Après le lock-out patronal
Venezuela : la dette au coeur de la tourmente
par Ataulfo Riera
Article publié le mars 2003

Le Venezuela a connu tout au long des mois de décembre et janvier une nouvelle tentative de déstabilisation contre le gouvernement populaire du président Hugo Chávez. A travers une soi-disante "grève générale" (en réalité un lock-out patronal), l’opposition - avec àsa tête les mêmes auteurs du putsch manqué d’avril 2002 - a mené une véritable tentative de coup d’Etat économique. Si elle a finalement une fois de plus échoué, les conséquences économiques sont dramatiques. Dans ce contexte, la question de la dette extérieure acquiert plus d’importance encore.

Le Venezuela connaît une situation complexe dont la réalité sociale et politique est largement tronquée par les médias traditionnels. La situation vénézuélienne est avant tout caractérisée par une profonde polarisation sociale ; par un affrontement aigu entre classes sociales. Depuis son élection àla présidence en décembre 1998 (avec 56% des voix), Hugo Chávez a en effet mené une série de réformes politiques, sociales, culturelles et économiques qui heurtent directement les intérêts des classes dominantes. Les agissements réactionnaires et anti-démocratiques de ces dernières ont àleur tour provoqué une mobilisation et une conscientisation politique de plus en plus élevée parmi les classes populaires. C’est donc àun véritable processus révolutionnaire, largement inédit, que l’on assiste aujourd’hui.

Le caractère oligarchique de la bourgeoisie vénézuélienne est indéniable : pendant 40 ans, l’élite venezuelienne a dominé le pays àtravers un régime de bipartisme constitué par les partis Action Démocratique (AD, social-démocrate) et COPEI (chrétien-démocrate). Ce régime, caractérisé par un taux de corruption et de fraude généralisées, a littéralement dilapidé les richesses du pays. Alors que ce dernier possède des ressources extraordinaires (le Venezuela est le 5e producteur mondial de pétrole) qui ont généré 350 milliards de dollars en 30 ans, le pays compte 80% de pauvres.

L’Etat vénézuélien a toujours été l’instrument privilégié de domination, de corruption et de clientélisme aux mains de l’oligarchie. C’est pourquoi, après son accession au pouvoir, Chávez a dans un premier temps mené des réformes politiques structurelles en faisant élire une Assemblée constituante qui a rédigé une nouvelle Constitution, dite "bolivarienne" et qui est sans doute l’une des plus démocratique du monde. Cette Constitution consacre entre autres choses des droits importants pour les Indiens, affirme la nécessité d’atteindre la souveraineté alimentaire, proclame le pétrole comme richesse nationale ne pouvant être privatisée et instaure un système généralisé de démocratie participative beaucoup plus avancé qu’àPorto Alegre.

Idéologiquement, le processus de la "Révolution bolivarienne" comme l’a qualifié Chávez depuis son arrivée au pouvoir, s’inspire essentiellement de personnages historiques nationaux : Simon Bolivar, le héros de l’indépendance et de l’intégration latino-américaine) ; Simon Rodriguez, professeur de Bolivar et partisan des droits égaux pour les Indiens et les Noirs et favorable au développement endogène du pays ; et enfin Ezequiel Zamora, un général qui mena la lutte contre l’oligarchie et en faveur de la réforme agraire.

Réformes et contre-révolution

Adoptée par référendum àplus 70% des voix en 1999, la nouvelle Constitution bolivarienne donne le cadre dans lequel une série de lois sociales et économiques ont été prises àpartir de décembre 2001. Parmi ces 49 décrets-lois, il y a avant tout une réforme agraire qui limite les grandes propriétés terriennes (1% des propriétaires des terres possèdent 60% de ces dernières) et donne des droits étendus aux petits paysans. S’ajoutent une Loi sur la Pêche qui favorise les petits pêcheurs artisanaux contre les compagnies industrielles ; une loi qui oblige les banques àfinancer des projets productifs et non seulement spéculatifs ; une Loi sur les Hydrocarbure enfin, qui complète l’impossibilité inscrite dans la Constitution de toute privatisation de l’industrie pétrolière nationale.

Ces mesures, bien que limitées si l’on y regarde de plus près, ont toutefois littéralement enragé l’oligarchie qui, chassé du pouvoir politique, voit désormais ses intérêts économiques menacés. Avec l’aide des nombreux médias privés en sa possession, cette oligarchie a alors entamé une campagne permanente et systématique de dénigrement et de déstabilisation du gouvernement Chavez. Intoxiqué par la lourde propagande médiatique qui décrit Chávez comme un "dictateur castro-communiste" et ses partisans comme des "hordes de barbares", une bonne partie des classes moyennes s’est également rangée du côté de la "Coordination démocratique" qui rassemble toutes les forces de l’opposition.

