Les crises financières à répétition de la fin des années 90 avaient lancé les débats autour de la réforme de l’architecture financière internationale. A la veille de l’Assemblée de printemps du FMI et de la Banque mondiale à Washington, le constat est amer : la dite réforme s’est limitée à quelques mesures " prudentielles " et de transparence, tandis que l’arrivée de l’administration Bush oriente les débats vers une plus grande confiance dans les marchés financiers.
Les débats au sein du G7
Les débats autour de la réforme des institutions financières internationales sont en cours depuis plusieurs mois au sein des gouvernements du G7.
Aux Etats-Unis, l’événement en la matière a été sans conteste le vote au Congrès du Rapport Meltzer en mars 2000. Outre l’annulation de la dette des pays pauvres et le remplacement des conditionnalités par des " conseils de politiques économiques ", le Rapport propose une réforme de chaque institution. D’une part, le Rapport désire recentrer l’action du FMI sur la stabilisation du système financier par la récolte d’informations sur les pays emprunteurs et par l’abandon de son rôle de " pompier automatique " au profit d’un rôle de prêteur en dernier ressort plus mesuré et laissant davantage de place à l’autorégulation du marché - les prêts à court terme en période de crise se feraient ainsi à un taux dit de pénalité, supérieur à celui qu’offrent les marchés financiers, afin de ne pas s’y substituer.
D’autre part, la Banque mondiale ne prêtant qu’à quelques pays ayant déjà accès aux capitaux privés et ayant elle-même évalué que seul un programme sur quatre présente des résultats satisfaisants, elle doit, selon le Rapport Meltzer, réorienter ses prêts vers les pays les plus pauvres n’ayant pas accès aux capitaux du secteur privé - la Banque mondiale deviendrait ainsi l’Agence mondiale de développement et devrait se concentrer sur la production des biens publics globaux (santé, environnement, infrastructures, etc.).
Suite aux élections ayant désigné le républicain George W. Bush à la présidence des Etats-Unis, le contenu du Rapport Meltzer est devenu brà »lant. En effet, son orientation a fortement été insufflée par la frange radicale du Parti républicain (traditionnellement opposé aux organisations internationales n’étant pas totalement sous contrôle des Etats-Unis) et nombre de ses partisans sont désormais à la tête du Trésor américain. Ainsi, les Lawrence B. Lindsley (conseiller économique en chef du président Bush), Kenneth W. Dam (sous-secrétaire aux Finances) et autres John B. Taylor (sous-secrétaire au Trésor pour les Affaires internationales) sont aujourd’hui à la tête de l’économie américaine après avoir violemment critiqué la politique des institutions financières internationales avant leur nomination. Certaines de leurs positions se retrouvent aujourd’hui en débat. La place de James Wolfensohn à la direction de la Banque mondiale serait menacée.
Mais les dramatiques attentats terroristes du 11 septembre 2001 ont simultanément sauvé la tête de Wolfensohn (momentanément ?) et donné un nouveau souffle à l’intérêt de l’administration Bush envers le FMI, puisque les Etats-Unis ont pu s’assurer du soutien du Pakistan, ancien allié des Talibans et au bord de la banqueroute (la dette du Pakistan rogne 45% du budget du pays), en lui octroyant un nouveau prêt de 135 millions de dollars par le biais du FMI et en lui accordant un rééchelonnement de sa dette à l’égard du Club de Paris (le cartel des pays créanciers). On comprend pourquoi le Prix Nobel Joseph Stiglitz qualifie la problématique de la dette extérieure de "nouvelle guerre froide".
En outre, l’administration Bush répète depuis le G7 de Gênes (juillet 2002) sa volonté de voir 50% des financements de la Banque mondiale s’opérer sous forme de dons envers les pays pauvres (alors qu’actuellement 99% de ces financements sont des prêts). James Wolfensohn rétorque qu’une telle mesure entraînerait la faillite de la Banque. Cela pourrait d’ailleurs être là un des objectifs des républicains américains, agacés par l’excès d’autonomie affiché par la Banque ces dernières années (notamment dans le chef de son ex-vice président Joseph Stiglitz). Mais leur objectif prioritaire est sans doute celui évoqué dans une note d’Adam Lenick et Alan Meltzer (directeur du Rapport Meltzer), qui proposent de conditionner les dons de la Banque à l’ouverture aux investisseurs internationaux des services des pays " aidés " (y compris la santé et l’éducation). De la sorte, les conditions des dons renforceraient les négociations de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS) de l’OMC, qui visent l’ouverture à la concurrence mondiale des juteux marchés des services (incluant l’ensemble des services publics).
