Le prestigieux essayiste argentin analyse l’actuel moment politique de la région.
L’argentin Ernesto Laclau est un des philosophes politiques contemporains les plus lucides. Auteur de plusieurs essais - La razón populista, La raison populiste étant le dernier - ses travaux sont des références au niveau international. Il vit à Londres depuis près de quarante ans et donne des cours dans différentes universités du monde. Cette fois, il est venu en Argentine à l’invitation du Centre d’études sur la démocratisation et les droits humains de l’Université de San Martin pour participer à des séminaires et à des colloques sur la réalité politique latino-américaine.
Grâce à vos travaux, le populisme a cessé d’être une expression négative aux yeux de beaucoup. Comment avez-vous fait ?
Comme cela s’est fait pour les chrétiens avec la croix qui était un signe d’opprobre et qu’ils ont transformée en quelque chose de positif. Dans le sens que j’utilise, le populisme, ce sont les demandes de ceux d’en-bas qui ne sont pas encore vraiment prises en considération dans le discours politique mais qui commencent à s’exprimer. C’est dans ce sens que je pense que le populisme est un phénomène positif. Il est évident que le populisme peut aller dans des directions opposées, car il y a des populismes de droite et de gauche.
Les critiques qui viennent des Etats-Unis ou de l’Europe se concentrent sur Chavez, considéré comme le chef du populisme de gauche.
Je suis allé au Venezuela l’an dernier et j’ai vu comment se développe le processus dans cette société. Avant l’ère chaviste, ces demandes populaires ne pouvaient pas circuler, aujourd’hui, c’est possible. Avant l’arrivée de Chavez, ce qui existait au Venezuela, c’était un régime super clientéliste de gestion de la chose publique, comme dans l’Argentine des années 30. Lorsque les demandes des gens de la base ne peuvent s’inscrire dans les modèles institutionnels normaux, il y a identification avec un élément transcendant qui est la figure agglutinante du leader. Ceci est un trait général de tous les régimes populaires, pas seulement en Amérique latine. Le gaullisme en France était un phénomène similaire.
Mais l’excès de personnalisme de certains gouvernants ne peut-il menacer la démocratie en tant que système ?
Je ne crois pas. La menace pour les démocraties en Amérique latine ne vient pas des populismes mais du néolibéralisme. Les attaques les plus graves contre la démocratie dans la région se sont produites dans des régimes comme celui de Videla, avec Martinez de Hoz ou avec Pinochet et les Chicago Boys au Chili. Ce qui se passe, c’est que dans le populisme, il y a les deux éléments, la mobilisation à partir d’en-bas et l’identification depuis le haut. Et ce que les discours de la droite essaient de dire, c’est que la seule qui compte, c’est l’identification au leader à partir d’en-haut ; et ils ne voient pas le processus de mobilisation depuis le bas, alors que les deux éléments sont en tension. Souvent, l’identification au leader se confond avec l’autoritarisme, mais il peut y avoir identification au leader et mobilisation de masses en même temps qu’augmente la participation démocratique.
Que se passerait-il s’il survenait une crise des revenus économiques du Venezuela ? La forme actuelle de gouvernement pourrait-elle se maintenir ?
Je ne sais pas ce qui se passerait, c’est difficile à déterminer. Cuba reçoit de l’aide du Venezuela comme il en recevait de l’URSS, et c’est une bonne chose pour Cuba parce qu’elle va « se latino-américaniser  » dans la mesure où elle entre dans ce processus plus global. Dans les années 40, Abelardo Ramos avait écrit un livre, América Latina, un paÃs, Amérique latine, un pays, qui parlait de la possibilité de la latino-américanisation d’un processus économique de caractère national et cela semblait être une utopie absolue. Aujourd’hui, avec la fondation de la Banque du Sud, par exemple, et la rupture avec le Fonds Monétaire International (FMI) et la Banque mondiale lancée par le Venezuela et aussi, à sa manière par Kirchner, la perspective est bonne.
Kirchner aussi est accusé d’être populiste.
Pour ma part, le président Kirchner, je le vois de façon positive ; je ne comprends pas bien le sens de cette transition pour que Cristina [son épouse] soit présidente, mais de toutes façons, elle ne me paraît pas mauvaise, Cristina est une dirigeante dure et bonne et il me semble que l’Argentine s’oriente très bien dans les options latino-américaines. L’alliance de Kirchner avec Chavez dans cette direction est parfaitement claire.
Et comment voyez-vous le présent du Mercosur ?
Le Mercosur est la perspective réelle pour l’Amérique latine d’une avancée vers une alternative à la politique des Etats-Unis. Ou bien le projet de Mercosur se réaffirme et nous avançons dans la direction d’une alternative à la politique des Etats-Unis ; ou bien, ce qui va arriver, c’est une cooptation des pays latino-américains au projet nord-américain. C’est pour cette raison qu’il est fondamental d’avancer vers un projet multilatéraliste et que la Communauté européenne réussisse à se constituer en entité autonome. Si cela se produit, un projet comme le Mercosur va prendre une forme d’intégration politique. Mais s’il n’y arrive pas et si l’unilatéralisme des Etats-Unis s’impose, je crois que... les bourgeons ne donneront pas de fleurs.
Source : ClarÃn (http://www.clarin.com/), Buenos Aires, 19 mai 2007.
Traduction : Marie-Paule Cartuyvels, pour le RISAL (http://risal.collectifs.net).