Les constructeurs automobiles s’intéressent à nouveau à l’électrique et lorgnent sur les réserves boliviennes de lithium. Le président Evo Morales conditionne son exploitation à son industrialisation in situ.
L’électricité ne fonctionne que de 19h à 22h, l’eau potable est rationnée, le bus ne passe qu’une fois par semaine, et la ville la plus proche, Uyuni, est à trois heures d’une piste défoncée... Les quelque 500 habitants qui composent la communauté de Rio Grande, au coeur de l’altiplano bolivien, vont pourtant bientôt sortir de leur isolement et auront accès à tous les services de base : le président Evo Morales en personne s’y est engagé. Et pour ne pas rester en reste, le préfet du département de Potosi a assuré que la route sera bientôt asphaltée. C’est que ce petit coin si longtemps oublié du monde, en bordure du salar d’Uyuni à plus de 3600 mètres d’altitude, incarne désormais le futur de la Bolivie, le nouvel Eldorado... C’est ici que se construit la première usine pilote pour l’exploitation du lithium.
Révolution énergétique
Le lithium ? C’est le plus léger des métaux sur la planète, et un excellent transporteur d’énergie. Il est donc appelé à jouer un rôle fondamental dans l’industrie automobile du XXIe siècle. A la base même d’une véritable révolution énergétique : grâce à lui, les batteries des voitures électriques seront désormais non seulement non polluantes, mais aussi plus légères, plus petites et plus puissantes. Et donc susceptibles de mettre un terme à la dépendance vis-à -vis des hydrocarbures.
Ce changement fondamental dans le mode de propulsion des voitures intéresse de plus en plus les grands constructeurs. Présentée au salon international de Detroit en début d’année, la Chevrolet Volt de General Motors devrait être commercialisée en 2010. Et Genève n’est pas en reste, avec la présentation en grande première de la nouvelle voiture électrique de Mitsubishi, la i-Miev.
La carte du lithium dessine les contours d’une nouvelle géopolitique. Et il se trouve que la Bolivie détient plus de la moitié des réserves mondiales de ce métal aussi léger que précieux, principalement dans le salar d’Uyuni, une étendue de plus de 10 000 km2, vestige d’un lac d’eau de mer asséché. Certaines études évoquent des réserves atteignant près de 6 millions de tonnes de lithium, d’autres parlent de 9 millions.
« Mais ces études n’ont pris en compte que la première couche de saumure, qui renferme le lithium. Or le salar alterne des couches de saumure et d’argile jusqu’à plusieurs centaines de mètres de profondeur. Ces réserves pourraient ainsi être vingt fois ou même cent fois supérieures  », confie Saul Villegas, directeur de la section des ressources évaporistiques au sein de la COMIBOL, l’entreprise minière publique, chargée par l’Etat bolivien de l’exploitation du lithium. Si ce dernier doit être le pétrole du XXIe siècle, « alors la Bolivie sera son Arabie saoudite  ».
De quoi susciter bien des convoitises... « Si on veut être leaders dans la réalisation de la prochaine génération d’automobiles, nous devons absolument être en Bolivie  », a récemment lâché à La Paz un responsable de la firme Mitsubishi. Et il n’est pas le seul à le penser... Le sud-coréen LG (constructeur de batteries pour General Motors) et le groupe français Bolloré frappent aussi à la porte...
Maître de ses ressources
Evo Morales est d’ailleurs encore sous le charme de sa visite en France, le mois dernier, qui lui a notamment permis de visiter l’entreprise présidée par Vincent Bolloré. « J’ai été impressionné par leur développement technologique  », avoue le président bolivien, qui a pu se mettre au volant d’un prototype de voiture électrique, la Blue Car, développée en partenariat avec Pininfarina.
Mais la Bolivie ne bégayera pas son histoire. « Nous ne serons plus les fournisseurs serviles de matières premières vendues à bas prix  », prévient Saul Villegas. Le responsable de la COMIBOL en est conscient, « la Bolivie vit la troisième grande opportunité de son histoire  ». Et les deux premières ont surtout été l’histoire d’un pillage organisé, entamé en 1545 avec l’exploitation des mines d’argent et d’étain de Potosi par les conquistadores, et poursuivi au XXe siècle par l’exportation du gaz naturel par des entreprises transnationales.
En récitant volontiers la nouvelle Constitution adoptée le 25 janvier, qui empêche la privatisation des ressources naturelles, Evo Morales se montre d’ailleurs très clair : « L’exploitation du lithium est conditionnée à son industrialisation dans le pays. Et quels que soient les partenaires, l’Etat en restera propriétaire et en aura le contrôle. A terme, je souhaite surtout que les batteries soient fabriquées ici. D’ici quelques années, j’espère même que nous produirons des voitures électriques en Bolivie !  »
En attendant, la Bolivie a pris les devants et investi 6 millions de dollars dans la construction d’une usine pilote à Rio Grande, sur les bords du salar d’Uyuni, et de 150 000 m2 de piscines d’évaporation. « Nous développerons ici, dès la fin de l’année, la meilleure technologie permettant de séparer le lithium de la saumure, puis d’obtenir le carbonate de lithium, la substance essentielle pour la fabrication des batteries. Cette technologie est complexe, les recherches sont longues, mais c’est à la portée de la Bolivie  », poursuit Saul Villegas.
Usine en construction
L’usine pilote devrait produire dès l’an prochain 40 tonnes de carbonate de lithium par mois. Lorsque le procédé sera au point, les usines d’industrialisation qui seront alors construites (en principe d’ici à 2015) devraient permettre la production de plus de 20 000 tonnes annuelles, « de quoi alimenter pendant des centaines d’années les batteries de millions de voitures électriques, qui n’utilisent que quelques kilos de lithium chacune  ».