Les véritables maîtres de cette dernière sont la fédération patronale (FEDECAMERAS), la direction bureaucratique et corrompue du syndicat CTV, la hiérarchie de l’église catholique - liée àl’Opus Dei - ; les partis politiques de l’ancien régime et les médias privés. Sans oublier l’Administration Bush ou le gouvernement espagnol d’Aznar. Pour Madrid et Washington et les intérêts de leurs multinationales, les positions de Chavez - contre le néolibéralisme, contre la "guerre aux terrorisme", contre l’ALCA, contre la privatisation du pétrole et surtout sa politique dans l’OPEP en faveur d’une hausse des prix pétroliers via un contrôle de la production - sont en effet inacceptables.

Par tous les moyens

Pour l’opposition, le "dictateur" Chávez doit être chassé du pouvoir, par n’importe quel moyen. Le fait qu’il n’y a aucun prisonnier politique dans le pays, pas un seul média fermé ou censuré et que le président ait gagné 5 élections (il a été réélu en juillet 2000 par 60% des voix) et 2 référendums, cela n’a aucune importance. L’opposition applique les mêmes méthodes que Goebbels, le chef de la propagande nazie : répétez un mensonge mille fois par jour, et il deviendra une vérité. Le 11 avril 2002, cette opposition a tenté un authentique coup d’Etat en arrêtant et en destituant Chávez, puis en abrogeant d’un trait de plume la Constitution et tous les pouvoirs démocratiquement élus ! Mais en 48 heures, plus 6 millions de Vénézuéliens se sont mobilisé et, avec l’aide de l’armée restée fidèle, ont ramené le président au pouvoir le 13 avril 2002.

Suite àces événements, Chávez a commis l’erreur de jouer la carte du "pardon" et du "dialogue" : aucun des auteurs du coup d’Etat n’a été emprisonné ! C’est ainsi que 8 mois plus tard, les mêmes personnages ont récidivé. A partir du 2 décembre 2002, en paralysant et en sabotant la production pétrolière nationale (qui représente 82% des exportations, 30% du PIB et la moitié des recettes budgétaires de l’Etat), l’oligarchie a voulu créer une situation de chaos lui permettant de nouveau de chasser Chávez du pouvoir. Si elle a finalement encore échoué grâce àla mobilisation populaire (des travailleurs ont pris le contrôle d’entreprises fermées par les patrons par exemple) et au soutien de l’armée, les dégâts économiques sont énormes. On estime les pertes pour l’Etat entre 4 et 6 milliards de dollars. Autant de fonds qui ne pourront être consacrés àla satisfaction des besoins sociaux pour les plus pauvres.

De plus, les indicateurs socio-économique sont au rouge : 720.000 emplois ont été perdus en 2002 : le taux de chômage, qui avait commencé àbaisser depuis l’arrivée de Chávez en passant de 18% en 1999 à13% en 2001 est remonté à17%-20% aujourd’hui du fait des lock-out patronaux. L’inflation, qui avait été jugulée à12% en 2001 est passé àplus de 35% en 2002 et cela a beaucoup àvoir avec la fuite importante de capitaux (35 milliards de dollars en 4 ans !) orchestrée par la bourgeoisie. Cette situation économique difficile donne donc plus d’importance encore àla revendication, avancée aujourd’hui par de nombreux secteurs sociaux, d’une annulation de la dette extérieure du pays afin de dégager les fonds nécessaires aux réformes sociales entamées.

Une dette illégale et corrompue

La dette externe du Venezuela représente aujourd’hui entre 34 et 35 milliards de dollars ; elle est la quatrième en importance en Amérique latine après celle du Brésil, de l’Argentine et du Mexique. La dette initiale a déjàété plus que deux fois remboursée (il y a 20 ans, elle était de 38,2 milliards de dollars), mais le pays continue chaque année àpayer entre 3 et 4 milliards de dollars d’intérêts, ce qui représente 25 à30% de son budget. Comme ailleurs, le scénario d’origine est classique : pendant de longue années, les élites dominantes ont contracté des prêts importants pour des projets pharaoniques, des achats d’armes ou qui se sont perdus dans le trou noir de la corruption. Jamais les populations n’ont vu le bénéfice de ces sommes. Dans le cas du Venezuela, ces élites ont stupidement pensé que les revenus de la rente pétrolière allaient permettre de huiler éternellement la machine.

