Autrefois mouvement guérillero, le FMLN a troqué sa rhétorique révolutionnaire pour des options politiques « pragmatiques  ».
Banderoles rouges, treillis vert olive et musique de marche de style soviétique emplissent le Parc Cuscatlán le 12 octobre, alors que des centaines de fidèles membres du parti Front Farabundo Marti pour la libération nationale (FMLN) du Salvador font la fête dans la capitale de la nation.
Ils célèbrent ce qui aurait été le 78e anniversaire de Jorge Schafik Handal, l’un des pères fondateurs du mouvement et candidat à la présidentielle en 2004, décédé il y a deux ans.
Les orateurs font éclater les applaudissements en mentionnant les noms du président vénézuélien Hugo Chavez, du président bolivien Evo Morales et du défunt révolutionnaire Che Guevara. Des adolescents, enfants d’anciens rebelles, présentent une pièce de théâtre sur le danger que représente l’oubli des massacres que les militaires salvadoriens ont perpétrés durant la sanglante guerre civile de douze ans, laquelle a pris fin en 1992. Un discours de la femme de Schafik Handal, Tanya, déclenche des larmes de nostalgie chez beaucoup dans la foule. Elle conclut en plaçant une rose rouge à la base du Mur de la mémoire et de la vérité du parc, sur lequel sont inscrits les noms de près de 35 000 civils tués durant la guerre.
Le clou du spectacle est peut-être Alberto Lima, de 14 ans, qui monte sur scène et, avec une voix aigüe d’adolescent, annonce la mort des capitalistes partout dans le monde. Puis il ramasse un bâton par terre et le prend dans ses bras comme s’il s’agissait d’une arme.
A la vue de telles scènes, on n’en voudrait à personne de penser que les conflits de l’ère de la Guerre froide en Amérique latine sont sur le point de ressurgir à nouveau. Mais un curieux vent de changement souffle au sein du parti FMLN, époussetant la vieille garde ou, peut être, la poussant vers les oubliettes de l’Histoire.
Une approche pragmatique
Le Salvador verra [a vu] des élections parlementaires se tenir en janvier et des élections présidentielles en mars, et el frente (ou « le front  »)- tel que le parti du FMLN est régulièrement appelé ici – est pressenti pour gagner la présidence pour la première fois depuis que cinq groupes rebelles ont fondé le parti en 1980.
Le candidat présidentiel du FMLN, Mauricio Funes, 49 ans, n’a rejoint que récemment le parti. Il est bien connu au Salvador comme journaliste politique et animateur télé. La longue émission du matin de Funes a été un des seuls programmes nationaux qu’a constamment critiqués le gouvernement de droite du parti de l’Alliance républicaine nationaliste (ARENA), au pouvoir au Salvador depuis 1988.
L’ARENA a été formé par des acteurs militaires-clés durant la guerre civile. Ils étaient menés par le major Roberto D’Aubuisson, un chef d’escadron de la mort accusé d’avoir commandité l’assassinat de l’archevêque Oscar Romero en 1980. (…)
A la différence de la vieille garde et de Schafik Handal, qui perdit l’élection de 2004 [1] à la faveur d’une victoire écrasante de l’actuel président, Antonio Saca, Funes ne prêche pas la rhétorique de la révolution communiste.
Lors des évènements officiels dans la capitale, Funes porte costume et cravate. Sur les routes de campagne, il arbore toujours une chemise guayabera blanche – au lieu d’un vêtement agrémenté de la bannière rouge et de l’étoile blanche qui orne le drapeau du FMLN, tel que les anciens candidats du parti le faisaient.
La rhétorique et les politiques de Funes sont beaucoup plus sociale-démocrates que socialistes. Il met souvent en avant son amitié avec les chefs d’Etat de centre gauche, comme le Brésilien Luiz Iniácio Lula da Silva, l’Argentine Cristina Kirchner et l’Espagnol José Luis Rodriguez Zapatero. Il a effectué plusieurs voyages aux Etats-Unis pour rencontrer le secrétaire délégué aux Affaires de l’hémisphère occidental Thomas Shannon, le député démocrate James McGovern et d’autres.
Plus important encore pour son image de pragmatique, Funes n’a jamais combattu pendant la guerre civile.
Catastrophe néolibérale
Si el frente gagne la présidence en mars, il héritera d’un pays désespéré.
