Depuis le 2 mai 2007, la Bolivie ne fait plus partie du CIRDI, le Centre international de règlement des différends liés à l’investissement, organe du groupe Banque mondiale. Cette décision a été annoncée par le président Evo Morales lors du sommet des pays membres de l’ALBA [1] le 29 avril 2007 et officialisée le 2 mai dans une lettre envoyée à la Banque mondiale. Le Venezuela et le Nicaragua avaient annoncé qu’ils en feraient autant mais ils n’ont pas (encore ?) mis en pratique cette décision.
Pour comprendre les enjeux du retrait du CIRDI, un petit rappel s’impose sur sa raison d’être et sur son histoire récente avec la Bolivie.
Le CIRDI, institué en 1966, comprend 144 pays (appelés Etats contractants). La Bolivie, qui a comparu deux fois devant cette instance, y a adhéré en 1995. La fonction principale de cette institution du groupe Banque mondiale est d’arbitrer les litiges liés aux investissements réalisés par les ressortissants d’un Etat contractant dans un autre Etat contractant. Bien que le CIRDI se présente comme une institution autonome, il est étroitement lié au reste du groupe Banque mondiale [2] et la teneur de ses décisions laisse peu de doutes quant à ses orientations : c’est encore et toujours le même credo néolibéral qu’il défend, protégeant les intérêts des pays riches et des multinationales et menaçant la souveraineté des Etats.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : des 232 plaintes déposées devant le CIRDI, 230 l’ont été par des multinationales ; dans les 109 différends traités par le CIRDI jusqu’en février 2007, 74% des défendeurs étaient des pays en voie de développement ; enfin, dans 36% des cas, le CIRDI a tranché en faveur des multinationales et dans 34 % des cas, les différends ont été résolus en dehors du Centre mais avec compensation financière pour les firmes ; dans les rares cas où un Etat a gagné, il n’a pas bénéficié d’indemnisation. Cette distorsion n’a pourtant rien d’étonnant, venant d’un « arbitre  » qui, en tant qu’entité du Groupe Banque mondiale, est à la fois juge et partie.
Relation incestueuse
La Banque mondiale, par le biais de ses prêts conditionnés, impose notamment aux pays la privatisation des services publics et des ressources naturelles, et la mise en place de lois favorables aux investissements étrangers (exemptions d’impôts, libre circulation des capitaux, des biens et services etc.) : cela laisse la voie libre aux grandes multinationales qui n’ont plus qu’à se servir. Parfois, la Banque mondiale prend directement part aux investissements, à travers sa filiale SFI (Société financière internationale), ou les garantit par l’intermédiaire de l’AMGI (Agence multilatérale de garantie des investissements).
Lorsque ces entreprises entrent en conflit avec les autorités locales, elles ont généralement recours aux bons offices du CIRDI qui tranche en faveur des multinationales que la Banque mondiale elle-même avait encouragées à investir. La boucle est bouclée et la nation prise en otage.
Cette relation incestueuse entre le CIRDI et le reste du groupe Banque mondiale a bien failli coà »ter très cher au peuple bolivien, engagé dans deux « guerres de l’eau  », à Cochabamba en 2000 et à El Alto en 2005. Dans les deux cas, les habitants ont lutté pour récupérer le contrôle de l’approvisionnement en eau potable, dont la privatisation avait été imposée par la Banque mondiale et le FMI. La gestion avait alors été confiée, dans des conditions douteuses [3], à des filiales de grandes multinationales : à El Alto, il s’agissait d’Aguas del Illimani, filiale du groupe français Suez et dont la SFI était actionnaire à 8% [4], et à Cochabamba, l’entreprise Aguas del Tunari était liée au géant états-unien Bechtel. Ces deux entreprises avaient, comme il fallait s’y attendre, privilégié la logique du profit, limitant dangereusement leurs investissements et augmentant de façon drastique les tarifs, privant ainsi une grande partie de la population de l’accès à l’eau.
