Le reggae est aujourd’hui un véritable phénomène de société. De nombreux jeunes ont adopté ses codes vestimentaires (le vert, jaune, rouge) et capillaires (les tresses ou dread-locks). Et tous vivent cet attachement au reggae ou à ses avatars (le ragga, le dub...) comme une forme de rébellion ouverte. Mais ont-ils vraiment tous les éléments pour comprendre les révoltes de leurs modèles ? Après son apport décisif à la musique des trente dernières années, la Jamaïque peut-elle donner une nouvelle leçon de dignité puisée dans son passé et faire souffler un vent de révolte face au fardeau d’une dette démesurée ?
Ancienne colonie britannique, la Jamaïque accède à l’indépendance en 1962. Le JLP (Jamaican Labor Party) est aux commandes et sa politique économique suit la stratégie d’ "industrialisation par invitation", invitant des sociétés étrangères à venir faire des affaires en Jamaïque. Pendant dix ans, il gouverne le pays d’une main de fer, indifférent aux difficultés sociales du peuple jamaïcain.
A la tête du PNP (People National Party), Michael Manley entreprend de construire, pour les élections de 1972, un projet politique résolument de gauche. Charismatique, proche du peuple par son style et ses propos, amateur de reggae et tiers-mondiste acharné, il devient Premier ministre le 29 février 1972. Les premières mesures sont significatives : réforme agraire, nationalisation de plusieurs compagnies importantes (électricité, téléphone, transports en commun, tourisme), programme d’électrification rurale... Il instaure l’égalité de salaire entre hommes et femmes à travail égal, le versement d’un salaire pendant le congé de maternité, le principe des allocations familiales, un revenu minimum, un système de retraite et la limitation du prix des loyers. Les dépenses publiques de santé par habitant bondissent de plus de 30 % : le taux brut de mortalité baisse de 44 % entre 1965 et 1985. L’éducation publique reçoit 20% du budget en 1973, taux plus jamais atteint depuis. A la fin des années 70, le taux d’alphabétisation dépasse 85 % en Jamaïque. L’île devient un modèle sur de nombreux points.
Mais le choc pétrolier vient contrarier la politique de Manley dès 1973. La Jamaïque n’a été dotée d’aucune centrale de production d’énergie hydroélectrique et la bauxite, principale richesse minière du pays, absorbe pour sa transformation en alumine environ 30% du pétrole importé par la Jamaïque : la facture pétrolière explose.
Asphyxié, Manley manque de capitaux pour financer les mesures promises. Il décide en 1974 de reprendre en main le secteur de la bauxite et d’augmenter de 7,5 points la part des royalties sur son exploitation qui revient à l’État jamaïcain : les multinationales de la bauxite décident alors de freiner leurs investissements.
Pour obtenir des financements, Manley se tourne alors vers les États-Unis. En pleine guerre froide, agacés par ses relations étroites avec Fidel Castro, les USA exigent la rupture avec Cuba. Manley refuse. Tous les autres créanciers potentiels se réfugient derrière le FMI, dont le but est de forcer les pays en difficulté à des réformes ultra-libérales afin d’assurer aux créanciers que les remboursements de la dette seront effectués en priorité. Il exige, en contrepartie d’un prêt, une dévaluation du dollar jamaïcain, un gel des salaires et une forte réduction des dépenses publiques. Ces mesures sont incompatibles avec les principes de Manley. Il refuse à nouveau.
Les difficultés s’accroissent encore quand le cours de la bauxite sur les marchés mondiaux s’effondre. C’est d’ailleurs le cas, à partir de la fin des années 1970, pour la plupart des cours des matières premières tropicales, comme le café, le cacao, le coton, etc.
Les réformes piétinent. Le peuple s’impatiente. Le mouvement rasta et les chanteurs de reggae, qui avaient fortement soutenu Manley et le PNP, s’interrogent. Peu à peu, ils délaissent la politique, tandis que les gangs des ghettos, toujours liés à l’un des deux partis, plongent dans le trafic de drogue.
Au premier semestre 1978, après plusieurs tentatives avortées, la Jamaïque se tourne une nouvelle fois vers le FMI pour obtenir de l’argent frais. Le FMI exige des mesures encore plus drastiques : réduction des programmes sociaux, forte dévaluation sans hausse des salaires, suppression des subventions aux produits de première nécessité, hausse des tarifs publics et des impôts, liberté des entrées et sorties de capitaux. La potion est amère pour Manley : « Ils nous ont non seulement imposé un programme terrible, mais je suis sà »r qu’il y avait là en plus un aspect punitif : nous faire payer le fait d’avoir résisté à leur plan.  » Cette fois-ci, Manley plie. C’est un désastre social. De surcroît, la Jamaïque ne peut absolument pas atteindre, dans un délai aussi court, les objectifs irréalistes fixés. En mars 1980, Manley rompt avec le FMI.
