Argentine
Grandir dans les piquets : les femmes au front
par Gimena Fuertes
Article publié le 3 janvier 2004

Berta Gonzalez est déléguée de quartier du Futradeyo, groupement qui s’est fait connaître pour avoir organisé l’encerclement du ministère du travail àBuenos Aires en octobre 2003. Ce groupement a débuté sous la forme d’une commission de femmes travailleuses. Durant les années au cours desquelles elle a lutté aux côtés de ses camarades, cette femme courageuse a réussi àobtenir beaucoup de choses, allant de la nourriture jusqu’àl’accès massif àla planification familiale.

Berta est contente. Il faut dire qu’après moult péripéties le hangar du Front unique des travailleurs chômeurs et non-chômeurs (Frente Unico de Trabajadores Desocupados y Ocupados : Futradeyo) a finalement été inauguré dans la localité de La Matanza, dans les environs de Buenos Aires. Dans ce quartier de La Loma, de Gregorio de Laferrere, les routes sont encore en terre et les maisons, dont certaines faites de matériel de récupération (tôle, planches, plastique), avoisinent les champs. Le local a été nommé "Femmes en lutte" car "les premières qui ont toujours été et continuent àêtre en première ligne de la lutte sont les femmes", argumente cette militante piquetera.

Autre accomplissement dont Berta Gonzalez est fière : la Commission de femmes travailleuses. Cette commission est l’ancêtre du Futradeyo. Cela a démarré en 96, lorsque Berta est restée sans travail. "Villalba - c’est ainsi qu’elle appelle son mari José, le porte-parole visible du mouvement - travaillait dans une usine métallurgique qui a fermé sans lui accorder la moindre indemnisation. On était pris par le désespoir, et il a fallu s’organiser. Nous n’obtenions aucun revenu et nous avions trois enfants et des factures àpayer. Alors j’ai commencé àorganiser les dons d’habits des églises de la région", se souvient-elle.

Mais Berta en a eu assez de la charité et a décidé de changer de stratégie. "Nous nous sommes réunies àdix femmes pour faire une commande spéciale de nourriture. Nous étions ces dix femmes et Villalba - ce brave entre les braves - et nous sommes allés trouver la délégation municipale pour leur dire que nous étions les déléguées de dix quartiers différents et pour leur demander 100 sacs de nourriture. Ils nous ont d’abord répondu qu’ils ne pouvaient rien nous donner, qu’on pouvait laisser une demande écrite et que nous aurions une réponse dans les trois mois." "En trois mois, nous avons le temps de crever, nous voulons une réponse tout de suite", ont-elles retorqué.

Cette fois-là, elles ont obtenu ce qu’elles voulaient, mais cela ne sera pas toujours si facile. Le groupe grandissait rapidement, et un jour, des hommes sont arrivés pour demander de la nourriture ; et comme il n’y en avait plus, ils ont frappé Berta. "L’un m’a donné un coup de poing et quand je me suis levée, c’est moi qui ai frappé l’autre type, et mes camarades sont arrivées avec des rouleaux àpâte et des louches et on les a affrontés. C’étaient des gens de Duhalde [1] et de Pierri [2]", assure-t-elle.

Cette femme souriante se souvient que la première victoire qu’ils ont remportée en tant qu’organisation de chômeurs, en 1997, fut lorsque "Chiche" Duhalde (députée, épouse de Duhalde, qui sera président de l’Argentine et auquel a succédé Kirchner) est venue dans le quartier. "Nous avons appris que Chiche Duhalde venait inaugurer l’école 199. Nous nous sommes réunies àune trentaine de femmes, et nous avons ramassé les tomates pourries dans les poubelles. Nous sommes entrées dans l’école et nous nous sommes assises avec nos petits sacs àdos. Nous avons demandé àlui parler, elle n’a pas voulu nous écouter. Alors nous avons pris les tomates pourries et nous avons commencé àles lancer. Ils nous traitaient de "guarangas" (grossiers personnages), mais je leur répondais qu’il est plus grossier de crever de faim que de venir écouter en silence de jolis discours. La « Chiche » a alors accepté de nous écouter. Elle m’a demandé de pouvoir parler avec moi, mais je lui ai répondu que je n’étais pas la cheffe, que nous étions 27 et que nous voulions toutes parler. Nous lui avons demandé des allocations, sans qu’on nous fasse des histoires et des promesses." C’est Villalba qui était le médiateur, celui qui jouait le rôle du "gentil", se souvient-elle. "Ce jour-lànous avons obtenu 25 allocations mensuelles pour les mères de 7 enfants et pour des femmes de plus de 60 ans. C’était la première fois que nous gagnions. Jusqu’àce jour, nous avons des camarades qui reçoivent une pension mensuelle de vieillesse d’environ 150 pesos [50 dollars]", ajoute-t-elle avec fierté.

