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D’abord, il y eut les coupures de route des chômeurs qui empêchaient la circulation des marchandises, disait-on, parce qu’ils ne pouvaient plus protester en paralysant les usines que la politique néolibérale de Carlos Menem (président de l’Argentine de 1989 à 1999, ndlr) avait fermées dans les années 90. Puis il y eut la pression sur les banques des classes moyennes mises en fureur par le vol de leurs économies, harcèlement tellement efficace qu’il parvint à les effacer du paysage urbain pendant quelques mois : les firmes financières les plus sérieuses durent se retrancher derrière des barrières métalliques si épaisses et impénétrables qu’on devinait difficilement qu’une structure de directeurs, de chefs, de comptables et d’employés subsistait derrière elles.
Plus de deux ans après les 19 et 20 décembre, et après une longue année de gouvernement du président Néstor Kirchner, qui maintient fermement sa volonté explicite d’apaiser la protestation sans recourir à la répression, les multitudes en fureur brà »lent en moyenne un commissariat par semaine. Le ministre de la Sécurité de Buenos Aires a déclaré à Página 12, le mercredi 30 juin, que les commissariats « sont la cible de la colère populaire  » mais que les incendies sont un « phénomène spontané et empathique  », en raison du climat de crispation sociale et de l’énorme mécontentement de la population.
Dans la conscience de base de la société argentine, les décès de jeunes, les enlèvements contre rançon et les vols les plus communs (en somme, ce que nous considérons comme de la criminalité) sont l’oeuvre de la police. Ce qui revient presque à évoquer la dictature. Ainsi vont les choses dans la période d’apaisement et de réconciliation de l’État argentin. Pourrait-on imaginer qu’elles se produisent dans le cas - prôné par les droites politiques, économiques et médiatiques - où l’on emploierait de nouveau la force pour étouffer la protestation ?
En Bolivie, la rébellion sociale marche sur de semblables sentiers. L’exécution récente du maire d’Ayo Ayo par ses voisins, qui l’accusaient de corruption (autrement dit, de leur avoir volé « leur  » argent), donne le ton de la profonde délégitimation de l’État. Un État qui va à la dérive depuis que les multitudes de Cochabamba lui ont imposé, en avril 2000, d’annuler la privatisation de l’eau, par une révolte à laquelle ont pris part toutes les couches sociales de la ville. À cette occasion, la multitude a supplanté l’État et destitué la figure de la représentation ; le conseil municipal ouvert est devenu l’organe délibératif et exécutif d’une société en rébellion.
La situation s’est reproduite à plusieurs occasions durant les années suivantes, jusqu’à ce qu’en octobre 2003 elle s’étende à tout le pays, à partir de son nouvel épicentre, la ville aymara d’ El Alto. Depuis lors, le président Carlos Mesa est assis sur un volcan : comme son homologue argentin, il ne peut pas se permettre de dissuader la protestation par la répression - s’il ne veut pas subir le destin de son prédécesseur, Sánchez de Lozada -, et sa tâche principale est d’éviter que se répètent les faits qui ponctuent l’histoire récente de la Bolivie, depuis la guerre de l’eau de 2000.
Le point principal des agendas de Kirchner et de Mesa est de récupérer la légitimité de l’État : c’est pourquoi le 18 juillet prochain aura lieu un référendum contesté pour trancher le sort du gaz bolivien ; c’est pourquoi la Casa Rosada (le palais présidentiel argentin, ndlr) ne peut pas autoriser les augmentations de tarifs des services privatisés par le menemisme. D’une certaine manière, ils sont prisonniers d’une situation sociale qu’ils ne contrôlent pas.
En Argentine comme en Bolivie - dans une certaine mesure au Pérou également, et potentiellement en Équateur -, fonctionne une sorte de machine de dispersion des Etats nationaux. Le ministre de la Défense argentin lui-même, José Pampuro, a reconnu il y a quelques jours que la Bolivie peut marcher vers sa libanisation en conséquence des conflits sociaux et politiques. Pendant ce temps, les élites de Santa Cruz (la région la plus riche et la plus prospère du pays, mais aussi la plus métisse) ne cessent de menacer de fragmenter le pays. Une attitude très semblable à celle de la bourgeoisie de Guayaquil après l’insurrection indigène de janvier 2000, qui a mis un terme au gouvernement de Jamil Mahuad et occupé pendant des heures quelques installations du pouvoir formel à Quito. Ou en Argentine après les 19 et 20 décembre, quand les gouverneurs provinciaux avaient davantage de pouvoir que les présidents affaiblis qui survécurent à la révolte.
On ne devrait pas, cependant, regarder vers le haut pour trouver l’origine de ces forces centrifuges ; bien qu’il soit certain que le modèle néolibéral affaiblisse les Etats nationaux et que les élites locales accompagnent cette dynamique globale. Au contraire, cette puissance - nouvelle, inquiétante - émerge des couches les plus profondes des sociétés. Dans les incendies des commissariats de Buenos Aires et dans l’exécution de maires, les mouvements de piqueteros et aymaras n’interviennent pas le moins du monde. Même s’ils le voulaient, ils ne pourraient les contenir. Ce n’est pas le « mouvement social  », au sens classique, qui est responsable de ces épisodes. Quoi alors ?
Dans plusieurs pays, les gens qu’on appelle les exclus, les habitants du sous-sol, ont été capables, dans un long processus de crise des Etats bienfaiteurs, de tisser des liens et des attaches solides. Sur leur base, une bonne partie des nouveaux pauvres trouvent des formes de survie qu’ils transforment en alternatives de vie, incluant la production, la santé et l’éducation. Ces nouvelles relations sociales sont de caractère communautaire ; de manière explicite dans les régions andines et les zones rurales, de manière moins évidente mais non moins puissante dans la périphérie de quelques grandes villes. La logique de ces communautés - qui sont nées contre l’État - est « une logique du centrifuge, une logique du multiple  », suivant Pierre Clastres dans son Archéologie de la violence. Pour exister, simplement pour continuer d’être, de plus en plus de pauvres de notre Amérique se donnent des modes de vie qui supposent la négation de l’État à l’intérieur de leurs collectifs, mécanisme qui « naturellement  » fonctionne comme « machine de dispersion  » contre la « machine d’unification  » étatique.
Force-machine qui travaille de manière souterraine, bien qu’elle émerge parfois avec une puissance « destructrice  », si on la regarde sous l’optique de l’État.
Source : La Jornada (http://www.jornada.unam.mx/), 9 juillet 2004
Traduction : Hapifil, pour le RISAL.