La tournure inédite prise par la mobilisation « interclassiste  » du monde agricole argentin contre la hausse des taxes à l’exportation voulue par la présidente Cristina Fernandez Kirchner aura moins ébranlé le modèle de production du soja transgénique et ses conséquences sociales et environnementales désastreuses que le « kirchnerisme  » lui-même, sa concentration du pouvoir et son instrumentalisation politique des alliés.
Depuis la fin des années 1990, l’introduction d’un nouveau modèle agraire, caractérisé par l’usage des nouvelles technologies conformément aux standards internationaux (semences transgéniques par ensemencement direct), a placé l’Argentine parmi les grands exportateurs mondiaux de plantes transgéniques. Son développement vertigineux impliqua une restructuration globale du système agraire traditionnel déjà enlisé dans une crise sérieuse, aggravée par la politique d’exclusion des années 1990.
Soja transgénique d’exportation
Ce modèle agraire gagna non seulement la Pampa (la région la plus riche), mais aussi les zones considérées comme marginales, c’est-à -dire le Nord du pays, couvrant ainsi actuellement 18 millions d’hectares dont 90% sont consacrés à la culture du soja. Son essor s’explique par sa capacité relative d’articuler des acteurs multiples, malgré l’évidente concentration économique : si dans le secteur des semences l’on trouve surtout les grandes compagnies multinationales (comme Monsanto et Cargill) et une petite poignée de grand groupes locaux, dans le circuit de la production d’autres acteurs économiques ont surgi, dont les « intermédiaires  » (ceux qui disposent de l’équipement technologique), les « contratistas  », en quelque sorte des « producteurs sans terre  » (parmi lesquels on inclut les services d’ensemencement et les fonds d’investissement ainsi que les producteurs reconvertis), et bien sà »r les petits et moyens propriétaires, dont beaucoup sont devenus des « mini-rentiers  » qui louent leurs terres pour la culture du soja [1].
Rappelons que la sortie de la crise de 2001-2002 est à attribuer autant au redressement de l’industrie, post-dévaluation, qu’à la haute rentabilité des marchés d’exportation, basés fondamentalement sur l’agro-industrie. Plus récemment, l’extraordinaire rentabilité du secteur agroalimentaire a bénéficié de la flambée des prix internationaux des matières premières. Actuellement, l’Argentine est le troisième exportateur mondial de graines de soja et le principal fournisseur global de farines et d’huiles extraites de cette oléagineuse. C’est aussi le deuxième exportateur mondial de maïs et un des cinq premiers de blé.
Le gouvernement de Nestor Kirchner (2003-2007), tout comme le suivant (conduit par son épouse), ont mené une politique claire en faveur des secteurs les plus concentrés de l’agro-industrie, ce faisant ils escamotaient le débat public autour des problèmes économiques, sociaux et environnementaux liés au nouveau modèle, habilitant ainsi le retour en force d’une vision productiviste et linéaire du développement. Entre 1988 et 2002, 103 405 établissements agricoles ont disparu au niveau national, tandis que la taille de la superficie moyenne des propriétés augmentait, de 243 à 538 hectares durant ces 20 dernières années. De la même manière, les techniques de l’ensemencement direct ont fait chuté le recours à la main-d’œuvre, d’un taux compris entre 28 et 37%, ce qui a généré un fort exode de la population rurale. La consolidation de ce modèle a aussi entraîné la progression de la déforestation, l’emploi massif de substances toxiques et le renforcement de la monoculture.
