Les villes de La Paz, de Cochabamba et de Santa Cruz ont vécu dans la dernière semaine une offensive déstabilisatrice - qualifiée par le gouvernement de tentative de coup d’État - de la part de groupes séparatistes régionaux et de partis politiques liés à des intérêts transnationaux, dont le véritable objectif paraît avoir été de contraindre Mesa (Carlos Mesa, le président bolivien) - par une pression syndicale et une déstabilisation à l’intérieur des appareils de sécurité de l’Etat - à prendre deux décisions : la vente immédiate du gaz à l’Argentine et l’anticipation des élections générales pour décembre.
Si des secteurs proches du gouvernement comme le Movimiento Al Socialismo (MAS, Mouvement au socialisme) et le Movimiento Bolivia Libre (MBL, Mouvement Bolivie libre) ont interprété - ou tenté d’interpréter - avec une trop grande susceptibilité ces événements comme la menace d’un possible coup d’Etat, la presse a alors pris avec une excessive facilité cette crainte pour la réalité. Vers le milieu de la semaine dernière, tous les deux - la presse et le gouvernement - dénonçaient une tentative de coup d’État dans le processus systématique de déstabilisation enclenché par des secteurs syndicaux et des cadres de la police et de l’armée, tous liés à des partis politiques néolibéraux.
En dépit de ses protagonistes, le climat d’instabilité tire son origine de l’indétermination de Mesa à l’égard de la politique énergétique bolivienne ; indétermination qui a laissé le mécontentement social s’exaspérer à l’ouest et à l’est du pays, aussi bien parmi les détracteurs de la vente du gaz que parmi ses apologistes. Cet « état de mécontentement  » a été opportunément transformé en état de convulsion par quelques partis politiques qui se sentent menacés d’impopularité en raison de leur participation au gouvernement de Sánchez de Lozada (l’ancien président) ; une impopularité qui pourrait se matérialiser en défaite électorale, si le panorama politique devait demeurer sans changement jusqu’aux élections municipales de décembre.
Les partis responsables d’une telle tentative de déstabilisation - aux dires du député Evo Morales Ayma - seraient le Movimiento de Izquierda Revolucionaria (MIR, Mouvement de Gauche révolutionnaire) et la Nueva Fuerza Republicana (NFR, Nouvelle force républicaine), toujours liés au président destitué Sánchez de Lozada ; tandis que la raison de sa mise en oeuvre serait l’urgence des deux partis de ruiner les chances électorales du Movimiento al Socialismo (MAS), en vue des élections municipales de décembre.
Aux dénonciations du MAS se sont jointes celles du Movimiento Bolivia Libre (MBL), un autre partenaire de Mesa dans le gouvernement, qui, par le biais de son chef national, le député Franz Barrios, a corroboré la dénonciation faite par Morales Ayma de tentatives de déstabilisation.
L’accusation de Morales faisait allusion à des « réunions secrètes  » que le vice-ministre de la Défense civile, l’amiral Jorge Badani, aurait tenues avec le secrétaire exécutif de Nueva Fuerza Republicana (et frère du chef national de ce parti), Erick Reyes Villa, pour planifier le coup d’Etat. Les dénonciations de Barrios établissent les trois raisons de ce coup d’Etat supposé : a) empêcher l’approbation de la Loi des hydrocarbures, proposée par le MAS et approuvée par le Parlement ; b) empêcher le jugement politique de Gonzalo Sánchez de Lozada, et c) empêcher la tenue des élections municipales.
Les éléments circonstanciels d’analyse qui suivent semblent appuyer de telles hypothèses.
Scènes authentiques du conflit
À peine la semaine a-elle commencé que la presse nationale a identifié deux scènes de conflit, dont les revendications et la problématique étaient naturelles en raison de leur actualité historique : le mouvement cocalero (qui demande qu’on fasse une pause dans l’éradication des plantations à laquelle Mesa s’était engagé) et la Coordinadora Nacional de Defensa del Gas - Coordination nationale de défense du gaz - (qui demande le rejet de la Loi des hydrocarbures de Mesa et le refus de la vente de gaz à l’Argentine).
À ces deux mouvements on doit ajouter l’armée et la police, plongées dans une crise institutionnelle et dans une réforme structurelle que leurs hauts commandements (actifs et en retraite), liés historiquement à des partis comme le MNR (Movimiento Nacionalista Revolucionario, Mouvement national révolutionnaire) - dans le cas de la police - ou l’ADN (Acción Democrática Nacionalista, Action démocratique nationaliste) - dans le cas de l’armée - ont vue avec mécontentement.
La Police nationale, en proie aux dénonciations contre son commandant, le général Jairo Sanabria, pour corruption administrative et inefficacité dans l’enquête sur l’assassinat du procureur Mónica Von Borries et le suicide par immolation du mineur Eustaquio Picachuri, est - depuis le soulèvement de février 2003 - un baril de poudre.
Les Forces armées fourmillent de rumeurs de conspiration et de mécontentement contre l’actuel commandant, Luis Aranda - amiral de la Navale -, qui a créé une élite d’officiers avec des pouvoirs spéciaux pour collaborer avec les services d’intelligence à la détection des velléités de conspiration à l’intérieur de l’armée. Des trois unités militaires qui composent les forces armées (Armée [de Terre], Navale et Aéronautique), l’armée de terre représente 75%.
