L’autre moi de Lucio Gutiérrez
par Kintto Lucas
Article publié le 5 mars 2003

Depuis qu’il a pris la tête du gouvernement équatorien, le président Lucio Gutiérrez paraît obstiné àse différencier politiquement du président du Venezuela Hugo Chávez, afin de ne pas provoquer les craintes du gouvernement des Etats-Unis. Son voyage àWashington pour se réunir avec le président états-unien, George W. Bush et d’autres autorités, a levé, en principe, les doutes. L’anxiété de Gutiérrez àdémontrer qu’il est un allié de ce gouvernement et sa demande d’aide pour le président colombien Alvaro Uribe Vélez a ému le gouvernement des Etats-Unis qui lui a offert son soutien.

Le président équatorien a aussi indiqué que l’exploitation pétrolière de son pays est ouverte aux entreprises pétrolières états-uniennes, bien que nombre d’entre elles aient été accusées de provoquer de graves dommages àl’environnement et contre les peuples indigènes de l’Amazonie équatorienne.

Peut-être qu’en connaissant la faculté de Gutiérrez àassumer des compromis qu’il ne respectera pas, comme il paraît l’avoir fait avec le mouvement indigène, Bush fils expliqua que c’était le temps des paroles, mais que venait celui des actions.

Steve Johnson, membre de The Heritage Foundation, une organisation de grande influence dans les cercles du pouvoir àWashington, a souligné le changement politique qu’il a observé entre le Gutiérrez de la campagne électorale et celui qui s’est entretenu avec Bush.

En Équateur, certains politiques de droite n’ont pas dissimulé leur enthousiasme " par la direction " qui semble avoir choisie Gutiérrez.

Souriant devant les caméras de télévision, Blasco Peñaherrera, ex-vice-président de León Febres Cordero [président équatorien de 1984 à1988, NdT] a souligné " le succès" du voyage de Gutiérrez au point de vue économique pour avoir signé la lettre d’intentions avec le Fonds monétaire international et au point de vue politique par l’accueil de Bush fils et l’alignement àla politique des Etats-Unis. Son fils Blasquito, analyste politique et propriétaire d’un institut de sondage a été plus loin que son père et a assuré que la voie de Gutiérrez définie, ceux qui n’étaient pas d’accord avec sa politique " devaient s’en aller du gouvernement ", en faisant allusion àPachakutik et au Mouvement Populaire Démocratique (MPD).

Chávez et son ministre néo-libéral

Semblables avaient été les réactions de secteurs de la droite vénézuélienne quand Chávez effectua plusieurs voyages àl’étranger une fois élu. Entre le 6 décembre 1998 [jour de sa première victoire aux élections présidentielles, NdT] et son entrée en fonction le 2 février 1999, le président vénézuélien rendit visite àdivers chefs d’Etat. "Les changements sont évidents - disait l’éditorial d’un journal àl’époque. De ce commandant revêtu de l’uniforme vert olive, en passant par ce candidat aux sweats rougeâtres de la campagne, [Chávez] est aujourd’hui un visiteur notable de plusieurs pays" comme l’Allemagne, la France, l’Italie, le Canada, Cuba, et "il se trouve avec l’homme le plus puissant du monde, Bill Clinton", lui dit qu’il le soutiendra dans la lutte contre le trafic de drogues et que le Venezuela et les Etats-Unis peuvent mutuellement s’entraider.

Chávez essayait de modifier l’image que lui avaient taillée les secteurs de droite, comme cela se produit aujourd’hui avec Gutiérrez, mais Chávez, lui, démontrait son indépendance en visitant aussi Cuba.

Dans le secteur économique, le président vénézuélien voulait aussi donner de "bons signaux" et avait nommé Maritza Izaguirre, connue comme une défenseuse de la pensée néo-libérale, au poste de ministre des Finances, cette dernière l’ayant déjàété dans le précédent gouvernement du président Rafaë l Caldera.

Dans son discours d’entrée en fonction du 2 février 1999, Chávez disait que dans le secteur économique il était urgent de résorber le déficit fiscal, ce pourquoi "la ministre des Finances Maritza Izaguirre doit expliquer aux Vénézuéliens les mesures d’ordre fiscal que nous préparons, la réduction de l’impôt sur la consommation somptuaire et les ventes en ros, par exemple, qui est un des plus hauts du continent, mais sa transformation en un Impôt sur la Valeur ajoutée et l’extension de la base de collecte est quelque chose d’urgent ; selon nos calculs, là, nous pourrions demander ou augmenter la collecte de presque un point du Produit Intérieur Brut, pour rendre maniable cet immense trou fiscal dont nous héritons ".

Le président du Venezuela essayait aussi de lever les doutes. "Depuis sa Majesté le Roi Juan Carlos de Bourbon jusqu’au Premier Ministre canadien, depuis le Président du Gouvernement espagnol José María Aznar jusqu’au Président des Etats-Unis Bill Clinton, du Président ou Directeur Exécutif du Fonds Monétaire International, Monsieur Camdessus, en passant par le Directeur de la Banque Mondiale et de la Banque Interaméricaine de Développement, et au Club de Paris, nous avons parlé avec tous ces derniers quarante jours ; nous ne nous sommes pas reposés et vous le savez, en cherchant, en voyageant, en parlant, en essayant de convaincre, d’abord : que je ne suis pas le diable".

Il réitérait aussi sa confiance dans la libre entreprise et dans les forces du marché, en faisant appel àplusieurs reprises àl’investissement étranger, et en se prononçant pour la totale ouverture pétrolière vénézuélienne au capital étranger. Il expliquait que son projet n’était ni étatiste ni " néolibéral àl’extrême ". " Nous cherchons un point intermédiaire, autant d’Etat que c’est nécessaire et autant de marché que c’est possible. La main invisible du marché et la main visible de l’État, ce sont vos propos, Président Mahuad [président équatorien de 1998 àjanvier 2000, NdT] lors de votre entrée en fonction au digne poste de président de la République sœur d’Équateur", commentait le président vénézuélien lors son discours inaugural.