Mouvements paysans
Dans ce contexte, plusieurs formes de résistance se sont développées, mais leur visibilité sociale reste limitée. L’action des mouvements paysans épingle « la tension existante entre agriculture industrielle et agriculture paysanne ou familiale  » [2]. L’un des plus significatifs de ces mouvements est le Mocase (Mouvement paysan de Santiago del Estero) surgi en 1985 et qui rassemble environ 9 000 familles mobilisées tant sur la question de la propriété de la terre que pour la commercialisation de leurs produits. Le Mocase est une des rares organisations sociales argentines intégrées à la VÃa Campesina. Dans le contexte de l’expansion de la frontière agricole, son action est constamment harcelée par les gardes « paramilitaires  » des grands propriétaires terriens ainsi que par la judiciarisation des conflits liés à la propriété de la terre. Rappelons que même si beaucoup de paysans ne possèdent pas les titres des terres qu’ils cultivent, la réforme constitutionnelle de 1994 introduisit la reconnaissance du droit vicennal, ouvrant ainsi la possibilité d’une titularisation des terres aux indigènes et aux paysans.
Durant ces dernières années, des mouvements paysans se sont également constitués dans d’autres provinces argentines. C’est le cas du Mouvement paysan de Córdoba et du Mocafor, Mouvement paysan de Formosa, membre depuis plusieurs années de la Centrale des travailleurs argentins. Ces organisations, qui forment aujourd’hui le Mouvement national paysan et indigène, ont été l’objet des politiques sociales « assistancialistes  » du gouvernement de Nestor Kirchner et actuellement, de son épouse Cristina Fernández. Depuis 2006, elles font partie du « Programa social agropecuario  », qui dépend du ministère de l’agriculture, lequel n’a amené aucune réforme en ce qui concerne l’accès à la terre, tandis qu’il les a mises dans une situation ambiguë quant aux politiques agricoles gouvernementales.
Taxes sur les exportations agricoles et conflit national
Cela étant, jusqu’en début 2008, la majeure partie des Argentins ignorait encore l’essentiel des questions liées au modèle du soja et à ses conséquences, ainsi que les différentes significations qu’englobent des concepts tels que « souveraineté alimentaire  » ou « biodiversité  ». La discussion réservée jusque-là à de rares spécialistes, aux écologistes et aux mouvements paysans, a été mise à l’agenda politique à la faveur du conflit ouvert entre le gouvernement de Cristina Fernández de Kirchner et les différents acteurs du secteur agraire, liés au nouveau paradigme biotechnologique.
En effet, fin 2007, la nouvelle présidente augmenta les taxes [3] sur les exportations minières, les hydrocarbures et les produits agricoles (dont le soja), les portant à 35%. Peu de temps après, en mars 2008, elle fixa des taxes mobiles (dépendantes des prix internationaux) et annonça une nouvelle augmentation pour l’agriculture, de 40 %, sans faire de différence entre les petits et les grands producteurs.
Un des objectifs de cette mesure était de freiner l’inflation (estimée à 20% pour l’année 2007), en neutralisant l’ajustement possible entre les prix internationaux des denrées alimentaires et les prix du marché interne. Cependant, ces mesures, peu expliquées à la population, provoquèrent un rude affrontement entre le gouvernement et les différents secteurs paysans organisés. De manière inédite, le front agricole rallia les grandes organisations rurales (parmi celles-ci, la traditionnelle Sociedad Rural Argentina, qui regroupe les grands propriétaires), jusqu’aux représentants des petits et moyens producteurs (Federacion Agraria Argentina).
Pendant quatre mois, ces acteurs organisèrent ensemble des barrages routiers et poursuivirent des actions qui laissèrent le pays au bord du désapprovisionnement, dans un conflit qui polarisa dramatiquement la société argentine. De leur côté, les classes moyennes urbaines [4] y apportèrent une dimension politique nouvelle, à travers de nombreuses protestations (« concerts de casseroles  ») menées en appui aux revendications du secteur agricole. N’en furent pas absentes les questions d’ordre racial ou de classe (rejet viscéral du péronisme, associé traditionnellement aux milieux populaires) et les requêtes institutionnelles (partage du pouvoir politique concentré dans les mains du couple présidentiel et d’un petit groupe de collaborateurs).<
Le conflit produisit aussi une fracture à l’intérieur du bloc des gouverneurs appartenant à l’officialisme, très sensibles aux pressions émanant des secteurs agraires de leur province. Cela exacerba une polarisation chère à l’histoire argentine, entre le « centre  » (Buenos Aires) et l’intérieur du pays. Des divisions apparurent également au sein de la Confédération générale du travail, par le départ d’un secteur (CGT « dissident  ») qui décida de soutenir les revendications du monde agricole.
