S’il est une cause populaire en France, c’est bien celle de Mme Ingrid Betancourt, franco-colombienne prisonnière des Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC) depuis le 23 février 2002. A quelques jours du premier tour d’élections législatives dont il espère une majorité écrasante à l’Assemblée nationale, le président Nicolas Sarkozy s’est donc lancé dans une redoutable et noble mission : obtenir sa libération. Conversations téléphoniques répétées avec le chef de l’Etat colombien Alvaro Uribe, déclarations volontaristes, coups de menton, M. Sarkozy laisse accroire qu’il va ou peut réussir là où tous ont échoué. En tout cas, qu’il fait beaucoup plus, et beaucoup mieux, que le gouvernement précédent, et surtout que l’ancien premier ministre Dominique de Villepin. De quoi, dans l’instant, séduire l’électorat. Indépendamment du résultat.
De l’autre côté de l’Atlantique, quoi de plus bénéfique pour M. Uribe que cette magnifique et fructueuse relation franco-colombienne, à un moment ou, tant à l’intérieur de son pays qu’à l’étranger, il est de plus en plus critiqué, voire isolé ?
Depuis son arrivée au pouvoir, en 2002, M. Uribe refuse catégoriquement la signature d’un « accord humanitaire  » proposé par les insurgés pour échanger leurs 56 « prisonniers politiques  » contre les guérilleros emprisonnés. Quelle surprise donc lorsque, le 11 mai, il annonce la libération unilatérale de centaines de rebelles emprisonnés, à condition qu’ils renoncent à la lutte armée. Et demande aux FARC de répondre à ce « geste de bonne volonté  » en procédant à l’échange tant recherché.
A ce jour, quelque 170 « guérilleros  » sont sortis de leurs établissements pénitentiaires. Mais plus d’une centaine d’autres, dénonçant un « rideau de fumée  » du pouvoir, ont manifesté leur refus... d’être libérés. En tout premier lieu, le comandante Rodrigo Granda élargi le 4 juin, « à la demande du président Sarkozy  », pour faire avancer le dossier des otages. Enlevé fin 2004 à Caracas, rapatrié clandestinement en Colombie, M. Granda est considéré comme le ministre des Affaires étrangères des FARC. Transféré contre sa volonté au siège de l’épiscopat colombien, il se considère toujours « comme un combattant de cette organisation (les FARC), qui n’accepte pas les conditions du gouvernement. [1]  » Malgré la carotte qui leur est tendue, moins de 200 guérilleros emprisonnés - sur environ 500 (version FARC) ou plusieurs milliers (version gouvernement) - se sont engagés pour l’heure à renoncer à la lutte armée. De quoi mettre en péril les effets médiatiques de cette spectaculaire « démobilisation  ». D’après plusieurs avocats, des pressions sont exercées sur des syndicalistes ou des paysans incarcérés pour rébellion afin qu’ils se déclarent guérilleros et acceptent de participer à l’opération. Depuis leurs prisons, des membres des FARC dénoncent : un certain nombre de détenus transférés pour faire nombre n’appartiennent pas à l’opposition armée et sont de simples délinquants.
Sans doute mal informé, M. Sarkozy semble ignorer que le show spectaculaire auquel il prête son concours se terminera, sauf énorme surprise, par un échec cuisant. M. Uribe, lui, le sait. Les FARC exigent une zone démilitarisée dans les deux municipios de Florida et Pradera (800 km2) pour négocier avec le pouvoir l’échange humanitaire de prisonniers. Avec un but éminemment politique : grâce à ce face à face, être reconnus, de fait, comme belligérants et sortir du statut de « terroristes  » dans lequel les ont enfermés Washington et Bogotá après le 11 septembre 2001. Et cet objectif, ils ne sont pas prêts d’y renoncer.
Mais alors, devrait se demander M. Sarkozy, à quoi rime ce « geste de paix  » du président colombien ? Réponse (au cas où il manquerait de conseillers compétents) : M. Uribe doit de toute urgence dévier l’attention internationale du scandale de la « parapolitique  » dans lequel il est chaque jour davantage empêtré. Ce scandale met en cause les criminelles alliances de la classe politique avec la mafia des narco-paramilitaires, qui bénéficient d’un processus de démobilisation déjà très controversé et critiqué par les organismes de défense des droits humains.
La justice colombienne examine plus de cent cas de collusion présumée entre les paramilitaires et des représentants de l’Etat. Elle met à jour les fraudes organisées par les uns et les autres lors des élections qui ont porté M. Uribe au pouvoir. La crise avait déjà fait chuter la ministre des Affaires étrangères Maria Consuelo Araujo. Douze députés et sénateurs - tous « uribistes  » - sont actuellement sous les verrous. L’ancien directeur de la police politique (le Département administratif de sécurité ; DAS), M. Jorge Noguera, un proche du chef de l’Etat, pourrait rapidement regagner sa prison après en avoir été libéré par un expédient.
Dur mais correct ! M. Uribe ne pratique pas le « deux poids, deux mesures  ». Puisqu’il libère d’un côté, et sans conditions, des guérilleros (ou assimilés) - pour obtenir un accord humanitaire ! -, il a annoncé que, de l’autre, il amnistiera les députés et sénateurs emprisonnés. En un mot, il prépare le terrain pour assurer l’impunité des délits et des crimes commis par les siens, éviter que les enquêtes n’avancent, et desserrer l’étreinte de la crise institutionnelle qui, peu à peu, se referme sur lui.
La manÅ“uvre ne trompe pas grand monde. Sauf, peut-être, M. Sarkozy. Lequel a annoncé que, pour remercier le président Uribe de ses efforts pour obtenir la libération de Mme Betancourt, il plaidera la cause de la Colombie dans les instances internationales - à commencer par la réunion du G-8, en Allemagne. De quoi sortir M. Uribe de son isolement. Et, volontairement ou non, rendre service à M. George W. Bush à l’heure où, aux Etats-Unis, le Parti démocrate contrôle les deux chambres et se montre beaucoup moins amical à l’égard du président colombien.
Source : site Web du Monde diplomatique (http://www.monde-diplomatique.fr), 9 juin 2007.