En France, l’Assemblée parlementaire entend se doter d’un instrument permettant un contrôle suivi et rigoureux des activités du FMI et de la Banque mondiale, contestant par là la chasse gardée du Trésor français en la matière. La France prône également le renforcement de l’instance de direction politique du FMI (le Comité intérimaire qui rassemble les ministres des Finances des 24 principaux pays), afin de confier à l’institution le rôle de banquier mondial.
Le Japon défend quant à lui l’idée d’une décentralisation par la création de Fonds monétaires régionaux et une plus grande interaction entre ces Fonds et les pays en difficulté.
Enfin, le Royaume-Uni défend la création d’un nouveau comité intégrant les actions du FMI (intervention en cas de crise), de la Banque mondiale (politique structurelle) et de la Banque des règlements internationaux (forum de stabilité financière).
Les débats au sein du FMI
Début 2001, le remplacement de Stanley Fischer par Anne Krueger au poste de n°2 du FMI a semblé confirmer le virage désiré par les républicains américains. Mais l’harmonie des points de vue n’est pas garantie pour autant.
Afin de répondre aux critiques accusant le FMI de dilapider l’argent des contribuables dans de coà »teux " plans de sauvetage ", Anne Krueger prône l’établissement d’un système de protection des faillites des Etats comparable à la loi américaine sur les faillites des entreprises (le chapitre 11 de la Constitution).
Sa proposition rejoint celle du Rapport Meltzer : limiter le rôle du FMI comme prêteur en dernier ressort et mouiller davantage le secteur privé dans la résolution des crises. Concrètement, en cas de crise financière, les créanciers privés et le pays débiteur se réuniraient autour d’une table pour négocier la restructuration des dettes non viables. Ce cadre légal permettrait au pays débiteur de négocier simultanément avec l’ensemble des créanciers, sans subir la pression d’éventuels créanciers de poids (notamment les puissants "zinzins" avides de remboursements rapides). En contrepartie, le pays en crise serait tenu d’appliquer les mesures économiques saines indispensables au rétablissement de la " confiance " des marchés.
Evidemment, le FMI jouerait un rôle central dans cette pièce. Selon Anne Krueger, " le FMI a un rôle crucial à jouer, car c’est l’enceinte dans laquelle la communauté internationale peut se prononcer sur la viabilité de la dette d’un pays et sur le bien-fondé de sa politique économique " (Le Monde Economie, 19 février 2002). On retrouve ici le second volet de la proposition Meltzer, à savoir la récolte d’informations nécessaires à la définition des réformes d’ajustement qui, selon Anne Krueger, permettrait au FMI de jouer le rôle d’a rbitre (à l’image du panel de l’OMC qui statue en cas de litige commercial entre deux pays).
Plusieurs critiques sont à émettre à l’égard de ce projet. D’abord, comme le soulignait la CNUCED à propos du Rapport Meltzer, " ces propositions font trop confiance aux forces du marché pour à la fois résoudre les crises financières et assurer le financement du développement " (CNUCED, Rapport 2001, Aperçu général, p. 15).
Ensuite, dans ce schéma, le FMI serait à la fois juge et partie, puisqu’il octroie lui-même des prêts et est donc également créancier. En outre, le rapport de force resterait clairement au désavantage du pays endetté, esseulé face au FMI et à des marchés financiers jamais très enclins à assumer leurs responsabilités dans les crises.
Enfin, les caisses d’un Etat ne sont pas celles d’une entreprise. Cette dernière, quand elle est en faillite, licencie massivement. Quid pour les citoyens d’un Etat ? C’est d’ailleurs là toute la nuance qui existe entre le chapitre 11 (concernant les entreprises) et le chapitre 9 (concernant les municipalités) de la Constitution américaine, ce dernier prenant en compte les besoins vitaux du débiteur comme préalable à toute négociation - une notion similaire à la notion d’"état de nécessité" existant dans le droit international et qui devrait être utilisée pour garantir les droits fondamentaux universels, un pays débiteur pouvant légalement refuser un programme d’ajustement structurel rendant impossible le financement public des services sociaux de base.
Parallèlement, on peut s’interroger sur la pertinence de confier au FMI le rôle de prêteur en dernier ressort, fut-il limité. L’économiste Michel Aglietta affirme ainsi que " le FMI ne peut pas être prêteur en dernier ressort (...), son incapacité à créer de la monnaie et sa raison d’être consistent à corriger des déséquilibres macroéconomiques, pas à préserver la liquidité des marchés. (...) Le prêteur en dernier ressort ne peut être qu’un réseau de coopération volontaire entre banques centrales " (Courrier de la planète n°52, 1999, IV).
