C’est en décembre 2000 que des avions de fumigation ont commencé à survoler le département colombien du Putumayo dans le cadre du Plan Colombie, un programme d’ « aide  » [des Etats-Unis] signé en 1999 qui comprenait une campagne d’éradication massive des plants de coca par voie aérienne. En fait, les avions pulvérisateurs sont arrivés pour la première fois dans le département en 1997, mais l’épandage ne se faisait alors qu’à petite échelle. Leur arrivée en 2000 entraîna l’augmentation du nombre de maladies, des déplacements de population et la destruction massive des cultures légales. Comme pour les fumigations, ce n’était pas nouveau pour la région. Aujourd’hui, sept ans plus tard, le département connaît toujours les fumigations et la guerre. Toutefois, des éradications manuelles sont venues s’ajouter à ce cocktail. Une équipe de 125 hommes, protégés par la police anti-drogue, va de ferme en ferme arracher des plantations entières de coca en seulement quelques minutes.
Les éradications manuelles ont été fort médiatisées ; et même si les autorités colombiennes et les principaux médias ont présenté cette méthode comme une formidable tactique dans la lutte anti-drogue, des alternatives efficaces font toujours défaut pour les paysans et les fumigations par voie aérienne restent la stratégie dominante. Le quotidien El Tiempo a signalé que 85 000 hectares de campagne colombienne ont été fumigés cette année en date du 24 juillet. Tandis qu’entre le 1 janvier et le 27 aoà »t, plus de 31 000 hectares ont été éradiqués manuellement, d’après les statistiques de la Police nationale. L’objectif de cette année pour l’éradication manuelle est de 70 000 hectares, alors qu’il est de 160 000 hectares par voie aérienne. Fin juillet, aucune des deux méthodes n’avaient un rythme suffisant pour atteindre leur but. Toutefois, les avions étaient beaucoup plus près d’atteindre leur objectif que les « éradicateurs  » manuels.
Le Plan Colombie comprenait aussi des programmes de développement alternatif dans le Putumayo. On tente par ces projets de persuader les paysans de passer des cultures de coca à des cultures légales. Dans le cadre de ce que l’on appelle des « pactes sociaux  », les paysans ont une année pour se débarrasser de leur coca en échange d’aides financières. Ils peuvent remplacer leur coca par des cultures légales qui sont supposées être achetées et transportées dans des usines de traitement. Ils peuvent aussi participer à des projets locaux mis sur pied par plusieurs agences internationales. Toutefois, le Plan Colombie a accordé beaucoup moins d’importance aux programmes de ce type qu’aux fumigations aériennes. Par conséquent, presque la totalité des projets alternatifs mis en oeuvre dans le Putumayo ont échoué, souvent avant même qu’ils aient pu avoir un impact positif sur les communautés locales.
Parce que la fumigation aérienne est encore la principale stratégie, ses effets secondaires sont encore manifestes. En aoà »t de cette année, un paysan du village d’El Prado a expliqué qu’il avait fait un emprunt pour s’acheter une ferme et des semences dans le but de cultiver le pasto, un type d’herbe particulière utilisée pour l’élevage de bétail. Suite à des fumigations aériennes qui visaient de petits champs de coca appartenant à d’autres paysans du village, il a constaté que ses cultures, 14 de ses 18 hectares, avaient été fortement endommagées, si ce n’est totalement détruites. Et, alors que le pasto est devenu jaune et est mort, la coca avoisinante n’a pas semblé affectée. Elle a soit survécu, soit été replantée.
Un autre paysan de la campagne du Putumayo était en train de travailler chez lui quand un matin d’aoà »t il entendit des avions pulvérisateurs. Il expliqua que quatre d’entre eux volaient juste au-dessus des arbres. Ils ont survolé la zone deux fois, une fois dans chaque sens. Petit à petit, le poison a dérivé jusqu’à atterrir sur ses plantations, y compris ses cultures de yucca, de poivrons et de cacao. Heureusement, il a plu massivement ce jour-là , ce qui a permis à ses cultures les plus robustes de survivre, mais les plus fragiles ont été fortement endommagées. « Il n’y avait pas de coca  », a-t-il affirmé.
Le jour même où l’auteur de ces lignes visita la ferme fumigée, des éradicateurs manuels travaillaient de l’autre côté de la ligne d’arbres qui marquait la frontière entre le terrain du paysan et celui de son voisin. La présence des éradicateurs a soulevé trois questions : est-ce que les avions pulvérisateurs visaient les plantations de coca de l’autre côté des arbres ? Et si c’était le cas, pourquoi une éradication manuelle puisque les champs avait déjà été vaporisés ? Et si les avions pulvérisateurs ne visaient pas la coca dans le champ du voisin, que faisaient ces avions en arrosant la ferme de cet homme alors qu’il n’avait pas de coca ?
Laissons le bénéfice du doute à ceux qui arrosaient les champs et suggérons que les avions visaient les plants de coca de la ferme adjacente et qu’une erreur a été commise.