Mais les investissements sont tout de même estimés à 300 millions de dollars. « On attend donc de nos partenaires français, japonais ou coréens qu’ils investissent dès aujourd’hui, avec en contrepartie la garantie d’être des clients privilégiés pour l’obtention du carbonate de lithium, dont l’industrie automobile dépend  », poursuit Saul Villegas.
Dans cet échange, la Bolivie ne se retrouve-t-elle pourtant pas simple exportatrice de matière première ? Que devient la construction de batteries, voire de voitures, objectif avoué du président Evo Morales ? « Derrière les discours politiques, il faut voir la réalité. Dans le domaine de la construction de batteries, aucune proposition concrète n’a encore été faite de la part des entreprises européennes et asiatiques. Les conditions posées par le gouvernement ne les enchantent guère  », reconnaît un expert de la COMIBOL. Le bras de fer ne fait donc que commencer : « Pour construire des batteries, la Bolivie a absolument besoin de la technologie d’une entreprise comme Bolloré. Comme Bolloré a absolument besoin de notre lithium pour construire ses batteries...  »
Quoiqu’il en soit, les éventuels partenaires sont avertis : la Bolivie d’Evo Morales ne se brade plus. « Avant de signer n’importe quel accord, j’irai consulter les mouvements sociaux du département de Potosi  », explique d’ailleurs le président. C’est le respect du contrôle social, consacré lui aussi par la nouvelle constitution. Membre de la Fédération régionale des travailleurs paysans de l’altiplano du sud, Leopoldo Cabrera ne voit pas d’un mauvais oeil l’arrivée d’entreprises étrangères, mais il avertit : « C’est le gouvernement et nous, les mouvements sociaux, qui garderont la main sur nos richesses.  »
La Paz n’est pas pressée d’étatiser les anciennes mines
par Bénito Pérez
Le nouveau credo bolivien dans le domaine des ressources naturelles, dont le pays regorge, est simple : redonner à l’Etat la mainmise sur les richesses du sous-sol, tout en restant ouvert aux investissements étrangers. L’exploitation d’El Mutun, une montagne du nord-est de la Bolivie qui regorge de fer et de manganèse (40 millions de tonnes sur une surface de 62 km2), en est la parfaite illustration : l’Etat bolivien a signé l’an dernier un accord avec l’entreprise indienne Jindal Steel, qui investira 300 millions cette année et 1,5 milliard d’ici à cinq ans pour exploiter le site, qui reste sous le giron de l’Etat. Dans le domaine des hydrocarbures (la Bolivie possède les deuxièmes réserves de gaz naturel du continent, derrière le Venezuela), la politique d’Evo Morales apparaît plus radicale. Le 1er mai 2006, le président bolivien annonce en effet avec fracas la nationalisation du secteur, et investit avec l’aide de l’armée le champ de gaz naturel de San Alberto. Il ouvre dans la foulée des négociations avec l’ensemble des entreprises étrangères présentes en Bolivie afin de réviser les contrats, qui jusque-là n’octroyaient que 18% des royalties à l’Etat. L’espagnole Repsol ou la brésilienne Petrobras rechignent dans un premier temps avant d’accepter l’inéluctable. Désormais les pourcentages des royalties sont pratiquement inversés. Evo Morales annonce alors que ce processus de nationalisation permettra à l’Etat de faire passer ses revenus annuels de 300 millions à 1,2 milliard de dollars. Dans la foulée, il finance la mise en place de deux piliers de son programme social avec la manne des hydrocarbures : la Renta Dignidad, une rente universelle pour tous les Boliviens de plus de 60 ans, et le Bono Juancito Pinto, une aide annuelle à tous les écoliers du pays. La marche en avant de la nationalisation se poursuit, à coup de décrets présidentiels et de rachat d’actions. Dernier épisode en date : la prise de contrôle le 23 janvier de la compagnie pétrolière Chaco, filiale du groupe BP.
Et pourtant, sur la gauche du gouvernement, certains mouvements sociaux plus radicaux font la moue, réclamant le départ pur et simple des multinationales du pays et accusant Evo Morales de faire passer une renégociation de contrats pour une nationalisation. Dans le domaine de l’exploitation des mines, autre richesse du sous-sol bolivien, le gouvernement a joué une carte beaucoup plus prudente et la nationalisation du secteur n’est aujourd’hui plus à l’ordre du jour.
Etatisées en 1952, les mines boliviennes ont été abandonnées par l’Etat en 1985 lors de la chute dramatique du prix des minerais. L’avenir de dizaines de milliers de mineurs n’a alors pu être assuré que par la constitution de centaines de coopératives privées, au bénéfice d’une concession. Juan, mineur coopérativiste à Potosi, résume aujourd’hui la situation : « Ca fait trois décennies qu’on creuse nos galeries sans l’aide de personne, et l’Etat voudrait aujourd’hui les nationaliser pour bénéficier de ses revenus ? C’est exclu. Si Evo Morales veut profiter des minerais, qu’il creuse ses propres tunnels !  »
En année électorale, le président sait donc qu’il ne peut pas s’aliéner l’appui potentiel du secteur des coopératives minières. Et la chute du prix des minerais provoquée par la crise économique l’incitera d’ailleurs encore moins à nationaliser un secteur actuellement en crise.
Source : Le Courrier, Genève, 10 Mars 2009.
Un homme revient de son travail de collecteur de sel, lequel contient du lithium.
CC Carlos Adampol 2008.