Mais il est trop tard : l’année 1980 voit arriver une énorme campagne de déstabilisation du pouvoir, orchestrée par la CIA. Tandis que les capitaux fuient, les armes affluent. La Jamaïque est au bord de la guerre civile. Impuissant, Manley décide de redonner la parole au peuple en convoquant des élections. La violence envahit les rues. La campagne fait plus de 700 morts. L’adversaire principal de Manley, Edward Seaga, est un partisan farouche de la libre entreprise, ancien représentant du FMI en Jamaïque et ami personnel de Ronald Reagan. Les rastas le surnomment "CIAga" ! Le 28 mai 1980, le PNP est balayé et Seaga devient Premier ministre. Comme par magie, en quelques jours, la criminalité décroît, les réservations touristiques repartent à la hausse et les capitaux reviennent. Selon Manley, la violence était « préméditée  ». Le journal Le Monde parle de « coup d’État  ». Aux yeux des pays développés, la Jamaïque rentre dans le rang.
Entre 1980 et 1988, le sort de la Jamaïque se joue moins à Kingston qu’à Washington, où se situent les bureaux du FMI, de la Banque Mondiale et du Trésor américain. De là sont imposées des politiques d’ajustement structurel à des dizaines de pays en difficulté, en échange de prêts massifs assurant leur soumission aux puissances dominantes. Privilégiant les indicateurs économiques sur le bien-être des populations, ils ont eu, et ont encore, des conséquences terribles au Sud. Après deux législatures Seaga, Manley est sévère : « Ils ont mis la Jamaïque dans un tel endettement que nous en souffrons encore aujourd’hui.  »
Aux élections de 1989, le PNP s’impose, marquant le retour de Manley au poste de Premier ministre. Mais les temps ont changé : il se définit comme socialiste pro-américain et est prêt à collaborer avec le FMI. C’en est fini des illusions de nombreux Jamaïcains.
Le 28 mars 1992, affaibli par un cancer, Manley se retire. Le vice-Premier ministre, Percival Patterson, lui succède. Il se place dans la droite ligne des exigences de libéralisation économique et de privatisation du FMI. Le pays est vendu à des trusts étrangers par petits bouts... En 1994, Michel Camdessus, alors directeur général du FMI, déclarait, dans un petit sourire : « Je crois que la Jamaïque est maintenant sur un chemin de croissance stable et forte.  » Une grave crise financière secoue le pays en 1996. Entre 1996 et 1999, le pays connaît quatre années de récession nette ! Et depuis 2000, la croissance reste très faible : 0,7 % en 2000, 1,7 % en 2001 et 1% en 2002. La prévision de Camdessus le fait sans doute sourire aujourd’hui encore.
Le nÅ“ud coulant de la dette n’en finit pas de se resserrer autour du peuple jamaïcain. Pour preuve, le service total de la dette (interne et externe) absorbe plus de 64 % du budget 2003/2004 du gouvernement Patterson, contre seulement 9 % pour l’éducation et 4 % pour la santé. En d’autres termes, la Jamaïque consacre au remboursement de sa dette sept fois plus qu’à son système éducatif et seize fois plus qu’aux dépenses de santé. Les sommes à débourser sont tellement considérables que plus de 44 % de ce budget devra faire l’objet de nouveaux emprunts. La dette est devenue perpétuelle.
En Jamaïque, il y a trente ans, un mouvement populaire a eu l’audace de vouloir décider par lui-même et pour lui-même. Bien sà »r, le cas de Manley, parvenu au pouvoir et resté fidèle à ses principes jusqu’à ce qu’il le quitte, est atypique. Mais contrairement aux Allende, Ngouabi et autres Sankara qui ont payé cette fidélité de leur vie, Manley a ensuite dévié de sa trajectoire, provoquant la fureur de ceux qui ont cru en lui. Contraint de se contredire avant de revenir au pouvoir, il n’en est pas moins un symbole de la violence avec laquelle le FMI parvient à imposer ses vues, des pressions incroyables que les milieux financiers et leurs agents sont déterminés à mettre en Å“uvre. En cela, la Jamaïque n’est malheureusement pas un cas particulier.
Les plus jeunes le savent, la musique jamaïcaine n’a rien perdu de sa force de dénonciation. "Life and debt", une compilation [1] qui réunit des personnalités aussi diverses que Bob Marley et Buju Banton, ou Sizzla et Mutabaruka, le démontre. Il s’agit de la bande-originale d’un film documentaire de Stephanie Black [2], qui, en donnant la parole aux paysans ruinés et aux ouvrières des zones franches, concentre actuellement autour de lui toutes les aspirations jamaïcaines à un autre avenir.
En Jamaïque, la dette et les crocs du FMI provoquent des ravages sociaux considérables. S’il ne sort pas du cercle vicieux de la dette, tout le peuple jamaïcain va droit à l’abîme. Il est de notre responsabilité de ne pas laisser faire. Et de nous engager à ses côtés...
Source : Comité pour l’annulation de la dette du Tiers Monde (CADTM - www.cadtm.org), 2004.