Quand est-ce que se produit une rupture populiste ? La condition sine qua non est que l’espace social se dichotomise, que les acteurs se voient eux-mêmes comme appartenant à l’un ou l’autre de deux camps en conflit. Construire le peuple comme un acteur collectif requiert de faire appel à « ceux d’en bas  » dans une opposition frontale au régime existant. Cela implique que, d’une manière ou d’une autre, les canaux institutionnels existants par où transitent les demandes sociales aient perdu leur efficacité et leur légitimité, et que la nouvelle configuration hégémonique - le nouveau « bloc historique  » pour utiliser l’expression de Gramsci - supposera un changement de régime et une restructuration de l’espace public.
Cependant, ceci ne détermine en rien les contenus idéologiques du virage populiste. Des idéologies de nature les plus diverses - du communisme au fascisme - peuvent adopter un profil populiste. Toutefois, il y aura dans tous les cas une dimension de rupture avec l’état actuel des choses qui peut être plus ou moins profonde, selon les conjonctures. Deux auteurs français, Yves Meny et Ives Surel [1], ont défendu, de ce point de vue, qu’il n’y a pas de politique sans une certaine touche de populisme. Le corollaire est que, de mon point de vue, la catégorie de populisme n’implique pas nécessairement une évolution péjorative, ce qui ne signifie pas, bien sà »r, que tout populisme soit, par définition, positif. Si les contenus politiques les plus divers sont susceptibles d’une articulation populiste, notre appui ou non à un mouvement populiste concret dépendra de notre évaluation de ces contenus et pas seulement de la forme populiste de son discours.
Dans mes travaux sur ce thème, j’ai introduit la distinction entre la logique sociale de la « différence  » et celle de l’ « équivalence  ». Par la première, j’entends une logique éminemment institutionnalisée, dans laquelle les demandes sociales sont individuellement traitées et absorbées par le système. La prépondérance exclusive de cette logique institutionnelle conduirait à la mort de la politique et à son remplacement par la simple administration. La formule de Saint-Simon - « du gouvernement des hommes à l’administration des choses  »- est la parfaite expression de cette utopie d’une société réconciliée et sans antagonismes, et ce n’est pas surprenant que Marx l’ait adoptée pour décrire la société sans classe qui succéderait à l’extinction de l’État.
Dans le cas de la logique d’ « équivalence  », les choses se déroulent de manière différente. A la base de sa prépondérance, il y a des demandes qui restent insatisfaites et entre lesquelles une relation de solidarité commence à s’établir. Si des groupes de personnes dont les revendications en matière de logement, par exemple, ne sont pas satisfaites, remarquent que d’autres demandes sur le transport, l’emploi, la sécurité, la fourniture de biens publics essentiels, ne sont pas remplies non plus, dans un tel cas une relation d’ « équivalence  » tend à s’établir. Elles vont toutes commencer, alors, à être vues comme des chaînons d’une identité populaire commune créée parce qu’on n’a pas satisfait ces demandes, de manière individuelle, administrative, à l’intérieur du système institutionnel existant. Cette pluralité de demandes commence alors à se concrétiser en des symboles communs et, à un certain moment, des leaders commencent à interpeller ces masses frustrées à l’extérieur du système en vigueur et contre lui. C’est à ce instant que le populisme émerge, associant entre elles ces trois dimensions : l’ « équivalence  » entre les demandes insatisfaites, la cristallisation de toutes ces demandes autour de certains symboles communs et l’émergence d’un leader dont la parole incarne ce processus d’identification populaire.
