« Notre modèle [le modèle économique néolibéral] est très bon pour le Brésil, mais pas si bon pour les Brésiliens.  » - Le Président Emilio Medici, 1971.
Le comédien Chris Rock affirme que la démocratie n’apporte pas l’égalité. Par exemple, dit-il, « un étudiant noir ne peut pas même manager un Burger King, alors qu’un étudiant blanc peut devenir président des Etats-Unis d’Amérique.  »
Je l’ai dit à un chauffeur de taxi de Tijuana [Mexique]. Il en a ri.
Donc, ai-je dit, avec l’élection de Vicente Fox en 2000, le Mexique a maintenant la démocratie.
« Et moi, je peux marcher sur l’eau  », a-t-il répondu.
Bon, il y a au moins des élections démocratiques. Dites-moi, est-ce que cela a changé quelque chose à votre vie ?
« Vous voulez dire, est-ce que j’ai maintenant une belle petite amie ou une nouvelle maison avec une piscine ?  »
Non, répondis-je. La démocratie a-t-elle amélioré votre situation ? Par exemple, le Programme de développement de l’ONU a fait récemment un sondage en Amérique latine et il a constaté que si la démocratie s’était répandue dans toute la région, la plupart des gens pensaient ne pas en avoir profité.
« Des sondages ?  » a-t-il répliqué. « Quelques enquêteurs ont constaté que la majorité des adultes connaissent des gens qui vont à leur travail ivres ou défoncés à la drogue. La minorité a utilisé l’enquête comme papier à rouler.  »
J’ai ri.
« Qu’est-ce que la démocratie a à voir avec la pauvreté ? », a-t-il demandé, en devant sérieux soudainement. « J’ai voté pour Fox parce que le PRI [le Parti révolutionnaire institutionnalisé qui a dirigé le Mexique pendant 70 ans] était une bande de voleurs. Mais Fox n’a pas demandé à ses amis milliardaires de partager leur fortune avec les gens qui travaillent. Ceux qui ont volé d’énormes quantités d’argent public, grâce à leurs copains politiques, se sont encore plus enrichis. Est-ce que je suis plus pauvre ou plus riche ces quatre dernières années ? Qui a le temps de compter ?
« Écoutez. Au Mexique, les pauvres n’attendent rien. Comme cela, ils ne peuvent pas être trop déçus. J’imagine que la plupart des gens en Amérique latine pense de même. Les politiciens prononcent le mot de démocratie comme s’il devait faire des miracles, comme avec l’ALENA [Accord de libre-échange nord-américain]. Ils ont juré que la vie changerait en mieux. Mais cela ne s’est pas produit. Bien sà »r, l’ALENA a créé de nouveaux emplois, mais dans le même temps le gouvernement a dévalué la monnaie. Si j’avais 50 mille pesos à la banque avant la dévaluation, ils n’en valaient plus qu’un tiers après. Les patriotes comme moi ont déposé leurs économies dans les banques mexicaines au lieu de les placer dans celles de San Diego. J’étais un imbécile  ».
Certaines multinationales qui avaient construit des usines dans la région de l’Otay Mesa se sont récemment déplacées en Chine parce qu’on y payait des salaires inférieurs. Est-ce que cela a changé la vie dans cette ville frontière qui déborde d’activité ?
« Il y a plus de monde à Tijuana maintenant. Peut-être 2 millions ? Qui le sait vraiment ? Ils viennent de la campagne mexicaine ou d’autres endroits où il n’y a pas de travail. Plus de gens ont un emploi que, disons, il y a dix ans. Et plus sont au chômage aussi. Tijuana a plus d’argent, plus de crimes, plus de biens de consommation et plus de drogue. Avant, les putains travaillaient dans des bars qui coupaient les boissons et offraient des sex shows aux marins et aux Marines de Californie. Les pharmacies vendent toujours des médicaments bon marché aux Américains en retraite. Mais maintenant, Tijuana vit des maquilas [1]. Les nouvelles putains se vendent aux jeunes hommes qui viennent des fermes. Maladie, divorce, plus de crimes passionnels. Bon, c’est l’évolution  », a-t-il conclu.
« C’est comme la démocratie. Vous avez une élection honnête, mais ce ne sont pas nécessairement des politiciens honnêtes qui la gagnent.  »
J’ai réglé ma course. Ce chauffeur de taxi était-il représentatif de l’opinion publique latino-américaine ?
