« A cette heure-ci, tout s’est déjà calmé  », affirmait Carlos Andres Pérez (CAP). « Il ne faut pas s’alarmer pour la situation. Nous allons profiter de la crise pour créer du bien-être  » [1], disait-il, rassurant, lors d’un discours devant des entrepreneurs, à l’Hôtel Hilton de la ville de Barquisimeto, Etat de Lara.
Le président Pérez était probablement mal informé mais n’imaginait certainement pas les conséquences qu’allaient avoir les événements des journées du 27 et 28 février 1989. Lui, leader incontestable du parti Acción Democratica et grand dignitaire de l’Internationale socialiste, entamant son second mandat à la magistrature suprême du Venezuela, ne pouvait deviner que le soulèvement des oubliés de la "démocratie" allait mettre un terme, quelques années plus tard, à sa carrière politique nationale et à un système relativement stable vieux de quarante ans.
La surprise
« La matinée à Caracas, ce 27 février, ne permettait pas de présager que quelque chose d’extraordinaire et encore moins catastrophique allait se passer. La Police métropolitaine (PM) se préparait pour un autre affrontement avec les étudiants cagoulés autour de l’Université centrale du Venezuela (UCV). C’était presque devenu routinier au cours des dernières semaines, » écrit Rafael Rivas-Vazquez, directeur, à l’époque, de la DISIP, la police politique vénézuélienne [2]. Les étudiants, mobilisés depuis plusieurs semaines, ne s’attendaient pas non plus aux événements qui allaient se dérouler et auxquels ils allaient participer, marginalement. La surprise fut aussi totale pour les « ultrosos  », comme les appelle Rivas-Vazquez, à savoir les groupes d’extrême gauche Bandeja Roja, Desobediencia Popular, et Tercer camino. Ils « furent surpris autant que les organismes policiers et de sécurité  ». Rien ne fut planifié, tout fut spontané.
Le détonateur
La mèche s’incendia à Guarena, « ville satellite, sans âme, située à une trentaine de kilomètres à l’est de Caracas, où des milliers de travailleurs du secteur des services de la capitale ont élu domicile. Les premiers signes de désordre apparurent à l’aube du 27 février 1989. Les gens qui se rendaient vers la ville (Caracas) découvrirent que les tarifs avaient doublé par rapport à la veille et commencèrent à protester spontanément.  » [3] Rapidement, le mécontentement se transforma en affrontements avec la PM locale. Et les affrontements devinrent émeutes et s’étendirent à la capitale.
Si les bus et camionnettes furent les premières victimes de la colère populaire, très vite, ce sont les vitres des sacro-saints centres commerciaux vénézuéliens qui volèrent en éclats, déclenchant des vagues de pillages et saccages. Selon les points de vue, on parle aussi de réappropriation.
A Caracas, une grosse partie des effectifs de la Garde nationale et de la Police métropolitaine s’affrontait aux étudiants. Rivas-Vazquez affirme que comme il ne restait plus d’effectifs additionnels, « Caracas restait dans les mains de la DISIP  ».
La matinée se terminait et la situation s’aggravait. Blocage de routes, bus incendiés, et pillages étaient en augmentation. La presse parlait d’anarchie à Caracas. Alors que « la DISIP, dans son rôle de pompier, (était) en train de perdre la bataille pour le contrôle de Caracas  », des informations indiquaient que des actions et affrontements avaient lieu également dans d’autres villes : Valencia, Maracay, Mérida, Barcelona, …
La nuit tombée, la situation s’aggrava. « Los cerros bajan  », les habitants des quartiers populaires établis sur les collines entourant la Vallée de Caracas commencèrent à descendre véritablement et massivement en ville.