Comme on peut le voir, le populisme est une question de degré, de proportion dans laquelle les logiques équivalentes prévalent sur les différentielles. Mais la prépondérance de l’une ou l’autre ne peut jamais être totale. Il n’y aura jamais une logique populaire dichotomique qui dissolve à cent pour cent l’appareil institutionnel de la société. Et il n’y aura pas non plus de système institutionnel qui fonctionne comme un mécanisme d’horloge si parfait qu’il ne donne pas lieu à des antagonismes et à des relations d’ « équivalence  » entre des demandes hétérogènes. Toute analyse politique doit commencer par déterminer la dispersion de fait des demandes, tant dans le champ de la société civile que dans celui de l’espace public. Ce n’est pas par hasard que l’une des cibles de la critique des défenseurs du statu quo ait toujours été le populisme, puisque ce qu’ils craignent le plus est la politisation des demandes sociales. Leur idéal est une sphère publique entièrement dominée par la technocratie.
C’est dans cette perspective que l’on doit analyser la situation latino-américaine actuelle. Nos pays ont hérité de deux expériences traumatiques et interdépendantes : les dictatures militaires et la destruction des économies du continent par le néolibéralisme, symbolisé par les programmes d’ajustement du Fonds Monétaire International (FMI). Je dis qu’elles sont interdépendantes car, sans dictature militaire, il aurait été impossible de mener des politiques comme celles des réformes des Chicago Boys au Chili ou la gestion suicidaire de José Alfredo MartÃnez de Hoz en Argentine [2].
Les conséquences de cette double crise sont claires : une crise des institutions en tant que canaux de transit des demandes sociales, et une prolifération de ces dernières dans des mouvements horizontaux de protestation qui ne s’intègrent pas verticalement au système politique. Le mouvement piquetero en Argentine, le mouvement des Sans Terre au Brésil, le zapatisme au Mexique (du moins à ses débuts) sont des expressions claires de cette tendance, mais des phénomènes comparables peuvent être observés dans pratiquement tous les pays latino-américains. Nous voyons ici la l’expression de la distinction entre « équivalence  » et « différence  » que j’ai abordé ci-dessus. La canalisation purement individuelle des demandes sociales par les institutions est remplacée par un processus de mobilisation et de politisation croissant de la société civile. C’est là le véritable défi pour le futur démocratique des sociétés latino-américaines : créer des États viables, qui ne peuvent l’être que si le moment vertical et le moment horizontal de la politique parviennent à un certain point d’intégration et d’équilibre.
Le processus à travers lequel, durant les années 90, la répression sociale et la désinstitutionnalisation ont été des conditions de la mise en oeuvre de politiques d’ajustement, est bien connu. Pensez à l’abus des « décrets de nécessité et d’urgence  » de Carlos Menem, à l’état de siège suivi d’une violente répression syndicale en Bolivie en 1985, à l’usage de la législation anti-terroriste pour les mêmes fins en Colombie, à la dissolution du Congrès péruvien par Alberto Fujimori, ou à la violente répression de Carlos Andrés Pérez contre les mobilisations populaires suite à la hausse astronomique du prix de l’essence en 1989 (Le « Caracazo, au Venezuela). L’échec du projet néolibéral à la fin des années 90 et la nécessité d’élaborer des politiques plus pragmatiques, qui combinent les mécanismes du marché avec des degrés plus grands de régulation de l’État et de participation sociale, ont conduit à des régimes plus représentatifs et à ce qu’on a finalement appelé un virage général vers le centre-gauche. C’est-à -dire que la viabilité de ces nouveaux régimes requiert un changement dans la forme de l’État qui articulera de façon également différente les deux logiques que nous avons signalées.
C’est ici que nous rencontrons une série de variantes régionales dont la comparaison met plus clairement en lumière la spécificité de l’expérience vénézuélienne. Dans les cas du Chili et de l’Uruguay, la dimension institutionnelle a prédominé sur le moment de rupture dans la transition de la dictature à la démocratie, ce qui fait que peu de traits populistes peuvent être trouvés dans ces expériences ; alors que dans le cas vénézuélien le moment de rupture est décisif et que l’Argentine et le Brésil sont dans une position intermédiaire. Au Chili, la transition démocratique a été un processus relativement lent et pacifique, dominé par le discours de la réconciliation ; alors qu’en Uruguay il n’y a eu aucune action publique contre les oppresseurs, comme celle mise en oeuvre par Néstor Kirchner en Argentine.