Mais d’autres critiques, bien différentes, émanent de l’administration Bush, qui a pourtant placé Anne Krueger à son nouveau poste. A de telles négociations multilatérales, le Trésor américain préfère les accords directs entre pays endetté et créanciers (et donc le rapport de force en cadre légal). C’est là pour Anne Krueger, qui a fixé l’horizon 2005 pour réaliser son projet, une épine de taille : toute modification de la Charte du FMI nécessite 85% des voix, alors que les Etats-Unis en possèdent 17,35% à eux seuls.
Vers quelle architecture institutionnelle et financière internationale ?
Si les républicains américains et les souverainistes ont de tout temps été opposés à toute espèce d’institution mondiale faisant de l’ombre à la suprématie des Etats-Unis ou de l’Etat nation, le mouvement altermondialiste cultive quant à lui des desseins bien différents, puisque son souci est de donner à l’architecture institutionnelle internationale une orientation démocratique et centrée sur la garantie universelle des droits fondamentaux.
Aussi, si un débat entre " abolitionnistes " et " réformistes " est actuellement en cours au sein de ce mouvement, cette distinction est sans doute plus artificielle qu’il n’y paraît. En effet, les " abolitionnistes " désirent remplacer les institutions financières actuelles par de nouvelles plus démocratiques et centrées sur les intérêts des citoyen(ne)s du monde, tandis que les " réformistes " désirent transformer les institutions actuelles en de nouvelles ayant les mêmes qualités. En clair, la distinction entre les deux courants concerne plus la manière d’aboutir à une nouvelle architecture internationale que le type d’architecture à mettre en place. Aussi est-il dans un premier temps plus pertinent de s’accorder sur la fin plutôt que sur les moyens, afin de définir clairement vers quel type d’architecture institutionnelle et financière les altermondialistes veulent s’orienter.
Il est raisonnable de penser que le monde économique a besoin d’une banque mondiale à fonds publics pour financer le développement (sorte d’instance de redistribution entre pays riches et pays pauvres) et d’une institution multilatérale veillant à la réglementation du système financier international. Mais il est tout aussi raisonnable de penser que les institutions financières internationales ne peuvent agir en dehors de tout cadre légal et démocratique (le FMI et la Banque mondiale ne se considèrent pas soumis aux décisions de l’Assemblée générale de l’ONU) et que leurs missions, dénaturées depuis leur création en 1944, doivent être redéfinies en rapport aux nouveaux enjeux.
1. Cohésion institutionnelle et hiérarchisation des normes de droit :
Les institutions financières internationales - tout comme l’Organisation mondiale du commerce qui cumule les pouvoirs en matière de commerce et crée sa propre hiérarchisation des normes -, doivent avant tout être juridiquement reliées à l’ONU - qui doit elle-même être démocratisée par une réforme de son Conseil de sécurité qui, en l’état actuel, est paralysé par le droit de veto offert à ses cinq membres permanents que sont les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la France, la Chine et la Russie -, à ses agences - CNUCED, UNESCO, OIT, Conseil Ecosoc, etc. - et au droit international produit par elles - Déclaration universelle des droits de l’homme ; Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels ; Accords multilatéraux sur l’environnement ; Conventions de base de l’OIT ; Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes ; etc.
Parallèlement, on ne peut laisser dans l’impunité les dirigeants de ces institutions qui ont été complices de régimes dictatoriaux et sanguinaires (soutien au régime de Videla en Argentine, au régime de l’apartheid en Afrique du Sud - le FMI agissant par là contre la recommandation de l’Assemblée générale de l’ONU de 1974 -, au Rwanda pré-génocidaire, à la Roumanie de Ceaucescu, etc.). Des poursuites en justice sont donc nécessaires, ce qui implique la possibilité de recours et donc la reconnaissance des institutions financières internationales comme sujettes du droit international, à côté des Etats.
La priorité des droits humains, sociaux et environnementaux peuvent en outre être garantis à l’échelle mondiale par de nouvelles organisations (Organisation mondiale de l’environnement, Organisation mondiale du développement social, Cour de justice économique et sociale internationale).
2. Démocratisation horizontale et verticale :
" Un dollar, une voix " ne peut rester le principe de décision au sein d’institutions aussi importantes. Actuellement, les Etats-Unis possèdent 17,35% des voix et ont donc un droit de veto, vu qu’il faut 85% des voix pour modifier la Charte du FMI et de la Banque mondiale. A l’opposé, 22 pays africains se partagent 1,17% des voix. Il est non seulement important de briser cette logique et d’aboutir à une règle plus démocratique (" un pays, une voix " ou une répartition liée à la démographie), mais aussi d’impliquer activement les populations concernées dans leur contrôle.