Les hommes de main péronistes [du Parti justicialiste] ne sont pas les seuls ennemis qu’ont eu àaffronter ces femmes. "Tout àcoup, des camarades ont commencé àmourir, après qu’on leur eut diagnostiqué un cancer. Elsira Pereira est morte, puis De Asis Antonia, puis encore Teresa Echeverria, énumère-t-elle, les yeux brillants. "Nous avons commencé àfaire des dénonciations, parce que ces camarades avaient été en bonne santé, et tout àcoup elles avaient le cancer. Ce sont les pylones àhaute tension qui en étaient la cause. Nous avons rédigé des documents et des communiqués qui n’étaient publiés nulle part, et nos camarades continuaient àmourir."

A La Matanza, 80% des militants du Futradeyo et la majorité des délégués de quartier sont des femmes, et Berta explique pourquoi : "Nous connaissons mieux nos besoins. Il nous est difficile de discipliner nos camarades hommes. Il y a un côté machiste chez eux lorsqu’ils s’offusquent que nous, femmes, soyons déléguées. Ce qu’ils n’acceptent pas, c’est l’évolution qu’il y a eue dans le piquet. Or, qui provoque les évolutions dans les piquets ? Ce sont les femmes, car quand les enfants ont faim, elles refusent d’accepter qu’on leur réponde "qu’il n’y a pas de nourriture"".

Le Futradeyo a une conception de classe. Tous les militants et toutes les militantes sont des travailleurs, le chômage n’est qu’une circonstance. Mais cette conception politique a son origine dans la pratique. "En cours de route, des camarades chômeurs et chômeuses se sont joints ànous. Nous avons des camarades de l’hôpital avec lesquels nous avons pris contact lorsque nous sommes allées nous renseigner pour la planification familiale. Nous avons choisi l’hôpital Teresa Germani de la Matanza, parce que làils nous ont dit qu’ils ne pouvaient pas nous mettre un DIU (dispositif intra-utérin, stérilet), mais qu’on pouvait aider les femmes avec des contraceptifs. Nous leur avons dit que c’étaient nous qui allions décider de la méthode que nous allions utiliser. Nous ne voulons plus accoucher, nous voulons nous soigner", demandaient-elles.

Les déclarations d’un dénommé Dr Blanco ont notamment fâché Berta : "Il est sorti me dire que les femmes qui utilisent un DIU ne veulent plus procréer, que nous sommes froides et calculatrices", dit-elle.

Le résultat de cette lutte a été, outre le fait que Berta et 200 de ses camarades ont eu accès àla planification familiale avec DIU en 1997, que les médecins, des travailleurs indépendants de plusieurs hôpitaux comme celui de Muñiz, de Posadas et du Paroissien, ont adhéré au mouvement.

Les définitions politiques de Berta Villalba sont claires. "Nous sommes des travailleurs au chômage et nous voulons être des travailleurs avec un emploi. Et pour cela nous luttons." "Pendant que le ministre de l’Economie [Lavagna, ancien ambassadeur de l’Argentine auprès de l’Union européenne] dort dans un lit et peut prendre une douche chaude, nous devons étirer nos 150 pesos pour faire des miracles. Qui pourrait, mieux que nous, occuper ce poste au Ministère de l’économie", demande-t-elle, sans attendre de réponse.

Même si le Futradeyo a été actif dans plusieurs localités de l’ouest et du sud de Buenos Aires depuis plus de cinq ans, l’association s’est surtout fait connaître dans les médias lorsque ses membres ont été accusés de séquestrer le ministre du Travail, Carlo Tomada, le 22 octobre 2003 àl’aube. Le lendemain matin, c’est Berta qui est sortie répondre aux journalistes des radios. "Ils me demandaient si je regrettais d’avoir séquestré le ministre, et je leur répondais que je regrettais plutôt la misère dans laquelle je vivais, et que si lui (le ministre) s’est considéré comme étant séquestré, àaucun moment nous n’avons demandé - ni touché - une rançon. Nous avons été poussés par la nécessité, et ils ont joué avec nous." Ce matin-là, le journaliste insistait sur cette histoire de séquestration jusqu’àce que Berta en ait assez et reprenne le contrôle de l’échange. "Est-ce que tu pourrais vivre avec 150 pesos ? lui a-t-elle demandé. "Non" répondit-il. Fin du reportage.

Notes :

[1Note du traducteur : Eduardo Duhalde était alors dirigeant de la province de Buenos Aires.

[2Note du traducteur : Pierri est une personnalité du parti péroniste

Traduction de l’espagnol : A l ’Encontre.

Source : LAS/12, supplément du quotidien Página 12, décembre 2003.

Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du Réseau d'Information et de Solidarité avec l'Amérique Latine (RISAL).
RISAL.info - 9, quai du Commerce 1000 Bruxelles, Belgique | E-mail : info(at)risal.info