CAP était rentré à Caracas. « Je suis rentré à Miraflores (le palais présidentiel) et le ministre de la Défense me dit ne pas savoir s’il se passait quelque chose d’anormal. Je lui ai riposté durement ce que j’avais observé (en revenant de l’aéroport). Il proposa de m’appeler dès qu’il aurait des informations suffisantes. Une heure plus tard, il m’appela pour me dire : « Président, vous avez raison, la situation est grave  ». Nous nous sommes mis d’accord pour que l’Armée intervienne pour éviter les désordres dans Caracas. La Garde nationale n’avait pas d’effectifs suffisants. Il était nécessaire de ramener des contingents de l’intérieur (du pays), qui arrivèrent à l’aube (du 28 février) quand la ville était déjà envahie par les pilleurs.  » [4]
Plan Avila
Alors que les affrontements et les réappropriations se poursuivaient de plus belle au cours de la journée du 28 février, les renforts militaires arrivèrent progressivement, par air et par terre, de l’intérieur du pays et prirent position dans la ville, attendant un signal de Miraflores pour restaurer l’ « ordre  ».
C’est à 16h, le 28 février, que le Plan Avila fut activé. Les autorités annoncèrent à la télévision la suspension des garanties constitutionnelles, le massacre pouvait commencer. Le rétablissement de l’« ordre  » se prolongea jusqu’au deux mars. Il y eut officiellement un peu moins de trois cent morts. Cependant, plusieurs éléments (comme la découverte de fosses communes un an et demi plus tard) donnent à penser que ce chiffre est très largement inférieur à la réalité. Le chiffre de 3.000 victimes est régulièrement cité. Selon Roberto Briceño- León [5], la cause de la mort dans 97,4% des cas est due à des blessures par balle.
Le pourquoi d’un tel soulèvement
Depuis la chute de la dictature de Marcos Pérez Jiménez en 1958, le système politique vénézuélien s’est développé sur base du pacte de Punto Fijo (1958) où les principaux partis, Acción Democratica (AD, social-démocrate), COPEI (social-chrétien) et l’Unión Republicana Democrática, rapidement marginalisée, se sont alliés pour partager le pouvoir et écarter les communistes. Si le pays connut une certaine industrialisation, son modèle de développement s’est construit autour de l’Etat en tant qu’organe de redistribution de la rente pétrolière.
Avec le boom pétrolier, le système puntofijiste vécut ses heures de gloire. C’est l’époque de la « Venezuela saoudite  ». Paradoxalement, alors que les revenus pétroliers sont considérables, l’Etat s’endette : gigantesques investissements, achats d’armes, corruption. Au début des années 80, à l’instar des autres pays latino-américains, le modèle d’accumulation vénézuélien entre en crise. Le 18 février 1983, c’est le « Vendredi noir  ». En réponse à une baisse des prix du pétrole sur le marché international et à une fuite massive de devises, menaçant de laisser le pays sans réserves, la monnaie, le bolivar, est dévaluée. Le modèle rentier agonise. Mais l’illusion est maintenue par l’endettement extérieur. Le pays se soumet progressivement aux instructions des banques et institutions financières internationales pour pouvoir refinancer sa dette extérieure.
Si les gouvernements de Luis Herrera Campins (1979-1984) et de Jaime Lusinchi (1984-89) tenteront tous deux de mener certaines contre-réformes néolibérales, il ne s’agira pas strico sensu d’une politique orthodoxe, produit d’un accord formel avec le Fonds monétaire international (FMI). C’est Carlos Andres Pérez qui imposera le premier un véritable plan d’ajustement structurel à la population vénézuélienne.
En 1987, une mission du FMI arrive au Venezuela pour imposer ses directives. « L’habilité du Venezuela à obtenir de nouveaux financements extérieurs dépend du programme économique mené  », affirme les représentants de l’institution. CAP est réélu à la présidence du pays avec l’espoir d’un retour aux « glorieuses  » années 1970. Il prend ses fonctions le 4 février 1989. Douze jours plus tard, il annonce au pays son programme de « contre-réformes  », « el paquete  », c’est la politique du « Grand Virage  ». L’objectif proclamé est de passer d’une économie ayant comme centre de gravitation l’Etat, fortement dépendant des revenus pétroliers, à une économie de marché, ayant comme moteur les exportations privées.