Lors d’un autre incident, une école dans un petit village a reçu un matin la visite d’avions pulvérisateurs. Le professeur présent à cet instant a décrit ce qu’il s’est passé : « J’étais dans la casa de formación (maison de formation) pour les jeunes filles, où nous étions en train de travailler, quand un avion a survolé l’école de très prés. Il est passé puis est revenu... il a aspergé ses produits au loin [de la maison] mais le vent les a fait dévier vers la maison. Nous avons fermé toutes les vitres et les portes pour nous protéger.  »
D’après les directeurs et professeurs de l’école, ce n’est pas la première fois qu’ils se font fumiger. L’année dernière, à la même époque, ils ont indiqué que des avions ont volé juste au-dessus des enfants alors qu’ils réalisaient des activités culturelles. Après cet incident, beaucoup d’étudiants et quelques professeurs se sont sentis malades, atteints de diarrhée et de vomissements. D’après les professeurs, les fumigations survenues dans l’année ont rendu un certain nombre d’étudiants malades avec des problèmes d’estomac et d’éruption cutanée.
Cette école est typique de la région, non pas par le fait qu’elle a été fumigée, mais parce qu’elle possède beaucoup d’hectares pour enseigner les techniques agricoles aux enfants. D’après le directeur de l’école, ils possèdent 48 hectares, dont les deux tiers sont montagneux, le dernier tiers se compose de 8 hectares pour la culture du pasto, 3 pour les légumes et les 5 restants pour les bâtiments et la cours de récréation.
A marcher dans les cultures de légumes cinq jours après les fumigations, les dommages sautaient aux yeux. Quelques plantes devenaient jaunes et d’autres étaient déjà mortes. Beaucoup se battaient pour survivre alors que leurs feuillages dépérissaient. Un professeur a déclaré : « Ils ne font pas qu’asperger les plantations de coca, ils aspergent aussi les gens.  » Un autre professeur a commenté quant à lui : « Cette guerre contre la drogue est un combat absurde.  »
Les témoignages sur ces fumigations « indiscriminées  » et sur leurs effets sont nombreux et cohérents. En conduisant le long d’une route dans le Putumayo, j’ai observé la manière dont les avions pulvérisateurs survolaient la campagne et fumigeaient une ferme. Ils volaient au-dessus des cimes des arbres, si haut qu’il était pratiquement impossible de repérer avec exactitude le champ visé. Le produit pulvérisé s’est suspendu dans l’air pour ensuite se disperser avant de chuter et de devenir invisible. A une telle hauteur, même si toutes les précautions possibles sont prises, un seul coup de vent peut déplacer le produit loin de la zone visée. De plus, l’aspersion, quand elle est réalisée par des avions à gicleurs multiples, a une forme distinguable dans les airs à l’arrière de l’avion à cause du vent qui passe au dessus de l’aile, ceci pouvant affecter le point de chute du produit. En discutant avec les paysans du département, beaucoup ont déclaré qu’on sent le produit durant 10 à 15 minutes, mais le temps mis pour que les produits chimiques adhèrent aux choses n’est pas certain, les paysans donnant chacun une durée différente.
Alors que ces exemples et d’autres cas documentés ont tendance à se focaliser sur la destruction des plantations légales, la question des effets de la fumigation sur la santé humaine se pose. Au début du mois d’aoà »t, environ 50 indigènes Kofán d’une réserve à cheval sur les municipalités d’Orito et de La Hormiga sont arrivés à l’hôpital local de la ville de La Hormiga, déclarant qu’ils étaient malades à cause des fumigations. L’hôpital leur a répondu d’aller à celui de la ville d’Orito parce qu’ils venaient de la partie de la réserve située sur cette municipalité. Cet après midi là , ils ont voyagé jusqu’à l’hôpital d’Orito où des échantillons de sang et d’urine leur ont été prélevés. Ils sont ensuite restés à la Maison des Indigènes au centre de la ville.
« La situation sanitaire est mauvaise  », a commenté le gouverneur indigène. « Beaucoup de personnes ont la même chose  ». Il a expliqué que les quatre symptômes les plus communs sont la diarrhée, les vomissements, le mal de tête et la fièvre. Alors que nous étions assis et discutions, une femme portant son enfant commença à tousser sévèrement. Une autre femme s’approcha et passa un petit enfant à son mari près d’elle, déclarant à personne en particulier : « la fièvre est tombée  ». D’après les membres de la communauté, les enfants sont les premières victimes des fumigations.
Les indigènes Kofán ont décidé qu’ils resteraient dans la Maison des Indigènes, ne pouvant pas retourner sur leurs terres, leurs cultures de denrées alimentaires ayant été détruites, tout comme leurs herbes médicinales. Le gouverneur a déclaré qu’ils avaient aussi environ cinq parcelles de plants de coca, allant d’un quart à un demi hectare et alors qu’ils avaient déjà été fumigés quatre fois auparavant, la situation sanitaire était encore pire cette fois-ci. Les indigènes Kofán ont demandé que quelqu’un vienne dans la zone se porter garant de leur sécurité alimentaire, parce que, comme ils l’ont déclaré, le gouvernement ne s’est pas occupé des personnes de la région.
