Pour une grande partie de la gauche latinoaméricaine, le gouvernement cubain a représenté une force anti-impérialiste et un bastion des mouvements progressistes et de libération nationale. Cette réputation des leaders cubains s’est renforcée au cours des dernières années par le contraste entre son opposition historique à l’impérialisme états-unien et la politique de soumission à Washington de nombreuses personnalités, dont beaucoup d’anciens gens de gauche ou d’ex-révolutionnaires.
Toutefois, un examen plus approfondi de la politique étrangère cubaine révèle que même si Cuba a maintenu une politique permanente d’opposition à l’impérialisme des États-Unis, il n’en a pas été de même par rapport à l’agression impériale d’autres pays. A plusieurs occasions, il s’est mis de fait du côté des États oppresseurs.
La sphère soviétique
Fidel Castro appuya l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie en 1968. Son soutien à cette invasion fut très révélateur : au-delà de la dette politique contractée avec l’Union soviétique pour son indispensable aide économique, le leader cubain exprima clairement son opposition aux réformes du gouvernement d’Alexander Dubcek, qu’il qualifia de « furie libérale  » qui, avec la liberté de la presse « bourgeoise  », permettait à la contre-révolution de parler librement contre le socialisme. Castro appuya aussi l’élimination éthiopienne du mouvement national érythréen et l’invasion soviétique de l’Afghanistan dans les années 70 et 80.
Comment peut-on expliquer les politiques contradictoires de Cuba par rapport au droit des nations à l’autodétermination ?
Il faut mentionner, en premier lieu, la longue alliance que Cuba a maintenue avec l’U.R.S.S. en tant qu’associé minoritaire de l’empire soviétique. Vers la fin des années 60, sous la pression des États-Unis, l’U.R.S.S. dut accepter que l’hémisphère occidental était une zone indiscutable de la sphère d’influence nord-américaine. En conséquence de quoi, Moscou fit pression sur La Havane pour qu’elle retire son appui ouvert aux guérillas latino-américaines. Le gouvernement cubain se plia aux exigences soviétiques, mais pas totalement puisqu’il continua à appuyer les mouvements insurgés latino-américains d’une manière plus discrète et limitée, sous le contrôle du commandant Manuel « Barbe rouge  » Piñeiro [1].
Une telle situation contribua à ce que Cuba regarde chaque fois un peu plus vers l’Afrique, une région à la périphérie de la zone géopolitique des États-Unis, où les initiatives cubaines étaient plus compatibles avec la politique étrangère soviétique. La présence politique et militaire cubaine en Afrique (et dans d’autres parties du monde) eut aussi un impact significatif sur les rapports de force entre Cuba et l’U.R.S.S. en donnant aux leaders cubains une plus large marge de négociation avec les soviétiques, qui, pour cette raison, ne pouvaient traiter Cuba comme un simple satellite de l’Europe de l’Est.
Nationalisme africain
La stratégie de Cuba en Afrique consista à s’allier avec le nationalisme africain. Au cours de la mise en œuvre de cette stratégie, Cuba prit des initiatives indépendantes sans consulter le Kremlin au préalable – comme dans le cas de l’Angola – mais celles-ci furent en général compatibles avec la politique soviétique, ce qui permit d’éviter les fortes frictions qui avaient surgi dans le contexte de la guerre de guérillas en Amérique latine.
Dans le cas de l’Angola, la stratégie cubaine, en alliance avec l’empire soviétique, permit à Cuba de jouer un rôle très important dans la défense de ce pays contre l’impérialisme occidental et ses agents de droite de l’UNITA (Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola) [2] en infligeant un dur revers militaire et politique à l’apartheid sud-africain qui appuyait l’UNITA. Mais la politique de Cuba dans le conflit entre l’Érythrée et l’Éthiopie prit une autre tournure. Cuba appuya initialement la lutte des Érythréens pour conquérir leur indépendance du régime éthiopien dirigé par l’empereur Hailé Sélassié [3], mais elle changea son attitude quand ce dernier fut renversé par le Derg [4], un groupe nationaliste de gauche favorable à l’U.R.S.S. Fidel décida alors de s’allier aux nationalistes éthiopiens contre les nationalistes érythréens en argumentant que la lutte érythréenne pouvait détruire « l’intégrité territoriale  » de l’Éthiopie, faisant fi du fait que l’Érythrée avait été une nation à part entière qui avait été colonisée et puis annexée de force par la Grande Éthiopie. L’appui de Cuba au Derg ne fut pas seulement rhétorique : elle arma et entraîna des forces éthiopiennes et envoya des troupes cubaines dans l’Ogaden dans la guerre de l’Éthiopie avec la Somalie [5]. L’intervention militaire cubaine fut indispensable à l’Éthiopie dans sa guerre contre l’Érythrée. Depuis le début, Cuba coordonna étroitement son intervention avec l’Union soviétique. Pour Moscou, cette région était prioritaire en termes stratégiques, par rapport à l’Angola, pour les facilités portuaires à Massaoua et à Assab, sur la côte érythréenne en facede l’Arabie saoudite, qui lui permettait de contrôler la voie maritime qui connectait la partie occidentale de l’U.R.S.S. avec Vladivostock dans l’orient lointain. Il est important d’ajouter qu’en plus des effets sur le conflit érythréen, l’alliance sans faille que Cuba forgea avec le nationalisme africain conduisit à ce qu’elle appuie les régimes sanglants de Idi Amin Dada [6] en Ouganda et de Francisco MacÃas Nguema [7] en Guinée équatoriale.