Sous la pression du peuple bolivien, déterminé à ne pas laisser ces entreprises piétiner leurs droits fondamentaux, les concessions ont été retirées aux entreprises et la gestion de l’eau a de nouveau été confiée au secteur public. Bechtel et Suez ont bien sà »r menacé de faire appel au CIRDI. Bechtel est allé jusqu’à réclamer 25 millions de dollars pour compenser l’« expropriation de bénéfices à venir  », alors que l’entreprise n’avait investi que 500 000 dollars durant les sept mois qu’avait duré la concession. Devant le refus de la Bolivie appuyée par de nombreuses organisations sociales aux Etats-Unis, Bechtel a finalement renoncé à sa plainte avant même que le procès n’ait réellement débuté. Il s’agissait d’une première victoire. De son côté, Suez, sous la pression d’une campagne de solidarité internationale avec la population et l’Etat bolivien [5], n’a pas entamé de poursuite. Il s’agit d’une deuxième victoire qui démontre que la volonté d’un Etat du Sud et la mobilisation populaire peuvent faire battre en retraite une multinationale.
« On ne peut participer à un organisme où les Etats sont toujours perdants  » [6]
Ces deux affaires éclairent à elles seules les motifs de la démarche d’Evo Morales. Le gouvernement bolivien a présenté six arguments pour justifier sa décision. Il a dénoncé le caractère déséquilibré du CIRDI et sa propension à favoriser les multinationales, même lorsque celles-ci se rendent coupables de non respect de la Constitution ou des lois boliviennes. Le président expliquait à ce propos : « Vous avez des sociétés qui ne respectent ni les lois ni les contrats, qui parfois ne payent pas leurs impôts, et à chaque fois le CIRDI leur donne raison » [7]. Il a également qualifié ce tribunal d’antidémocratique, puisque ses audiences se font à huis clos et que ses décisions sont sans appel. De plus, le coà »t lié aux procédures est très élevé, tout comme les indemnisations demandées par les multinationales qui réclament souvent un dédommagement pour le manque à gagner causé par la rupture d’un contrat. Enfin, le gouvernement a rappelé l’illégitimité d’un arbitre à la fois juge et partie, et l’inconstitutionnalité des recours à cette instance. En effet, la Constitution bolivienne est claire : l’article 135 dispose que toutes les entreprises opérant en Bolivie sont soumises à la souveraineté, aux lois et aux autorités de la République. Les différends entre l’Etat et les entreprises étrangères relèvent donc de la compétence des tribunaux boliviens.
Une autre multinationale s’en prend à la Bolivie via le CIRDI
Le 12 octobre 2007, Euro Telecom International (ETI), une filiale entièrement détenue par Telecom Italia et contrôlée par du capital italien et espagnol, a entamé une action auprès du CIRDI contre la Bolivie [8]. ETI possède l’entreprise bolivienne de téléphonie ENTEL, principal opérateur en télécommunication dans le pays andin. ETI prétend que la volonté du gouvernement bolivien d’examiner les résultats de l’entreprise et d’entamer des négociations pour accroître son contrôle sur le principal opérateur de télécommunications du pays a « détruit  » son investissement. Telecom Italia/ETI a déposé sa plainte après que la Bolivie a signifié le 2 mai 2007 sa décision de se retirer du CIRDI. Malgré cela, cette institution l’a acceptée le 31 octobre 2007. Il faut préciser que la secrétaire générale du CIRDI et vice-présidente de la Banque mondiale n’est autre qu’Ana Palacios, ancienne ministre des Affaires étrangères du gouvernement espagnol de José Maria Aznar, bien connue pour son soutien aux intérêts des multinationales. Il faut également savoir que, depuis octobre 2007, c’est la multinationale espagnole Telefonica qui contrôle Telecom Italia/ETI.
La compagnie de téléphone ENTEL fait partie des entreprises privatisées suite aux politiques imposées par la Banque mondiale et le FMI. Avant sa privatisation, elle faisait partie, avec l’entreprise pétrolière et gazière publique YPFB, des principaux contributeurs aux recettes de l’Etat et elle était l’une des entreprises publiques les mieux gérées et les plus rentables. Elle est ensuite passée sous le contrôle - par rachat de 50% de ses actions - de la compagnie italienne STET, absorbée par Telecom Italia en 1997. Telecom Italia a ainsi bénéficié du monopole de fait dont jouissait l’entreprise publique par le contrôle de 80% du marché des appels longue distance et 75% du marché de la téléphonie mobile.