Les chercheurs de L’ONU, dirigés par l’ancien ministre des Affaires étrangères argentin Dante Caputo, ont interviewé 20.000 personnes dans 18 pays (à l’exclusion de Cuba) et ont conclu que, comme le taximan de Tijuana, la majorité d’entre elles a perdu ses illusions sur la démocratie parce qu’elle n’a pas résolu le problème de l’inégalité. En ne s’attaquant pas aux conséquences de l’extrême pauvreté, concluent les chercheurs, le système actuel pourrait conduire « à la mort lente de démocratie  » et à la renaissance des dictatures militaires.
On n’a pas besoin d’une enquête pour découvrir que depuis 2000, quatre présidents élus ont quitté leurs fonctions avant la fin de leur mandat. En octobre dernier, la stagnation économique prolongée a provoqué la fureur des Boliviens qui ont forcé le Président Gonzalo Sanchez de Lozada à fuir de peur à Miami. De même, en Argentine et en Equateur, des présidents élus ont récemment quitté leurs fonctions parce que leur politique économique avait provoqué la haine de la politique. Le départ d’Aristide avait des raisons plus complexes, mais l’échec du modèle de l’économie de marché a certainement pesé lourd en Haïti.
Et au Pérou, Alejandro Toledo, qui avait ratissé large pendant sa campagne en vantant les mérites de la démocratie, a vu son taux d’opinions favorables plonger à 7 pour cent. Il avait promis aux électeurs de ne pas s’occuper seulement de la liberté d’expression et de la liberté politique, mais de la création d’emplois en s’attaquant au taux de chômage extrêmement élevé du Pérou. Maintenant les Péruviens savent que la démocratie signifie l’« économie de marché  » soutenue par les Etats-Unis.
L’enquête de L’ONU ne demande pas aux interviewés ce qu’ils entendent par démocratie. Elle ne le demande pas non plus au Département d’Etat, qui a donné sa bénédiction aux gouvernements qui adoptent la politique de l’économie de marché. Et pas de quoi s’étonner ! La balance commerciale penche en faveur des Etats-Unis. Les investissements sont protégés, la Banque mondiale et le FMI distribuent des prêts à des taux d’intérêt évidemment substantiels, si bien que les gouvernements s’enflamment, comme il se doit.
En 1989, le Président social-démocrate vénézuélien Carlos Andres Perez a ordonné aux troupes de réprimer une émeute anti-FMI à Caracas. On estime à 2.000 le nombre des personnes tuées par leur propre armée. Alors, quand les sociaux-démocrates ont perdu l’élection suivante, les démocrates chrétiens les ont remplacés et ont poursuivi cette même politique économique qui avait échoué. Quand l’adversaire de l’économie de marché, Hugo Chavez a gagné en 1998, Washington a retiré son approbation.
Oui, la démocratie en Amérique latine est préférable à la dictature. Des milliers de personnes ne « disparaissent  » plus en Argentine, au Chili et en Uruguay comme dans les années 70 et 80. Des dizaines de milliers ne subissent plus de tortures et des centaines de milliers n’ont plus besoin de fuir en exil. Des électorats organisés obtiennent même de temps à autre quelques succès sur les fronts économiques et culturels.
Mais cela s’avère de courte durée. En réalité, le modèle néo-libéral a réduit le niveau de vie dans plusieurs pays, preuve que le droit de vote ne signifie pas nécessairement qu’on gagnera un salaire suffisant, recevra une éducation ou aura accès aux soins médicaux.
Un rapport de 2003 de la Banque interaméricaine de développement (BID) indique que les taux de chômage latino-américains ont atteint des records absolus et que la pauvreté, devenue incontrôlable, a monté en flèche. Par conséquent, la majorité semble rejeter la démocratie, beaucoup la voient comme le modèle de l’économie de marché et exigent qu’à la place les gouvernements fassent leur priorité des questions sociales.
L’aversion pour la démocratie révélée par le sondage montre que les électeurs attribuent au mot le sens de choisir un candidat parmi tous ceux qui soutiennent l’économie de marché. En pratique, la liberté signifie que les investisseurs étrangers sont favorisés et que les travailleurs se font avoir ; l’autorité de la loi protège les investissements des entreprises multinationales. Quand George W. Bush répète « libérer l’Irak  » ou qu’il glorifie la démocratie en Amérique latine pendant qu’il force les Latino-américains à soutenir l’ALCA (l’Accord de libre-échange des Amériques), il ne conçoit pas la liberté comme une majorité qui mettrait en Å“uvre sa volonté d’améliorer sa situation économique.