Raisons d’État
Bien que forcée de retirer son appui aux guérillas latino-américaines, Cuba continua à aider les mouvements anti-impérialistes sur le continent. Elle joua, par exemple, sans aucun doute, un rôle important dans le renversement d’Anastasio Somoza Debayle au Nicaragua. Mais, pour pouvoir apprécier avec justesse la politique cubaine en Amérique latine, il est nécessaire de comprendre que son soutien aux mouvements anti-impérialistes a été subordonné aux intérêts de l’État cubain tels que déterminés par ses leaders. Sur base de la description de Jorge I. Dominguez sur les formes qu’a prises sa politique extérieure pour atteindre ses propres buts, le gouvernement cubain, dans ses relations d’État à État, a subordonné son appui aux mouvements d’opposition au calcul des bénéfices qu’il pouvait tirer de sa relation avec le gouvernement de ces pays. Cuba n’a jamais appuyé un mouvement révolutionnaire contre un gouvernement qui entretient de bonnes relations avec La Havane et qui rejette la politique nord-américaine envers l’ÃŽle, au-delà de la couleur politique de ces gouvernements. Les cas les plus emblématiques furent les relations amicales que Cuba entretint avec le Mexique du Parti révolutionnaire institutionnel (P.R.I.) et avec l’Espagne franquiste.
De la même manière, Cuba suspendit son aide à des mouvements révolutionnaires ou progressistes dans ces pays disposés à suspendre les hostilités avec elle. Peut-être que l’exemple le plus extrême de cette norme est la poursuite des relations diplomatiques et commerciales avec l’Argentine de l’après coup d’État militaire de 1976 aux dépens de l’aide que Cuba aurait pu prêter aux mouvements d’opposition dans ce pays. Pour ce qui est du Salvador, en 1983, Fidel Castro avait indiqué qu’il était disposé à suspendre son soutien au FMLN à condition que les États-Unis cessent d’appuyer le gouvernement salvadorien.
Le gouvernement cubain a même divisé et sapé des mouvements qui ne montrèrent pas leur disposition à reconnaître son leadership. C’est ainsi qu’en 1966, les leaders cubains attaquèrent le mouvement dirigé par Yon Sosa au Guatemala tandis qu’ils appuyaient en même temps le mouvement de Luis Turcios Lima [8].
C’est cette même logique qui explique que quand Cuba rétablit des relations avec les partis communistes traditionnels, comme le vénézuélien, qui reconnurent alors le leadership cubain, Fidel rompit avec le mouvement dirigé par Douglas Bravo [9], qui avait été appuyé antérieurement aux dépens du PCV.
Des relations pragmatiques
Dans les années 70 et 80, Cuba adopta une politique ouvertement pragmatique en établissant des relations proches avec tout pays latino-américain et du bassin des Caraïbes disposé à avoir des relations avec La Havane. Cette politique est devenue plus viable grâce à la décision prise en 1975 par l’Organisation des États américains (O.E.A.) de lever ses sanctions multilatérales contre l’ÃŽle et de permettre que chacun de ses États membres décident individuellement des relations à entretenir avec l’ÃŽle. Après 1989, l’effondrement de l’U.R.S.S et la grave crise économique qui s’en suivit, Cuba accentua le pragmatisme de sa politique étrangère à un tel degré qu’elle ferma son département des Amériques qui avait dirigé ses activités clandestines sur le continent. Depuis lors, le gouvernement cubain a mis davantage l’accent sur son opposition à l’impérialisme nord-américain et au néolibéralisme qu’au capitalisme en lui-même, même si dans le cas du néolibéralisme de Lula, et malgré les critiques récentes de Fidel Castro sur l’éthanol [10], lui et Raul ont continué à appuyer le leader brésilien. Dans son récent entretien avec Ignacio Ramonet, Fidel a fait des louanges non seulement à Lula mais aussi à des figures conservatrices comme le roi Juan Carlos d’Espagne et le pape Jean-Paul II.
En dernière instance, l’appui cubain aux mouvements de libération s’est basé sur les intérêts de l’État cubain tels que déterminés par ses leaders et non pas sur un engagement indéfectible avec une quelconque doctrine révolutionnaire.
[1] [RISAL] Manuel Piñeiro, alias Barbe rouge, a dirigé le Département des Amériques (DA) sous le contrôle du Comité central du Parti communiste cubain.
[2] [RISAL] L’Unita sur Wikipedia : http://fr.wikipedia.org/wiki/UNITA.
[3] [RISAL] Hailé Sélassié sur Wikipedia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Hail%C....
[4] [RISAL] Le Derg sur Wikipedia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Derg.
[5] [RISAL] La guerre de l’Ogaden sur Wikipedia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre....
[6] [RISAL] Idi Amin Dada sur Wikipedia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Idi_Am....
[7] [RISAL] Francisco MacÃas Nguema sur Wikipedia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Franci....
[8] Yon Sosa et Luis Turcios Lima étaient tous les deux des lieutenants-colonels de l’armée. Ils se rebellèrent contre le gouvernement guatémaltèque dans les années 70. Yon Sosa était influencé par le trotskisme et avait par conséquent une politique plus indépendante par rapport à Cuba alors que Turcios Lima était proche du Parti guatémaltèque des travailleurs (communistes).
[9] [RISAL] Douglas Bravo a dirigé une guérilla dans les années 60 au Venezuela. Son courant est issu d’une scission du Parti communiste vénézuélien.
[10] [RISAL] Dont le Brésil est un grand producteur.
Source : cet article a été publié dans l’édition bolivienne du Monde diplomatique et reproduit par la revue Sin permiso le 14 décembre 2008.
Traduction : Frédéric Lévêque, RISAL.info.
Crédit photo : Priscilla Mora, 2007.