Scènes artificielles de conflit
Mais quatre autres scènes de conflit et un nombre égal d’acteurs ont fait irruption, de manière soudaine ou indirecte, rendant la situation complexe : le mouvement universitaire national (supposé demander un plus grand budget), le Consejo Nacional de Ayllus y Markas del Qollasuyo - Conamaq (qui demande en principe la destitution du ministre Ricardo Calla des Affaires paysannes et indigènes), la Confederación Nacional de Transporte - Confédération nationale du transport - (qui demande en principe la dérégulation des combustibles et la non abrogation du régime fiscal intégré) et les Comerciantes Gremialistas - Commerçants corporatistes - (supposés demander la non abrogation du régime fiscal simplifié).
En ce qui concerne l’état-major de l’armée et les directions syndicales des universitaires, des commerçants et des transporteurs, le militantisme politique de leurs leaders à la NFR de Reyes Villa a permis de voir que derrière les motifs manifestes de chaque secteur mobilisé il existait des intentions latentes qui ne se sont manifestés que le mercredi 21, quand le concert de la déstabilisation était général : la pression sur le gouvernement pour forcer la conclusion de la vente du gaz et pour obliger Mesa à une démission rapide et à la convocation d’élections anticipées.
La tentative manquée n’a pas été conjurée par la réaction à peine opportune du pouvoir exécutif, mais par la cohérence des véritables mouvements sociaux - comme les cocaleros, la Central Obrera Boliviana (Centrale ouvrière bolivienne) et la Coordinadora -, qui ont publiquement refusé « de se prêter au jeu des partis politiques et de l’ambassade américaine  », comme l’a déclaré à Adital Oscar Olivera, chef principal de la Coordinadora Nacional de Defensa del Gas.
En se maintenant en marge de la proposition et en ne permettant pas que leurs demandes historiques soient confondues avec les intentions supposées de coup d’Etat, Evo Morales, Óscar Olivera y Jaime Solares ont condamné la tentative à l’échec.
Les actions prises par le gouvernement dans ces circonstances sont à peine anecdotiques : mardi 20, Mesa a prononcé la destitution du vice-ministre de la Défense civile, Alfonso Badani, en raison des réunions « de conspiration  » qu’il avait tenues dans son cabinet, à des heures avancées de la nuit, avec Erick Reyes Villa, secrétaire général et député de Nueva Fuerza Republicana (NFR), et en outre frère du chef de ce parti - Manfred Reyes Villa.
24 heures plus tard - mercredi -, le ministre de Gouvernement, Alfonso Ferrufino, a dénoncé la présence d’éléments putschistes à l’intérieur du mouvement universitaire qui s’est rassemblé à La Paz. La présence du conseiller départemental de la NFR, Max Mendoza Parra - infiltré comme étudiant - et sa tentative de faire dévier la mobilisation estudiantine de son objectif initial (le budget) vers celui de « renverser le gouvernement  », paraissent confirmer cette hypothèse.
Jeudi 22, la grève nationale du transport porte aussi l’empreinte de la NFR. À Cochabamba, le militantisme politique de ses plus hauts dirigeants, Orlando Guillén et Pedro Cardozo, est un fait public aussi connu que l’existence sur le banc de la NFR d’un député qui représente ce secteur devant le Parlement.
De la même manière, la direction des commerçants corporatistes, qui répond périodiquement aux besoins de pression sociale de la Nueva Fuerza Republicana, a laissé les marchés presque sans approvisionnement. Son principal dirigeant à Cochabamba, Enriqueta Imaca, est un militant connu de la NFR. À Cochabamba, pendant la marche de protestation réalisée par ce secteur jeudi matin, on a pu remarquer que l’imposition d’une direction et la désinformation étaient les ingrédients du rassemblement. Interrogés par Adital, la majorité des marcheurs ont répondu qu’ils pensaient que l’objet de la protestation était d’éviter la vente du gaz à l’Argentine.
Quelques heures avant jeudi, Nueva Fuerza Republicana, accusée quelques mois plus tôt par l’un de ses dissidents d’avoir essayé de perpétrer un coup d’État au milieu des protestations sociales de février 2003, a rejeté les accusations de responsabilité dans cette nouvelle tentative ; mais au paroxysme de la déception, le député de la NFR Dante Pino Archondo a accusé devant les médias Carlos Mesa d’ « avoir renversé  » Sánchez de Lozada et s’est lancé dans une apologie des crimes de l’ancien président en fuite.
L’analyste à lvaro GarcÃa Linera disait le même jeudi, dans une émission de la télévision, qu’une protestation sociale ne pourrait se comparer à celle d’ « octobre rouge  » que si de « grands  » mouvements sociaux du pays y participaient. L’absence de ces « grands  » secteurs dans les protestations des commerçants, des universitaires et des transporteurs, peut avoir fait échouer le coup d’Etat supposé.
Source : ADITAL, (http://www.adital.org.br/), 27 avril 2004.
Traduction : Hapifil, pour RISAL.