L’éditorial du New York Times du 26 avril affirme que la démocratie s’est vraiment propagée, mais il avertit qu’ « on peut aisément considérer que ce triomphe va de soi... et perdre de vue combien il est anormal pour la plus grande partie de l’Amérique latine d’être dirigée par un gouvernement démocratique, étant donné la tradition autoritaire de la région et les tendances dans d’autres parties du monde en développement.  »
Je vous en prie, les Etats-Unis ont une tradition d’esclavage et d’apartheid. La raison pour laquelle la démocratie n’a pas beaucoup de sens telle qu’elle se pratique, c’est que les gouvernements successifs refusent de redistribuer la richesse et que, quand l’un d’eux le fait, comme Castro à Cuba ou Chavez au Venezuela, les Etats-Unis en font la cible de leur violence, de leur propagande et de leurs sanctions économiques.
C’est facile et affligeant d’en faire une question de « corruption officielle chronique  », quand en fait la politique étasunienne récompense un tel comportement : elle n’a pas seulement toléré, mais elle a soutenu les régimes les plus corrompus de l’hémisphère, y compris les dictatures familiales des Somoza et des Duvalier au Nicaragua et en Haïti, des années 1930 aux années 1980. La politique étasunienne a renversé des gouvernements élus qui tentaient de s’attaquer à la pauvreté et à la corruption au Guatemala (1954), au Brésil (1964) et au Chili (1973).
Quand le New York Times prêche que « la démocratie, c’est plus que des élections et des réformes économiques qui ouvrent des marchés, ces obsessions jumelles des décideurs des Etats-Unis et des organisations financières multilatérales  », on comprend que l’élite a commencé à s’en inquiéter. Mais exhumer de vieilles rengaines comme « renforcer l’autorité de la loi  » et « développer des pouvoirs judiciaires indépendants  » n’affecte pas la redistribution des richesses. S’engager sur cette voie exigerait des Etats-Unis qu’ils commencent par restituer un peu de la fortune qu’ils ont volée aux peuples d’Amérique latine rien qu’en faisant des affaires au cours du siècle passé. Ne retenez pas votre respiration. Les Latino-américains, même s’ils recourent à l’autorité de la loi et à des tribunaux honnêtes, devront le faire sans l’appui de Washington ou du New York Times.
En retournant à la frontière étasunienne, j’ai demandé à un autre chauffeur de taxi, moins expansif que celui qui m’avait amené, s’il voyait d’un oeil optimiste la démocratie au Mexique. Il a haussé les épaules. « Quelqu’un a dit qu’un optimiste n’était qu’un pessimiste mal informé. J’essaie de ne pas penser à ces choses-là . Cela me brouille l’esprit  ».
[1] Les manufactures industrielles qu’on désigne sous le terme de "maquiladora" représentent une des formes les plus spectaculaires de l’exploitation de la frontière par les intérêts américains. Implantées en territoire mexicain, elles dépendent le plus souvent de firmes étasuniennes et résultent d’accords douaniers entre les deux États. Ceux-ci permettent l’importation de matières premières et l’exportation de produits assemblés ; les taxes à la sortie ne portent que sur la plus-value. La manufacture peut ainsi bénéficier, au meilleur compte, de la main d’Å“uvre bon marché du pays voisin. Cette localisation est l’expression du déséquilibre des pouvoirs : pouvoir financier et pouvoir du savoir technique du côté américain, simple pouvoir du travail à bas prix du côté mexicain. Ces implantations industrielles ont permis une des plus extraordinaires croissances urbaines du monde ; elles ont attiré, dans le Mexique septentrional, un afflux de population en quête d’emplois ; elles demeurent un des exemples actuels les plus évidents de l’utilisation d’une main-d’oeuvre peu qualifiée. (D’après J. Bonnamour, Le Continent nord-américain, SEDES -1994)
http://www.geocities.com/ndj_hg/Terminale/Geo/USA/eco-usa9.htm
Source : Progreso Weekly , 06-05-04.
Traduction : Hapifil, pour RISAL.