Durant les 20 ans où l’ARENA a gouverné, le Salvador a pâti de réformes économiques néolibérales qui ont conduit à la privatisation de services sociaux et détruit des emplois, essentiellement dans le secteur de l’agriculture. Paul D. Almeida, un professeur de l’université de Georgetown, a écrit dans son livre publié en 2006, Les vagues de la protestation : la lutte populaire au Salvador, 1925-2005, que la génération des opposants d’après-guerre s’est battue non pas pour des terres ou pour renverser le gouvernement, mais pour s’opposer à la privatisation des besoins humains vitaux tels que la médecine, l’éducation et l’accès à l’eau. En retour des centaines de millions de dollars que les Etats-Unis ont envoyés au gouvernement pendant la guerre, Washington a insisté pour semer les graines de la libéralisation de l’économie d’après guerre.
De plus, la répression a continué. En juillet 2007, la police salvadorienne a arrêté 14 activistes dans la ville de Suchitoto, alors qu’ils protestaient contre la privatisation de l’eau. Ils ont été jugés sous le coup de la « Loi spéciale contre les actes de terrorisme  » du gouvernement, qui a été modelée sur le Patriot Act états-unien.
Julia Evelyn Martinez, une économiste progressiste de l’Université d’Amérique centrale, affirme que la privatisation des services sociaux, l’adoption par le Salvador du dollar en 2001 et les accords de libre-échange – comme l’Accord de libre-échange entre les Etats-Unis et l’Amérique centrale (CAFTA) – ont placé le pays à la merci de multinationales étrangères et l’ont rendu trop dépendant des importations.
Les envois de devises des Salvadoriens vivant aux Etats-Unis – qui, cela peut surprendre, représentent 20% du produit intérieur brut (PIB) du pays – maintiennent l’économie hors de l’eau, alors que près d’un tiers du total des Salvadoriens vit à l’étranger.
Pendant ce temps, la nourriture et les prix du carburant ont explosé au Salvador. Une boîte de haricots qui coà »tait 30 centimes il y deux ans se vend maintenant à plus d’un dollar. Les prix de l’essence ont atteint les 5 dollars le gallon (3,78 litres) à la mi-octobre. Ces produits de base coà »tent plus cher au Salvador que n’importe où aux Etats-Unis. Environ 100 000 Salvadoriens – à peu près un sur soixante – sont passés sous le seuil de pauvreté entre septembre 2007 et juin 2008, selon le Programme alimentaire mondial.
Martinez dit que la première chose à laquelle le nouveau gouvernement doit s’atteler est de défaire toutes les politiques néolibérales qui ont été mises en place au Salvador depuis 1989. Elle suggère que le nouveau président et le parlement mettent l’accent sur le développement des marchés internes : « Cela inciterait les entreprises à produire pour le marché interne, et pas uniquement pour certains groupes de population  », déclare Martinez. « A l’inverse, toutes les opportunités de développement sont tournées vers l’extérieur du pays, sous la forme d’envois de devises, de ‘maquiladoras’ [qui exportent des vêtements bon marché] ou de besoin d’investissements étrangers.  »
Le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) a rapporté récemment que 62,4% de la jeunesse salvadorienne est sous-employée – manquant de travail suffisant pour mener une vie digne – alors que cela touche la moitié de la population totale.
Le manque de marchés soutenables à l’intérieur du Salvador laisse nombre de jeunes avec deux options : s’arranger pour trouver 9 000 dollars – tarif en vigueur d’un « coyote  » pour faire passer quelqu’un aux Etats-Unis – ou rejoindre un gang.
Le capitalisme moderne ou la voie vers le socialisme ?
Le parti au pouvoir, l’ARENA, a envahi les ondes, les quotidiens et les oreilles disposées à écouter au sein de l’administration Bush [en fonction jusqu’en janvier dernier ] avec une rhétorique selon laquelle une victoire présidentielle du FMLN reviendrait à la prise du Salvador par un communiste – voire pire.
Le 18 septembre, à l’American Enterprise Institute – un think tank conservateur à Washington –, la ministre salvadorienne des Affaires étrangères, Marisol Argueta, en a appelé au gouvernement états-unien afin qu’il ne laisse pas de « dangereux populistes  » gagner la prochaine élection.
Deux quotidiens nationaux du Salvador, El Diario de Hoy et La Prensa Grafica, ont publié des reportages quasi quotidiens tentant de lier le FMLN à l’argent du pétrole vénézuélien de Chavez, aux activités de trafic de drogue et d’armes des rebelles colombiens, les FARC, à la vision mondiale du dictateur cubain Fidel Castro, ou à la suppression de la démocratie par le président nicaraguayen Daniel Ortega.