La stratégie de Telecom Italia a consisté à investir juste assez pour consolider la position d’ENTEL comme acteur dominant sur le marché bolivien et pour générer des bénéfices pour Telecom Italia/ETI. La firme a été accusée par le gouvernement d’Evo Morales de déplacer des ressources d’ENTEL et de les transférer dans des filiales appartenant entièrement à Telecom Italia/ETI hors de Bolivie. La loi interdit le transfert de ressources hors de Bolivie tant que l’entreprise n’a pas rempli ses obligations d’investissement telles que mentionnées dans le contrat de privatisation de 1995.
La firme a effectué des sorties de capitaux pour des centaines de millions de dollars. Ceux-ci ont alors été transférés aux actionnaires étrangers, alors que les services de télécoms et d’information étaient - et sont toujours - très largement insuffisants.
Quel est le motif de la plainte de ETI (Telecom Italia) contre la Bolivie ?
En 2006, le gouvernement d’Evo Morales a critiqué la privatisation de ENTEL au bénéfice de Telecom Italia/ETI. Il s’est rendu compte de nombreuses lacunes dans les services à rendre à la population et du manque de recettes fiscales causé par le transfert de capitaux vers l’extérieur. En mars et avril 2007, le gouvernement a mis en place une commission pour étudier et recommander des propositions pour récupérer le contrôle sur ENTEL. Au lieu de saisir les instances de régulation et les tribunaux boliviens, Telecom Italia/ETI a préféré faire appel au CIRDI.
Mais en Bolivie, pour la première fois, un président démocratiquement élu a la volonté et la capacité d’examiner la gestion des opérations privatisées. Il fait le nécessaire pour défendre et promouvoir l’intérêt public. C’est ce que veut dire le président Evo Morales en parlant de rechercher « des partenaires et non des patrons  » dans ses relations avec les entreprises étrangères. Etablir des relations avec des partenaires nécessite de rétablir de justes équilibres. Dans ce cas-ci, il s’agit d’assurer que les ressources générées en Bolivie vont servir à son développement.
C’est pour cela que la Bolivie s’est retirée du CIRDI et qu’elle examine attentivement les traités d’investissement signés avec plusieurs pays. Pour toutes ces raisons, il est très important de soutenir la Bolivie dans le bras de fer avec Telecom Italia/ETI/Telefonica et le CIRDI.
[1] L’Alternative Bolivarienne pour les Amériques (ALBA) réunit le Venezuela, la Bolivie, Cuba et le Nicaragua. L’Equateur s’en rapproche.
[2] Le président de la Banque mondiale préside également le conseil d’administration du CIRDI et tous les membres du CIRDI sont également membres de la Banque mondiale.
[3] Les entreprises étaient dans les deux cas les seules à avoir répondu à l’appel d’offres.
[4] Voir Eric Toussaint, Banque mondiale : Le Coup d’Etat permanent. L’Agenda caché du Consensus de Washington, CADTM-Syllepse-Cetim, Liège-Paris-Genève, 2006, p. 286-287.
[5] Voir Éric Toussaint, Sous la pression populaire, le président bolivien met fin à la présence de Suez en Bolivie, 17 février 2005, http://www.cadtm.org/spip.php?artic....
[6] Citation tirée de l’interview d’Evo Morales par Benito Perez : « Evo Morales : ‘La Bolivie n’a plus de maîtres mais des partenaires’  », Le Courrier, 30/06/2007, www.lecourrier.ch/index.php ?name=Ne....
[7] Idem
[8] Pour plus de détails sur le conflit avec Telecom Italia : Campagne Internationale, CIRDI/Telecom Italie : Bas les pattes de Bolivie !, 10 décembre 2007, www.cadtm.org/spip.php ?article2982.
Ce texte fait partie du chapitre 8 du livre d’Eric Toussaint, Banque du Sud et nouvelle crise internationale. Alternatives et résistances au capitalisme néolibéral, CADTM-Syllepse, 2008. Le livre sera disponible en librairie à partir de mai 2008.
Il nous a été envoyé par son auteur.