L’escalade vertigineuse du conflit révéla le manque de flexibilité et d’ouverture du gouvernement, ce qui se traduisit par une liquéfaction du capital politique et symbolique accumulé par le « kirchnerisme  » depuis la sortie de la crise, et par conséquent, par une importante perte de prestige pour l’autorité présidentielle. À mesure que le conflit s’aggravait, le gouvernement voulut gonfler le caractère « populaire  » de la résolution, en associant le système des taxes à la possibilité de développer une politique de redistribution de la richesse. L’ex-président Nestor Kirchner assuma de nouveau un rôle important, confortant l’hypothèse du « double commando  » au pouvoir. Quant aux secteurs proches de l’officialisme (mouvements territoriaux intégrés au gouvernement et leadership de la CGT), ils n’hésitèrent pas à « latino-américaniser  » leur grille de lecture du conflit, en l’interprétant comme l’expression d’une polarisation entre droite oligarchique et gouvernement « national-populaire  » ou nationaliste et développementaliste.
Fin juin 2008, la présidente prit le parti de transférer au parlement la tâche difficile de décider du futur des « taxes mobiles  » concernant l’agriculture. La résolution fut rejetée par le sénat, en raison d’une fracture au sein du bloc des sénateurs officialistes et du vote négatif décisif du vice-président de la nation, Julio Cobos. Pour le gouvernement, ce fut un nouveau coup dur, au bout d’un conflit qui paralysa le pays pendant quatre mois, fit la part belle – jusqu’à la crispation – aux schémas manichéens, surtout du côté gouvernemental, et se termina par la relance de l’inflation.
De la gauche ou de la droite ?
La critique du gouvernement des Kirchner n’est pas venue de la gauche, laquelle, sauf quelques honorables exceptions parlementaires, apparaît dissociée des acteurs institutionnels et localisée dans des mouvements sociaux qui ne figurent pas à l’agenda gouvernemental. En réalité, face à l’exacerbation des tensions, les rares interventions que la gauche tenta, en dénonçant la fausse polarisation, furent loin d’être suivies.
Ainsi par exemple, un secteur des organisations territoriales de la gauche indépendante (les sans-emploi), critique du gouvernement, réalisa une série de manifestations et de campagnes contre la faim et l’inflation, au nom du droit à l’alimentation et à la souveraineté alimentaire. D’autres secteurs de la gauche partisane succombèrent aux lectures dominantes, en reprenant des slogans en appui au front agraire. Il est important de souligner que, dans leur majorité, les barrages routiers et les mobilisations qui se multiplièrent dans le pays, furent soutenues par des assemblées autonomes, composées de petits et moyens producteurs, qui loin de remettre en question le modèle actuel, réclament plutôt une meilleure intégration à celui-ci.
On ne peut pas dire non plus que les faiblesses imputées au gouvernement vinrent exclusivement de la droite, bien que la tournure inattendue prise par la mobilisation agraire, favorisa et rendit possible un renforcement - et une consolidation politique - de la droite conservatrice, qui effectivement ne cédera ni à l’idée d’un partage des énormes bénéfices que rapportent aujourd’hui les exportations agroindustrielles, ni à une vraie discussion sur les conséquences du modèle agraire.
Questionner un modèle productiviste
Cela dit, le conflit aura servi à introduire pour la première fois dans la société argentine certains thèmes. D’une part, le débat public autour de la redistribution des richesses et de la persistance des inégalités fut activé, chose inimaginable il y a peu de temps encore, en interpellant l’ensemble de la société et ses différents porte-parole (partis politiques, mouvements sociaux, intellectuels, universités, organisations corporatives). D’autre part, le conflit a mis au jour les aspects cachés du nouveau paradigme agraire, même si le débat n’en est qu’à ses débuts. Il a ouvert une brèche politique pour réfléchir aux exclus du modèle du soja, à la situation des mouvements paysans et indigènes qui depuis des années souffrent du déplacement et de la spoliation de leurs terres, à cause de la déforestation et de l’extension des cultures transgéniques, spécialement dans le Nord argentin.