Tony Saca de l’ARENA n’a eu de cesse de traiter Funes de marionnette du FMLN, racontant à la chaîne ‘CNN en espagnol’ en février : « Si ça vole comme un canard, nage comme un canard et mange comme un canard, c’est un canard… Le FMLN est un parti communiste. Ses idées n’ont pas changé.  »
Une travailleuse d’une organisation non gouvernementale a raconté à In These Times qu’une vieille paysanne effrayée lui avait récemment demandé s’il était vrai que si el frente gagnait, les personnes âgées seraient « changées en savon  ».
Mais le FMLN d’aujourd’hui est-il vraiment une survivance de l’ère de la Guerre froide ? Renversera-t-il le capitalisme, chassera t-il les compagnies étrangères, annulera-t-il les accords de libre-échange et expropriera-t-il les terres ?
C’est peu probable, déclare l’économiste Martinez.
« Si vous lisez leur plan de gouvernement, vous verrez que c’est un plan pour moderniser le capitalisme au Salvador  », dit-elle. « C’est un plan économique avec de meilleures opportunités pour distribuer la richesse et les services au sein de la population, et [il] insiste sur le combat contre la pauvreté et la garantie de la sécurité alimentaire pour les secteurs qui ont traditionnellement été exclus du processus politique… Ce à quoi nous assistons est un retour au pragmatisme  ».
Le plan en 96 pages du FMLN présente en couverture une jeune femme dans une robe blanche. Elle s’apprête à donner le sein à son enfant bien-portant. Derrière elle se trouve le drapeau salvadorien bleu et blanc. Le texte en rouge sur la couverture, au dessus du logo du parti affirme : « Nace la Esperanza, Viene el Cambio  » (« L’espoir renaît, le changement arrive  »)
Dans ce plan, el frente propose de stimuler l’économie au niveau local, en offrant par exemple des micro-crédits et micro-prêts et investissements pour de petites – et moyennes – entreprises, mais il n’explique guère quelles seront les entreprises ou les membres de l’élite propriétaire de terres qui paiera davantage d’impôts pour honorer la facture.
Dans ce même manuel, on peut trouver une lettre de deux pages de Funes et une lettre d’une page du candidat à la vice-présidence du Salvador, Sánchez Cerén, un membre de la vieille garde du parti. C’est là que plane le doute sur la véritable « modernisation  » du parti en fin de comptes.
Cerén, 65 ans, était connu comme le Comandante Leonel González pendant la guerre, et a pris les rênes du parti après la mort de Handal. Il était un des pères fondateurs du Front de libération populaire, l’un des cinq groupes qui ont fusionné pour former le FMLN en 1980.(…)
« Le FMLN... donne à Funes le titre de candidat présidentiel, mais c’est tout  », affirme Hernandez. « Tous les candidats [au parlement] proviennent de la ligne dure, la linea dura. Le candidat avance souvent une chose, mais le parti en affirme une autre. Ce ne sont pas des erreurs, mais des manières de dire à Funes qui commande réellement  ».
Changement, poco a poco
Les photos omniprésentes de Guevara, et de Schafik Handal flirtant avec les trois maestros du socialisme latino-américain – Castro, Chávez et Morales – ornent toujours le hall du quartier général sans prétention du FMLN à San Salvador. Le ventilateur de plafond grince plus qu’il ne vrombit, et le café à l’intérieur du distributeur est froid depuis longtemps. Le peu d’argent dont dispose el frente pour la campagne n’est certainement pas dépensé en fournitures de bureau.
Lorsque Sigfrido Reyes entre dans la pièce habillé d’une chemise à carreau partiellement déboutonnée, il n’apparaît pas tout de suite évident qu’il est le chargé de communication du parti et l’un de ses membres les plus influents.
Appelé Joaquin durant la guerre, Reyes, 48 ans, a depuis obtenu un master en politique économique à l’Université de Columbia à New York. Il a assisté à la Convention nationale démocrate à Denver en aoà »t et s’est entretenu avec les conseillers pour la politique étrangère d’Obama afin d’aider à forger une relation entre le FMLN et les Démocrates.