Le gouvernement vénézuélien décida donc de se placer sous le contrôle du FMI afin de bénéficier d’approximativement 4,5 milliards de dollars en trois ans. La plupart des contre-réformes (dévaluation du bolivar à des fins de compétitivité, abandon des subsides maintenant la viabilité du faible appareil industriel national, programme de privatisation des entreprises publiques, dégel des prix sur de nombreux produits, etc.) étaient d’application immédiate. La hausse du prix de l’essence devait être effective à partir du 26 février 1989 et provoquer une hausse des tarifs de transports de 30% à partir du 27 février, et pour 3 mois, après lesquels ils pourraient augmenter jusqu’à 100%. Mais les chauffeurs et conducteurs de bus ne l’entendirent pas de cette manière et répercutèrent la hausse du prix de l’essence dès le 27 février, ce qui servit de détonateur à la révolte connue sous le nom de ’Caracazo’.
Après ces événements, le président vénézuélien écrivit au directeur du Fonds monétaire international (FMI) une lettre où il dénonçait « l’absence de sensibilité et de compréhension des pays riches  » [6]. Il venait d’envoyer l’armée contre son peuple.
Du ’Caracazo’ à la ’Révolution bolivarienne’
Pour comprendre ce soulèvement spontané des classes populaires vénézuéliennes, il faut prendre en compte l’essoufflement du modèle d’accumulation vénézuélien et la constante détérioration des indicateurs sociaux depuis 1979.
Carlos Andrés Pérez revint à la présidence de la République en 1989 au milieu d’une crise économique et sociale gravissime : en 1988, le déficit fiscal était de 15,1% du PIB, le taux d’inflation atteignait les 29,46%. Le pouvoir d’achat des Vénézuéliens étaient en chute libre. Tous les prix des produits de consommation de base augmentaient. La hausse des prix du transport fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase.
Le ’Caracazo’ obligea le gouvernement à mettre en place certaines mesures sociales de court terme compensant les effets négatifs sur certains groupes sociaux bien définis d’une politique économique axée sur le remboursement de la dette extérieure. Mais il était déjà trop tard. La révolte populaire « représentait le début de la fin de son gouvernement  » [7]. CAP dut naviguer entre les exigences du FMI et la colère populaire. L’onde de choc du ’Caracazo’ marqua tout son gouvernement et la fin de sa carrière politique. En 1992, en réaction au massacre de 1989, il y a eut deux tentatives de coup d’Etat militaire. Elles échouèrent. En 1993, CAP, lâché par les siens, fut accusé de corruption et reconnu coupable. Il dut démissionner.
En 1994, alors que le système politique puntofijiste était à l’agonie, Rafael Caldera retrouva la présidence de la République vénézuélienne après une campagne axée sur la critique des politiques néolibérales. En 1996, un nouveau programme d’ajustement structurel, l’ « Agenda Venezuela  », est imposé à la population. Il sera en partie interrompu par l’arrivée de Chavez au pouvoir en février 1999.
Ironie de l’histoire, le gouvernement Chavez, qui revendique cette révolte populaire comme un moment fondateur de ladite Révolution bolivarienne, a reconnu devant la Cour interaméricaine des droits de l’Homme la responsabilité de l’Etat vénézuélien dans le massacre de février 1989. L’Assemblée nationale vient d’approuver une somme de cinq millions et demi de dollars pour indemniser les familles d’une trentaine de victimes.
[1] Ignacio Betancourt, El Caracazo, El Nacional, 21 février 1999.
[2] Rafael Rivas-Vazquez, El Dia en que bajaron los cerros, février 1999.
[3] Extrait de Richard Gott, A la sombra del Libertador, Caracas, Venezuela, 2002,page 67.
[4] Carlos Andrés Pérez, Dramática jornada, El Nacional, 28 février 1999.
[5] Roberto Briceño- León, "Contabilidad de la muerte" in "Cuando la muerte tomó las calles". Cité sur www.terra.com.ve/aldeaeducativa/.
[6] Cité par Maurice Lemoine in La dette, roman de la paysannerie brésilienne, Editions L’Atalante, Nantes 2001, page 360.
[7] Rafael Rivas-Vazquez, ibid.