Dans le cas vénézuélien, la transition vers une société plus juste et démocratique exigeait d’écarter une élite corrompue et discréditée, sans canaux de communication politique avec la majorité de la population. Il fallait rompre radicalement avec elle. C’est-à -dire que n’importe quelle avancée demandait un changement de régime. Mais pour l’obtenir, il était nécessaire de construire un nouvel acteur collectif de caractère populaire. Selon notre terminologie, il n’y avait aucune possibilité de changement sans une rupture populiste. Nous avons déjà signalé les traits qui définissent cette dernière, lesquels sont tous présents dans le cas de Chávez : une mobilisation d’ « équivalence  » de masses ; la constitution d’un peuple ; des symboles idéologiques autour desquels se concrétise cette identité collective (le bolivarisme) ; et finalement, la place centrale du leader comme facteur agglutinant. C’est ce dernier point qui crée le plus de polémiques, à savoir les tendances supposées de Chávez à la manipulation de masses et à la démagogie. Et, cependant, ceux qui raisonnent de cette façon ne remettent pas en question la place centrale du leader dans tous les autres cas. Est-ce que la transition vers la Cinquième République en France aurait été concevable sans la place centrale du leadership de Charles de Gaulle ? Il est caractéristique de tous nos réactionnaires, de gauche ou de droite, qu’ils dénoncent la dictature de Marius mais défendent celle de Sylla [3].
Ce qui constitue bien une question légitime est de savoir s’il n’y a pas une tension entre le moment de la participation populaire et le moment du leader, si la prédominance de ce dernier ne peut pas mener à la limitation de la première. Il est vrai que tout populisme est exposé à ce danger, mais il n’y a aucune loi gravée dans le marbre qui détermine que lui succomber est le destin manifeste du populisme. En Afrique, par exemple, après la décolonisation, nous avons assisté à la dégénérescence bureaucratique du populisme dans le cas de Mugabe (Zimbabwe), mais nous avons également vu un populisme démocratique et hautement participatif dans le gouvernement de Nyerere (Tanzanie). Dans l’expérience vénézuélienne, il n’y a pas d’indices qui nous permettent de penser qu’une tendance à la bureaucratisation s’imposera. Au contraire, nous assistons à une mobilisation et à une auto-organisation de secteurs auparavant exclus, qui ont élargi considérablement les dimensions de la sphère publique. S’il y a un danger pour la démocratie latino-américaine, il vient du néolibéralisme et non du populisme.
C’est pourquoi il est tellement important de consolider le Mercosur et de refuser définitivement le projet de Zone de Libre-Échange des Amériques (ZLEA), qui aurait signifié la subordination de nos pays aux exigences de la politique économique des Etats-Unis (qui n’hésitent pas à pratiquer, contre tous les principes néolibéraux, un protectionnisme ouvert quand il s’agit de défendre leurs intérêts). Aujourd’hui, les perspectives politico-économiques de l’Amérique latine n’avaient pas été aussi prometteuses depuis longtemps, et le Venezuela joue à ce sujet - aux côtés d’autres régimes progressistes du continent - un rôle fondamental.
[1] Y.Meny et I.Surel, 2000, Pour le peuple, par le peuple, Paris:Fayard.
[2] L’adjectif « suicidaire  » a été utilisé par un auteur anglais, Duncan Green (Monthly Review 2003), pour se référer à l’élimination, par la dictature argentine, des tarifs douaniers et des contrôles des importations, tout en maintenant un peso surévalué. Le résultat fut l’inondation du pays par des produits importés bon marché qui entraîna une chute désastreuse de la production industrielle locale.
[3] [NDLR] Marius et Sylla : deux généraux romains (Ier et IIème siècle av JC ) qui s’affrontèrent pour des questions de pouvoir à Rome.
Source : Nueva Sociedad (http://www.nuso.org/), n° 205, septembre/octobre 2006, Caracas.
Traduction : l’équipe du RISAL (http://risal.collectifs.net/).