« Tous les mouvements politiques, tous les corps sociaux, changent  », affirme Reyes. « Pour nous, le changement n’est pas une mauvaise chose. C’est un stade naturel d’adaptation. Nous ne croyons pas que le FMLN soit un parti qui représente juste la gauche de la société, mais qu’il est obligé de représenter d’autres secteurs. Nous ne représentons pas seulement les travailleurs, mais aussi les entreprises nationales qui prennent le risque d’investir dans notre pays  ».
Le FMLN, dit-il, n’est pas « un corps monolithique  ».
Le CAFTA est un exemple de sujet que certains des officiels du FMLN ont condamné de manière catégorique durant la campagne. Pour l’heure, Funes a déclaré qu’il ne se retirerait pas de l’accord de libre-échange en tant que président.
Reyes concède cela, « On a dit au Salvador que le CAFTA créerait des centaines d’emplois, qu’il inonderait le pays d’investissements étrangers, de transferts de technologie, et que les institutions de justice et du travail travailleraient mieux  », dit-il. « La réalité est que cela n’est pas arrivé  ».
Hato Hasbun, l’un des plus proches conseillers personnels de Funes et autrefois son professeur de sociologie, refuse de suggérer que le parti du FMLN pourrait procéder à des changements radicaux après la prise de pouvoir.
« Nous devons respecter les accords internationaux qui ont été signés  », déclare Hasburn, « mais rien n’est gravé dans le marbre, et nous n’allons pas idéologiser le débat. Nous allons prendre des décisions sur la base de la réalité actuelle. Nous voulons être un gouvernement responsable, pas un gouvernement réactionnaire  ».
A la différence du défunt Schafik Handal et d’autres partisans de la ligne dure à l’intérieur d’el frente, Funes bénéficie d’un soutien au sein de la communauté d’affaires salvadorienne. Cet appui inclut une riche fraternité de supporters sans attaches avec le FMLN, dont beaucoup se disent « amigos de Mauricio  » [« amis de Maurice  »].
« Une des choses intéressantes à propos de Funes est qu’il existe des secteurs d’affaires réellement disposés à œuvrer à ses côtés  », déclare Geoff Thale du Washington Office on Latin America, une coalition qui promeut les droits de l’homme, la démocratie et la justice économique et sociale dans la région. « Bien qu’ils ne soient pas enthousiastes, ils restent mécontents des 20 ans de gouvernement de l’ARENA  ».
Thale déclare qu’il n’avait pas réalisé combien les choses avaient changé depuis la guerre jusqu’à ce qu’il rencontre récemment un ancien commandant de la guérilla, qu’il connaissait, dans un hôtel à San Salvador. Lorsqu’il lui a demandé ce qu’il était sur le point de faire, l’ancien commandant a répondu qu’il partait pour un rendez-vous d’affaire à la chambre de commerce.
Plaire à la base
Là où les critiques voient des messages confus entre Funes et les partisans de la ligne dure du parti, Martinez n’y voit qu’une simple différence dans l’approche politique.
« El frente est un parti social-démocrate maintenant, mais un parti qui veut aller vers une révolution socialiste. Ils font cela pour leur base… des gens vivant en zones rurales qui ont été combattants ou des familles d’anciens combattants. Si el frente venait à renoncer à son effort de construire une société socialiste, il perdrait une bonne partie de ce qu’il considère comme son vote de solidarité, son voto duro  ».
En ce dimanche matin de la mi-octobre, le voto duro n’était pas dur à identifier. Ces militants se promènent souvent en marée rouge, chantant des chansons et récitant des poèmes en hommage à leurs commandants disparus. De retour au Parc Cuscatlán, une chanson bien connue retentit dans l’agréable climat centre-américain. A l’autre bout du parc, une foule bien habillée est assise sous une tente blanche, écoutant les hauts parleurs qui entonnaient la voix de Frank Sinatra, et son ode à la ville du capitalisme, « New York, New York  »
Le Salvador reste un pays vivant entre le passé et le présent — divisé idéologiquement entre la droite et la gauche et conservant beaucoup des mêmes figures de la guerre civile, lesquelles s’évertuent à crier en direction de tous ceux qui veulent bien les écouter.
Mauricio Funes saura t-il combler ces divisions — ou leur succombera-t-il — ; ceci reste une question à laquelle personne ne peut répondre.
[1] [RISAL] Voir à ce sujet les articles publiés sur RISAL.info à l’époque : www.risal.info/spip.php ?mot253.
Ce reportage a été possible grâce à un financement de Communitas.
Source : In These Times, décembre 2008.
Crédit :Alex Steffler, sous licence Creative Commons.