.
L’industrialisation de la feuille de coca, une voie pour sortir la Bolivie de la pauvreté ?
Sortir les petits producteurs du narcotrafic par l’industrialisation de la coca avait déjà été préconisée en 1983 par le docteur Jorge Hurtado. En effet, si la prohibition et la stigmatisation de la coca ont inhibé pendant de nombreuses années la recherche scientifique en Bolivie, un certain nombre d’études ont néanmoins permis de démontrer les vertus physiologiques de la plante. En 1975, une étude réalisée par l’université de Harvard démontre sa valeur nutritionnelle, comparable à des aliments comme la quinoa, la cacahuète, ou le blé. La coca abondant en sels minéraux et en vitamines, leur rapport avait même conclu que sa feuille pouvait être classée parmi les meilleurs aliments du monde [14]. Des résultats corroborés vingt ans plus tard par l’ORSTOM et des laboratoires boliviens [15] dont l’analyse des trois alcaloïdes contenues dans la feuille de coca (cocaïne, lisleinamilcocaïne et translinalmilcocaïne) a permis en outre de prouver que la coca, « adaptateur à la vie en altitude  » en stimulant l’oxygénation et en empêchant la coagulation du sang, permet de réguler également le métabolisme du glucose.
Les bienfaits de la coca permettraient donc d’envisager toute une série d’application, à la fois comme plante alimentaire, curative, médicinale, pharmaceutique, et diététique - surtout pour les pays riches où l’obésité est devenue un problème majeur de santé publique. Susceptible également de permettre d’améliorer les traitements du diabète, d’aider à sa prévention comme à la prévention de la maladie de Parkinson, la coca pourrait avoir aussi l’avantage de fournir un placebo à même de résoudre le grave problème de l’addiction à la cocaïne et au crack.
C’est dans cette perspective que furent inaugurées, en décembre dernier, les deux premières usines de transformation de la coca à Lauka Ñ et dans les Yungas de la Paz. Dans un premier temps, il s’agit de créer une série de produits dérivés susceptibles d’être exportés, tels des thés et matés de coca, tout autre produit, depuis les cosmétiques jusqu’au vin en passant par les produits pharmaceutiques, exigeant des marchés assurés pour financer la recherche et la production. Solidaire de la politique bolivienne, le Venezuela a d’ores et déjà annoncé que son pays achètera tous les produits qui seront fabriqués dans les usines d’industrialisation de la coca, au cas où ces derniers ne seraient pas tous absorbés par le marché national [16]. Reste au gouvernement bolivien à nouer des accords avec producteurs et industriels, ainsi qu’à trouver le moyen de franchir les barrières commerciales imposées par la réglementation internationale et l’indexation de la coca comme stupéfiant par l’ONU.
D’où l’importance de la « diplomatie de la coca  » menée actuellement par le gouvernement d’Evo Morales : la Bolivie a un an pour convaincre la communauté internationale de retirer la coca de la liste des stupéfiants.
Evo Morales ou la diplomatie de la coca
Récemment nommé nouvel ambassadeur bolivien à l’OEA, Reynaldo Cuadros a donc été chargé de promouvoir auprès des autres pays de la région les bienfaits de la coca, ainsi que la légitimité et la nécessité de sa dépénalisation. Son objectif : que l’organisation continentale appuie aux Nations Unies les propositions de son gouvernement. Et reconnaisse que dépénalisation de la coca et reconnaissance des droits, us et coutumes des peuples indigènes vont de paire. Car au-delà d’une modification du statut de la coca, c’est bien les droits des peuples originaires du monde ainsi que ceux de l’environnement qu’il s’agit de défendre. Le gouvernement bolivien a donc jusqu’à mai prochain pour présenter face à une commission d’experts de l’ONU des études démontrant « l’utilisation correcte de la coca  ».
Les premiers efforts diplomatiques du gouvernement bolivien ont d’ores et déjà commencé à porter leurs fruits. Au moins d’octobre 2006, 22 pays membres du Parlement Latino-américain et de la Communauté Andine des Nations (CAN) se sont ainsi prononcés en faveur de la dépénalisation de la feuille de coca, reconnaissant son caractère sacré comme sa grande valeur alimentaire et curative.
En dépit de ces avancées, le chemin vers la dépénalisation de la coca risque néanmoins d’être semé de lourds obstacles. La pénalisation de la feuille de coca comble en effet de multiples intérêts susceptibles de s’opposer farouchement à toute flexibilisation de la législation à son égard.