Mais en 1983, les prix du pétrole ont connu une chute considérable qui a plongé le pays dans la crise. Parallèlement àcela, les taux d’intérêts ont grimpé, parfois de 4 à20%, et l’ensemble a entraîné le pays dans le cycle infernal de la dette. A partir de 1989, le FMI a octroyé de nouveaux crédits en imposant ses traditionnelles réformes de libéralisation du marché, de privatisations, de coupures dans les budgets sociaux et de hausses des prix dans les services. Cela est assez peu connu, mais ces mesures ont provoqué l’un des premiers grands soulèvements populaires contre le néolibéralisme, appelé le "Caracazo". En février 1989, suite àl’accord entre le FMI et le gouvernement de Carlos Andres Perez (du parti AD) et la hausse des prix du transport et de l’essence, la population pauvre et affamée de Caracas a occupé massivement la ville et s’est socialement réapproprié les richesses en pillant les magasins. Ce soulèvement fut réprimé dans le sang par Carlos Andres Perez qui envoya l’armée tirer sur une population sans défense. Le bilan officiel a fait état de 300 morts, mais il y eut sans doute 2 à3.000 victimes.

Le "Caracazo" et son origine est un événement fondateur essentiel pour comprendre la réalité actuelle. C’est àpartir de cet événement dramatique que le régime du bipartisme allait entrer définitivement en crise. C’est cet événement qui a également décidé un certain colonel Hugo Chavez - suivi par plusieurs autres jeunes officiers nationalistes révoltés par le rôle répressif ordonné àl’armée par une clique politique corrompue - àentamer le processus qui allait le conduire àla présidence 9 années plus tard.

Que fait Chávez ?

La politique de Chávez àl’encontre de la dette externe n’a pas toujours été exempte de contradictions. En 1996, Chavez se prononcait pour plusieurs options parmi lesquelles le moratoire pur et simple ou bien la fixation d’un plafonnement au payement afin de ne pas handicaper le développement économique du pays. Mais depuis son arrivée au pouvoir, même s’il refuse tout nouvel accord avec le FMI, Chavez a ponctuellement rempli les "obligations" de l’Etat vis-à-vis des créanciers.

Le comble dans la situation actuelle est que, depuis 1986, l’Etat vénézuélien a repris àson compte toutes les dettes privées. De sorte que le gouvernement Chávez actuel rembourse annuellement une dette contractée par les mêmes patrons des entreprises qui tentent aujourd’hui de le renverser par des coups d’Etat !

En aoà»t 2002, le gouvernement a malgré tout déclaré qu’il avait l’intention de mener une enquête publique sur la dette. Enfin, au cours d’une conférence de presse donnée lors de sa visite au Forum social de Porto Alegre en janvier 2003, Chavez a déclaré que c’est "avec douleur que dans les 4 dernières années nous avons dà» payer plus 20 milliards de dollars pour une dette dont les fruits ne sont pas au Venezuela (...). Ce mécanisme est immoral".

La solution qu’il préconie se situe àl’échelle internationale. Selon Chávez, dans les rapports de forces mondiaux aujourd’hui, un pays ne peut décider àlui seul de suspendre unilatéralement le payement de sa dette extérieure. C’est sur une réelle opportunité d’atteindre un début d’intégration latino-américaine qu’il semble avant tout miser avec l’élection de Lula au Brésil et de Gutiérrez en Equateur. Mais ces deux derniers ont fortement mis de l’eau dans leur vin sur la question de la dette.

Par ailleurs, lors de la Conférence internationale sur le financement du développement àMonterrey en mars 2002 ainsi que dans son discours au sommet de la FAO àRome en octobre de la même année, Chavez a proposé de constituer un Fonds Humanitaire International (FHI). Ce Fonds, qui serait consacré àfinancer la satisfaction des besoins vitaux (eau potable, santé, éducation) dans le monde, serait alimenté par plusieurs sources : par une taxe importante sur les transactions financières internationales ; par une réduction des dépenses d’armements et par le transfert d’une partie du payement des dettes des pays pauvres vers ce FHI.

Si ces propositions sont particulièrement "osées" dans le contexte actuel d’une mondialisation néolibérale hégémonique, elles restent toutefois en deçàdes revendications avancées par les mouvements populaires vénézuéliens. Le Réseau vénézuélien contre la dette propose ainsi plusieurs mesures intermédiaires pour "nous libérer de la dette externe afin d’approfondir la révolution et vaincre le putschisme" : appuyer l’intention du gouvernement de mener une enquête sur la dette mais avec la participation et le contrôle des organisations populaires ; appel pour que Chávez constitue un Bloc des pays endettés ; demande pour que le gouverement refuse de payer la dette contractée par les entreprises privées (et tout spécialement pour celles qui sont impliquées dans la conspiration putschiste), etc.

L’année 2003 sera une année décisive pour le Venezuela. La survie du procesus populaire dépendra en bonne partie de la capacité du gouvernement àmener àbien et surtout àapprofondir les réformes sociales et économiques qu’il a entamé. La question des ressources est donc cruciale et l’une des voies passe effectivement par l’arrêt du payement d’une dette largement illégitime.

Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du Réseau d'Information et de Solidarité avec l'Amérique Latine (RISAL).
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