A cela, il faudra ajouter ce que suppose la « sojisation  » du modèle productif en termes de renonciation à la souveraineté alimentaire, ou à un autre niveau, aux possibilités d’indépendance et de développement technologique, étant donnée la tendance à exporter seulement des matières premières et non des produits à plus grande valeur ajoutée. Enfin, les intenses mobilisations et les actions de contestation menées spontanément par les petits producteurs montrèrent le versant dangereux d’un discours corporatiste et hautement pragmatique, qui peut s’accorder à la fois avec la forme de l’assemblée, clef de voà »te des nouveaux mouvements sociaux, et avec la redynamisation des logiques de pouvoir des classes dominantes.
Puisse l’épreuve de force entre les « paysans  » et le « gouvernement  » contribuer à ouvrir un vrai débat social sur les différentes implications d’un modèle de production qui, à n’en pas douter, englobe plus que les producteurs agricoles et dépasse la question de la dimension de l’unité productive ou de la taxe que doit prélever l’Etat. Un débat qui mette en cause l’actuelle vision productiviste et linéaire du développement, qui prédomine tant au sein du gouvernement que dans l’ensemble des acteurs impliqués dans ce nouveau modèle.
En attendant, ce qui est clair c’est que le conflit aura servi à installer sur la scène politique un acteur, aujourd’hui central pour l’économie argentine, associé au nouveau paradigme agraire et qui est loin de questionner les conséquences négatives qu’un tel modèle implique. Il aura aussi indiqué certaines limites politiques qui très probablement annoncent la fin de « l’ère K  » (K pour Kirchner), du moins dans sa configuration adoptée depuis 2003, basée sur la concentration exacerbée du pouvoir et l’instrumentalisation des partenaires, même à l’intérieur du propre bloc officialiste.
[1] . Il n’existe pas de données officielles, mais on estime que les petits producteurs sont devenus rentiers dans une proportion de 50%, grâce à la rentabilité qu’offre la location des terres pour la culture du soja.
[2] Lire notamment D. DomÃnguez, P. Lapeña et D. Sabatino, « Un futuro presente : Las luchas territoriales  », Revista Nómadas, Colombia, 2007, pp. 239-246.
[3] Les impôts sur les exportations agricoles et du bétail sont un instrument de l’Etat qui existe depuis les années 1950. Elles furent seulement suspendues sous le gouvernement de Carlos Menem (1988-1999), pour être rétablies par Eduardo Duhalde, en 2002, en pleine crise argentine et dans un contexte de grande rentabilité pour les secteurs d’exportation.
[4] . Cristina Fernández de Krichner a obtenu 45% des votes aux élections présidentielles d’octobre 2007, après une des campagnes électorales les plus apathiques de l’histoire argentine. Ce fut le résultat autant des fidélités partisanes que de l’héritage du succès de la gestion menée par son mari. La victoire électorale fit apparaître une forte corrélation entre votes officialistes et indices de pauvreté. La présidente élue l’emporta largement dans les zones urbaines où les indices de pauvreté sont les plus hauts et obtint peu de voix là où la pauvreté est moins importante, comme dans les villes de Buenos Aires, Córdoba et Santa Fe. Les classes moyennes urbaines, dont la volatilité politique est habituellement plus importante que celle des autres milieux sociaux, lui auraient tourné le dos et cela malgré le boom actuel de la consommation.
Source : article publié dans ’Etat des résistances dans le Sud - 2009. Face à la crise alimentaire’, Centre Tricontinental / Syllepse, 2008.
Traduction de l’espagnol : Anne-Françoise Denamur, pour le CETRI.
Crédit photo : Luis MarÃa Herr - Prensa de Frente, septembre 2007.