3. Décentralisation :
La centralisation de ces institutions ne va pas de soi. Comme le souligne notamment l’économiste philippin Walden Bello (directeur de Focus on the Global South), les institutions internationales centralisées ont toujours permis d’asseoir la suprématie des pays riches qui les contrôlent sur le reste du monde. Ainsi, il semble plus approprié de décentraliser leur action en les rapprochant des populations et en les adaptant aux spécificités régionales - la création d’économies régionales intégrées devant être appuyées. La proposition d’un Fonds monétaire asiatique par le Japon va dans ce sens, mais on mesure à la froideur du refus américain tout le chemin qu’il reste à couvrir pour persuader certaines parties du monde de l’intérêt d’une telle décentralisation.
4. Décumul des fonctions de financement du développement :
Depuis la crise de la dette des années 80, les missions du FMI et de la Banque mondiale ont quasiment fusionné pour se limiter au rôle de pompier (en dégageant des lignes de crédit pour boucher le déficit des paiements) et de gendarme (en conditionnant ces "aides" à des réformes néolibérales) du système mondial. Or, s’il est légitime pour un prêteur d’avoir un droit de regard sur la capacité de remboursement, ce droit est devenu exorbitant pour le FMI et la Banque mondiale : ils accordent des prêts d’une part et décident de leur affectation d’autre part, ceci en totale contradiction avec le principe de séparation des pouvoirs inhérent à tout système démocratique. En outre, les deux institutions raisonnent largement de façon macroéconomique : aussi longtemps que le produit des exportations couvre davantage la charge de l’endettement, elles sont satisfaites. Les conséquences sociales et écologiques ne semblent pas les intéresser.
Aussi est-il nécessaire de cesser de confier aux institutions financières internationales les fonctions simultanées de prêteur et de responsable des projets financés et de scinder les deux fonctions. Une instance serait chargée du financement d’un projet (avec un système de redistribution des pays riches vers les pays pauvres et un financement notamment basé sur des taxes globales - sur les transactions financières internationales, sur les émissions de CO2, etc.). Une autre - décentralisée en entités plus proches des réalités locales spécifiques et impliquant donc des modèles de développement participatifs - serait chargée de la viabilité économique du projet.
5. Régulation du système financier international :
En ce qui concerne la stabilité du système financier, le FMI a prouvé par l’absurde que ses interventions censées rassurer les marchés ont entraîné des cataclysmes financiers et de graves récessions. Les plans de sauvetage qu’il a ensuite concoctés pour socialiser les pertes des banques et des spéculateurs ont conforté les marchés dans leur irrationalité, l’aléa moral étant pris en charge par les contribuables. Reste à s’interroger sur les conséquences de l’absence de tels plans de sauvetage : sans contrôle des capitaux, la spéculation et les crises financières vont-elles réellement disparaître comme par miracle ? Evidemment non, ce qui implique d’établir des mesures de contrôle des mouvements de capitaux, afin d’inciter les investisseurs à investir de manière productive - la mesure la plus efficace semblant être le dépôt à la chilienne (encaje), imposant à tout investisseur de déposer pendant un an auprès de la banque centrale du pays 30% de la somme investie. Parallèlement, les investissements directs étrangers (IDE) n’ont aucun sens s’ils aboutissent systématiquement à des rapatriements massifs de bénéfices vers les maisons-mères. Des mesures de restriction doivent donc être appliquées, afin d’inciter les investisseurs étrangers à investir dans l’intérêt du pays d’accueil.
6. Régulation des échanges commerciaux internationaux :
La question des termes de l’échange est centrale dans la stabilité des relations Nord-Sud. Or, ils sont depuis deux décennies au désavantage des pays du Tiers Monde. Ces termes de l’échange creusent les déficits courants des pays en développement qui ne peuvent être durablement bouchés par l’afflux de capitaux internationaux soit absents, soit instables. Aussi, des mesures de stabilisation des cours mondiaux ou des revenus d’exportation se révèlent nécessaires à l’établissement d’un commerce mondial équitable. En outre, les règles de l’OMC permettant aux pays riches de se protéger des pays pauvres ne peuvent décemment perdurer. Les pays en développement doivent pouvoir utiliser à plein l’article 21 du GATT, qui leur permet de protéger leurs industries naissantes face à la concurrence mondiale.
Evidemment, de telles institutions ne verront le jour que si le panorama actuel de guerre économique laisse la place à une coopération internationale. Il faudra pour cela prendre conscience de l’interdépendance inhérente au processus de mondialisation (qui n’est en rien " naturellement " lié à l’idéologie néolibérale), impliquant qu’une prospérité durable au Nord ne pourra advenir sans prospérité durable au Sud.
Extrait de Arnaud Zacharie et Eric Toussaint, "Sortir de l’impasse" (syllepse/CADTM, 2002).