Le gouvernement colombien a déclaré que l’éradication manuelle est mieux que la fumigation aérienne, ce qui a fait augmenter le nombre d’hectares devant chaque année être éradiqués manuellement. L’hebdomadaire Semana a jeté un œil sur les changements dans l’aide américaine destinée à la Colombie et en est venu à la conclusion que la première motivation de ce changement est l’argent. L’aide états-unienne pour la Colombie a été réduite pour 2008, le financement des opérations de fumigations et de la composante militaire du Plan Colombie ont été les plus affectés par cette réduction. D’après Semana, la fumigation aérienne d’un hectare de coca coà »te 700 dollars, alors qu’une éradication manuelle de ce même hectare coà »te 325 dollars. Ainsi, la Colombie a décidé d’investir dans une stratégie qui coà »te moins, à la fois financièrement et politiquement, mais elle maintiendra toujours de hauts niveaux d’éradication.
Pendant qu’il était dans le Putumayo, l’auteur de cet article a eu vent de plusieurs témoignages, notamment celui des leaders régionaux de l’ANUC, une organisation paysanne nationale, sur l’éradication manuelle dans une ferme qui avait été fumigée quelques jours ou semaines plus tard. Ces rapports restent non confirmés, une vérification auprès des fermes citées n’étant pas possible à cette époque. Les faits rapportés représentent ce qu’un leader a appelé un « double investissement  » se montant à 1 025 dollars. Ce double investissement n’incluait même pas d’argent pour le développement alternatif ou n’importe quel autre programme pour aider les paysans à passer à des plantations légales.
A la misère et la pauvreté dans le Putumayo s‘ajoute la guerre perpétuelle entre le gouvernement, les Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC) et les nouveaux groupes paramilitaires de la région. D’après les statistiques de la Police nationale, il y a eu 381 meurtres dans le département en 2006, un taux départemental de 98 tués pour 100 000 personnes. Ce taux équivaut aux 378 meurtres de 1999, qui se sont produits lorsque l’offensive régionale lancée par les paramilitaires appartenant aux Autodéfenses Unies de Colombie (AUC) était à son sommet. Les six premiers mois de 2007, la police a enregistrée 204 meurtres, une augmentation de 8% par rapport à la même période il y un an.
Le Putumayo va continuer à connaître les fumigations et la guerre si la politique étrangère états-unienne et la politique intérieure colombienne ne changent pas. Alors que les Démocrates ont augmenté le pourcentage d’aide allouée aux programmes sociaux – la part militaire reste encore la plus élevée – il faut rappeler que le développement alternatif dans le Putumayo a échoué misérablement. Des paysans de la région demandent que les fonds leurs soient versés directement et non aux ONG qui arrivent dans le département avec peu de connaissance de la région. Les gens ont besoin de meilleures routes – ou simplement de routes lorsqu’il n’en existe pas – d’électricité, d’aqueducs et une présence de l’État qui les soutienne au lieu de les persécuter. Ils ont besoin de gagner leur vie à partir des plantations légales qui, d’après la majorité des paysans de la région, pourraient générer de meilleurs profits que la coca moyennant des infrastructures convenables. Un paysan dont la ferme est à 20 minutes de marche à travers la jungle, la boue et des collines de fourmis de la taille d’une voiture, résume le problème tel qu’il le voit : « Ici, nous vivons abandonné…mais il y a de l’argent pour la guerre  ».
Ce que réserve le futur pour le Putumayo est flou. Alors que des fumigations aériennes peuvent avoir lieu à n’importe quel instant, les éradications manuelles vont probablement augmenter. Les projets de développement alternatif vont peut-être croître en nombre, mais les paysans n’y participeront probablement pas pour une multitude de raisons. Ou alors les projets vont simplement échouer tout comme les années précédentes. Un candidat au conseil municipal local a donné une sombre analyse du statut quo : « Ce qu’ils font ici, c’est tuer les plantations de denrées alimentaires par des fumigations [aériennes] et éradiquer les plantations illicites de manière manuelle.  »
Plusieurs responsables suggèrent que le traité de libre-échange entre la Colombie et les Etats-Unis donnera aux paysans du Putumayo la possibilité d’exporter des fruits tropicaux. Toutefois, plusieurs organisations locales prédisent que cet accord sera dévastateur pour l’agriculture colombienne. En zone rurale, où 85% de la populations vit dans la pauvreté, où les routes entretenues sont rares et où l’État est quasi-absent, l’économie est presque entièrement agricole. Quand l’auteur de ces lignes discuta du traité proposé, avec un groupe de paysans de Libano, le chemin ardu qu’il reste à parcourir sauta immédiatement aux yeux. Après avoir évoqué les supposés bénéfices qu’ils pourraient tiré de l’exportation de leurs fruits tropicaux grâce au traité, je leur ai demandé s’ils cultiveraient de tels fruits. Un des fermiers a immédiatement répondu : « Non, Coca  ».
Source : Colombia Journal (http://www.colombiajournal.org/), septembre 2007.
Traduction : Hélène Benghalem, pour le RISAL (http://risal.collectifs.net/).