Une pénalisation aux enjeux multiples
Utilisée par les occidentaux comme base pour la fabrication de la drogue, la coca est devenue un enjeu aux dimensions multiples. La stratégie d’éradication, de substitution comme de diversification, répond en effet à un ensemble d’intérêts qui pourraient contrecarrer la politique du gouvernement d’Evo Morales.
Politiquement tout d’abord. La défense d’une politique répressive d’éradication des cultures de la feuille de coca par Washington n’est certainement pas sans rapport avec la volonté d’affaiblir le mouvement cocalero. Condition "sine qua non" de l’aide internationale apportée par les Etats-Unis à la Bolivie, comme à la Colombie, à l’Équateur ou au Pérou, l’éradication des cultures de coca a constitué de fait, jusqu’à l’élection d’Evo Morales, un axe de pression considérable et continue de menacer la stabilité du gouvernement bolivien. Bien que prolongée de deux ans par le Congrès, l’ATPDEA, qui permet la survie de dizaines de milliers de petites et moyennes entreprises boliviennes par l’ouverture des barrières douanières nord-américaines, constitue ainsi toujours un instrument de chantage potentiel.
Instrumentalisé politiquement, la coca relève également d’enjeux économiques multiples. Ainsi, riche en nicotine [17], cette plante pourrait fournir un produit de substitution non seulement à la cigarette mais aussi au tabac à chiquer. Elle représente donc une menace non négligeable pour les lobbies du tabac. La commercialisation des infusions de coca n’est pas moins problématique : en effet, susceptible de remettre en cause le monopole de Windsor sur le marché national des thés et matés de coca, l’exportation de ces produits pourrait faire de la Bolivie un nouveau concurrent aux multinationales du secteur, la Chine et l’Europe pouvant constituer un marché important pour les matés de coca. Les lobbies anglo-saxons du thé et du café font ainsi partie des principaux opposants à la commercialisation internationale de la coca. Leur argument : exportée vers les pays européens et les Etats-Unis, les feuilles de coca serviraient surtout à la fabrication de la cocaïne !
Enfin, la pénalisation de la coca constitue une arme géopolitique. La « guerre contre les drogues  » a en effet servi de prétexte aux Etats-Unis pour construire des bases militaires dans tous les pays andins et amazoniens. Les résultats de cette stratégie sont plutôt avantageux : de fait, cet espace aux ressources naturelles capitales pour l’avenir de la planète que représente l’Amazonie continentale, est bien protégé... mais peut-être pas dans l’intérêt des nations de la région.
La lutte pour la dépénalisation de la coca et la reconnaissance des droits culturels des peuples originaires sera donc un combat de longue haleine. Aujourd’hui, pour le gouvernement bolivien, il est certain que seul un soutien international pourrait changer le destin de la feuille sacrée.
Petit lexique
Abya Yala : nom donné à l’origine par les ethnies Kuna de Panama et de Colombie au continent américain avant l’arrivée de Christophe Colomb. Signifie littéralement : « terre mà »re  », « terre vive  » ou encore « terre florissante  ». Aujourd’hui assumé comme une position idéologique par de nombreux peuples originaires par opposition aux termes attribués par les colons européens « Amérique  » et « Nouveau Monde  ».
L’acullico : mastication : sucion d’une boule de feuilles que l’on garde en bouche comme un stimulant non adictif. Remonte aux temps précolombiens. Réalisée deux à trois fois par jour, toujours lié au travail et au rituel, souvent après le repas. Usage proche du café dans la société occidentale. Le jus ingéré produit un effet légèrement anesthésiant dans la bouche, une certaine euphorie et une augmentation de l’énergie corporelle.
Ayni : échange de travail, rite de réciprocité entre membre de l’ « ayllu  », la communauté. Destiné aux activités agricoles, à la construction de maison etc. Principe : « aujourd’hui pour toi, demain pour moi  ». Se pratique toujours dans de nombreuses communautés du Pérou et de Bolivie.
Yatiri : littéralement, « celui qui sait  ». Considéré comme un sage, le yatiri devine, conseille et soigne. Il est à la fois « Uñiri  », celui qui voit dans la coca, et « Qulliri  », celui qui soigne.