Le président de General Motors du Venezuela, l’Etats-unien Michael Nylin, lançait des éloges àChávez, et lui disait : "nous serions plus riches comme Américains et comme êtres humains si nous adoptions une attitude d’aide, d’appui et d’assistance" envers Chávez.

Un chemin différent

Au-delàde la contradiction apparente de ses déclarations, Chávez a suivi son propre chemin de construction d’une Venezuela différente, a promu une nouvelle Constitution, a bénéficié ànouveau de l’appui du peuple dans les urnes et a entamé les changements sur lesquels il s’était engagé. Il a créé le Pouvoir de la fiscalia et le pouvoir citoyen dirigé àpartir d’un Conseil moral républicain chargé de coordonner le Bureau du procureur général de la justice, celui du Défenseur du peuple et la Cour de comptes. Il s’agit d’un pouvoir de contrôle semblable au quatrième pouvoir que proposait Lucio Gutiérrez pendant sa campagne.

En observant la " voie bolivarienne ", les Etats-Unis ont commencé àfaire pression sur le gouvernement vénézuélien en gelant les prêts annoncés pour le développement du pays. Peter Romarin, représentant du Département d’État pour l’Amérique latine, accusa alors Chávez de soutenir le terrorisme en Colombie, en Bolivie et en Équateur. Vinrent ensuite les paros [les dites grèves de l’opposition, NdT] contre le gouvernement, et un approfondissement du processus bolivarien, avec des lois sociales en faveur des paysans, des pêcheurs et d’autres secteurs. En avril 2002, quand les chefs d’entreprise vénézuéliens unis àquelques commandants des forces armées, àla bureaucratie syndicale et aux médias de masse ont organisé un coup d’état contre Chávez, avec l’appui du gouvernement états-unien, le peuple vénézuélien et les secteurs nationalistes des forces armées sortirent dans la rue pour défendre le mandataire et résister au coup d’Etat.

La peur que Gutiérrez suive le même chemin que Chávez, a poussé le gouvernement des Etats-Unis àagir rapidement. D’abord par son ambassade en Équateur, et, ensuite, directement, en recevant, avec les honneurs, le nouveau président équatorien. Le jour même du triomphe électoral qui l’a porté àla présidence et tandis qu’il attendait une interview avec Jorge Gestoso pour CNN àl’Hôtel Sheraton, Oscar Ayerve, conseiller de Gutiérrez, prit son téléphone cellulaire et le passa au colonel. Le salon était silencieux mais peu se rendirent compte de l’appel. Il s’agissait de l’ambassadeur des Etats-Unis transmettant àGutiérrez les félicitations de George W.Bush et le consultant pour savoir quand il pourrait recevoir un appel direct du président états-unien.

Entre espoir et déception

Entre les processus vénézuélien et équatorien, il y a plusieurs similitudes, mais beaucoup de différences aussi. Chávez possède une plus grande cohérence idéologique, Gutiérrez ne paraît pas l’avoir et dépend beaucoup des pressions du rapport de forces du moment. Bien que Chávez ait entamé son gouvernement avec des mesures de type néo-libérale, il ne s’est pas engagé avec le FMI àrespecter des compromis aussi néfastes que ceux qui sont dans la lettre d’intentions équatorienne. La ministre Izaguirre, qui est restée un an au sein du gouvernement, n’a jamais bénéficié d’un rapport de forces en sa faveur comme semblent l’avoir Mauricio Pozo et Guillermo Lasso [le premier est l’actuel ministre de l’Economie et des Finances du gouvernement Gutierrez, le second ambassadeur itinérant de ce même exécutif, ancien banquier et lié aux gouvernements précédents, NdT]. Chávez s’entoura de cadres politiques indiscutablement de gauche, ayant une grande trajectoire et une capacité àmarquer une direction différente, comme Alí Rodriguez [ancien guérillero et actuel président de Petroleos de Venezuela- PDVSA, NdT] ou José Vicente Rangel [actuel vice-président de la république, NdT] entre autres. Gutiérrez est entouré de conseillers qui laissent davantage àdésirer. En outre, les organisations de gauche qui sont dans le gouvernement équatorien comme Pachakutik et le Mouvement Populaire Démocratique (MPD) sont limitées pour changer la corrélation de forces, car elles ont de grandes faiblesses politiques, ne savent pas faire pression pour un projet et n’arrivent pas àavancer unies comme elles devraient le faire. La CONAIE et d’autres organisations sociales ne montrent pas non plus une capacité àtravailler pour un projet différent au-delàdes postes gouvernementaux. Peut-être qu’Ecuarunari est l’organisation la plus cohérente recherchant l’indépendance du mouvement indigène. Le reste de la gauche et du centre-gauche équatorien a déjàaccompli son triste rôle de destruction, avec ses agissements, de nombreuses années de travail.

La direction qu’a prise le gouvernement de Lucio Gutiérrez va de l’espoir àla déception. Seul l’action unie hors et àl’intérieur du gouvernement peut changer le rapport de forces. Dans ses déclarations, le colonel Gutierrez a démontré qu’il a deux personnalités, assumant celle qui lui convient en fonction de l’auditoire. Mais dans ses actions il suit le line de Pozo et de Lasso. Lequel d’entre eux est l’autre moi de Lucio Gutiérrez ?

Source : Quincenario Tintají, mars 2003.

Traduction : Frédéric Lévêque, pour RISAL (www.risal.info).

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