Quelques chiffres
— La Bolivie aujourd’hui est le troisième producteur mondial de coca et de cocaïne, derrière la Colombie et la Pérou. 25 400 hectares de coca y sont cultivés (à titre de comparaison, la superficie de coca cultivée en Colombie était estimée à 169 000 hectares en 2002). Autres producteurs du continent : Chili, Equateur.
— 2/3 des 8,3 millions d’habitants que compte la Bolivie vivent dans la pauvreté (moins de 2 dollars par jour).
— Il existe 283 variétés de coca dans le monde dont seules 2 contiennent de la cocaïne.
— La cocaïne représente moins de 1% des 14 alcaloïdes pouvant être extraits de la feuille de coca (dont l’atropine, la papaïne, la globuline, la pectine, la coléïne, l’inuline).
— Aujourd’hui 36 pays sont autorisés à produire et consommer légalement la cocaïne : ils forment le « club de la cocaïne légale  ». En sont membres : les Etats-Unis (500 kg par an), la Grande Bretagne (365kg), la France (288 kg par an). La Bolivie et le Pérou n’en font pas partie. Aujourd’hui seules les multinationales tirent les bénéfice de la pharmacopée moderne à base de cocaïne (source, Museo de la coca, La Paz).
[1] Des restes de feuilles dans les tombeaux ont démontré que l’utilisation de la coca remontait à plus de deux mille ans avant notre ère.
[2] Grandes exploitations agricoles.
[3] Fabriques de tissus.
[4] Une partie du rapport peut être consultée sur le site de l’ONUDC : www.unodc.org/unodc/en/bulletin/bul...
[5] Selon le rapport de l’Organe International de Contrôle des Stupéfiants (OICS) du 1er mars 2006, la cocaïne arrive au deuxième rang des drogues dont l’usage est le plus répandu en Amérique du Nord. Il est estimé que les États-Unis comptent à eux seuls 2,3 millions d’usagers sur les 13 millions de personnes environ qui en consomment dans le monde.
[6] WHO, Technical Report Series 57, March 1952, Section 62.
[7] La cocaïne représente moins de 1% des 14 alcaloïdes pouvant être extraits de la feuille de coca, d’où la nécessité d’utiliser 110 kilos de feuilles de coca pour produire environ 600 grammes de cocaïne.
[8] Spedding Alison : kawsachun coca. Economia campesina cocalera en los yungas y el Chapare, La Paz, PIEB, 2005.
[9] Cela n’empêchera pas les Etats-Unis de poursuivre leur stratégie militaire de lutte contre les drogues. En 2005, l’agence de coopération états-unienne, l’USAID, disposait d’un budget de 235 millions de dollars pour combattre le narcotrafic en Bolivie (soit 100 millions de dollars de plus que le budget attribué à la lutte contre la mortalité infantile et autres programmes de santé).
[10] Pablo Stefanoni et Hervé Do Alto, Evo Morales, de la coca al Palacio, Malatesta. 2006.
[11] Entre le 1er janvier et le 3 aoà »t 2006 : 8 343 245 grammes ont été saisis en Bolivie contre 6 312 307 sur la même période en 2005.
[12] La Bolivie compte 25 400 hectares de coca cultivé, soit 13 400 de plus que celles stipulées dans la loi.
[13] Cette annonce a bien entendu provoqué l’inquiétude du gouverment états-unien, d’où les commentaires de son ambassadeur en Bolivie, Philip Goldberg : « nous considérons toute feuille de coca excédentaire comme de la cocaïne (...) cela fait partie d’un programme global visant à en finir avec le fléau de la drogue  » (La Paz, 11/01/06-EFE).
[14] Duke, Aulik, and Plowman, Nutritional Value of Coca. Botanical Museum Leaflets, Harvard University Press, 1975.
[15] Caceres, favier, Guillon and all., « Coca chewing for exercise : hormonal and metabolic responses of nonhabitual chewers  », Journal of Applied Physiology, Vol. 81, No. 5, pp.1901-1907, November 1996.
[16] “En diciembre comienza industrialización de la coca y Venezuela comprará toda la producción”, ABI, 8/10/2006.
[17] Messr, Duke, Oulik and Plowman : “Coca leaves may, however, contain 0.25 to 2.25% toxic alkaloids, including benzoylecgonine, benzoyltropine, cinnamyl-cocaine, cocaine, cuscohygrine, dihydroxy tropane, hygrine, hygroline, methyl cocaine, methyl ecgonidine, nicotine, tropa cocaine, and A- and B-truxilline”.