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Depuis leur création en 1995 jusqu’à la réactivation en février 2004, en passant par leur incroyable expansion suite à la crise économique de décembre 2001, les clubs de troc ont beaucoup fait parler d’eux en Argentine, mais aussi dans le reste du monde. Que reste-t-il aujourd’hui du formidable élan populaire argentin ? Petite investigation sur l’être et le devenir de l’économie solidaire.
Le premier club de troc argentin s’est ouvert en 1995, à Bernal, dans la banlieue de Buenos Aires. Ses trois fondateurs : Horacio Covas, Carlos de Sanzo et Rúben Ravera ont, dès les années 80, commencé leur travail associatif dont les préoccupations premières étaient surtout écologiques. C’est dans ces années qu’ils créent le PAR (Programme d’Autosuffisance Régionale). Il consiste à former les personnes à une gestion intelligente et écologique de leur potager, en vue d’y produire le nécessaire pour l’économie familiale.
C’est le 1er mai 1995 qu’ils inaugurent, avec un groupe d’amis, le premier club de la Red Global de Trueque (Réseau Global de Troc). Selon le « mythe créateur  », l’idée fut lancée après que Carlos de Sanzo ait fait une récolte particulièrement importante de courgettes et qu’il ait alors décidé de les échanger avec le voisinage contre d’autres produits.
Ainsi était née l’idée du troc mais le système devait encore subir des modifications de taille pour passer d’un réseau d’une vingtaine d’amis à des millions de personnes comme il le deviendra suite à la crise économique de décembre 2001.
Mais nous n’en sommes pas là . En 1995, l’Argentine n’est pas en crise, enfin pas directement. L’économie est fragile et l’équilibre interne du pays ne dépend que trop des fluctuations du marché mondial. Ainsi, elle sera touchée successivement par la crise mexicaine de 1994 (le fameux « effet tequila  ») et de nouveau en 1997-98, lors de l’effondrement des économies asiatiques.
Les années 90 sont donc faites pour l’Argentine d’une alternance de périodes de récession et d’inflation avec des périodes de relative stabilité, voire de prospérité économique. Il est évident que ces dernières n’étaient surtout visibles que pour les populations « aisées  » ou les « classes moyennes  » de la capitale. Pour les classes populaires (mais aussi pour une partie de la classe moyenne dite « basse  »), la situation se dégradait constamment. Les pauvres devinrent plus pauvres encore, on commença même à parler de « classes moyennes appauvries  » pour définir ces milliers de personnes licenciées qui vinrent s’ajouter aux masses populaires déjà présentes. Ces années furent également celles de Carlos Menem qui, au cours de ses deux quinquennats -entre 1989 et 1999- s’évertua minutieusement à plonger l’Argentine dans un chaos économique et social. Il ne le fit bien sà »r pas tout seul et fut aidé en cela par son ministre de l’économie Domingo Cavallo (qui fut également ministre sous la dictature) et aussi, par les grandes institutions financières internationales (Banque mondiale, Fonds monétaire international) qui réclamaient une libéralisation de l’économie argentine.
Pourtant, malgré la vente des entreprises publiques à des multinationales [1] (pour un total de quarante milliards de dollars, que le président Menem et ses hauts fonctionnaires auraient malencontreusement détourné vers leurs poches...), la dette extérieure de l’Argentine passe de 60 à 120 milliards de dollars entre 1992 et 1998. [2]
La situation sociale concrète s’est alors fortement dégradée pour les Argentins, notamment à cause des baisses de salaires et de la hausse du taux de chômage. Cela encouragea un développement important des mouvements sociaux de contestation, ainsi que l’apparition de nombreux moyens économiques de « substitution  » au marché formel (dont le troc fait partie), ce dernier étant devenu inaccessible à une partie grandissante de la population, appauvrie par les politiques économiques et sociales successives.
Enfin, en 2000, sous le mandat du président De la Rúa [3], un dernier Plan d’ajustement structurel termine de préparer les conditions dans lesquelles la crise économique éclatera un an plus tard. Adoptant une politique d’austérité, le gouvernement ne fait que plonger un peu plus le peuple argentin dans la pauvreté. Aux réductions des dépenses publiques, baisses de salaires et restructurations du système de retraites entamées au début des années 90 et renforcées en 1998, s’ajoutent la dérégulation de la sécurité sociale, ainsi que la privatisation totale du système de retraites et de nouvelles baisses de salaires, provoquant ainsi une paupérisation d’une partie de la population encore protégée des effets de la récession et plongeant la population déjà pauvre dans une détresse économique, sociale et médicale inconnue jusque là en Argentine.
Enfin, les 19 et 20 décembre 2001, c’est le corralito : les banques sont en faillite et les Argentins ne peuvent plus accéder à leurs comptes. S’ensuit la réaction spontanée de milliers d’argentins à travers le cacerolazo, ce concert de casseroles qui représente la protestation populaire. Cette mobilisation spontanée et massive parviendra à faire démissionner deux présidents en l’espace de quelques jours... Après le corralito, l’Argentine est plongée en plein marasme économique et social, sans précédent dans l’histoire moderne de ce pays alors connu pour sa prospérité et son mode de vie à l’européenne.
C’est alors que des millions de personnes se tournent vers le réseau de troc, dans l’espoir de pouvoir y résoudre les problèmes les plus urgents (nourriture, vêtements...).
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en 2000, 400 clubs de trocs avaient été créés dans toute l’Argentine, regroupant plus de 300 000 personnes. Courant 2002, c’est-à -dire moins d’un an après le cacerolazo, le nombre de clubs s’élevait à 4500 et 2,5 millions de personnes y participaient. [4]
Le réseau de troc n’a pourtant déjà plus son unité d’origine. En 2000, certains membres de la Red Global, mécontents de la gestion faite par les fondateurs, décident de créer un autre réseau de troc, ce sera la Red de Trueque Solidario, qui se fixe comme objectif une gestion plus claire de l’émission de la monnaie du troc -les crédits sociaux- et un attachement qui se veut plus fort aux principes fondamentaux du troc : la solidarité, la réciprocité, la prosumición.
Le fonctionnement est quant à lui basé sur le même principe d’échange multi-réciproque. Par multi-réciproque, il faut entendre le fait que l’échange ne se fait pas de façon directe -ou réciproque- mais décalée. Ainsi, contrairement à un système de troc basique, les clubs de troc proposent un échange collectif avec l’ensemble des participants. C’est-à -dire que si Mme A. échange une salade à Mr. B., Mr B. en échange ne va pas lui rendre un bien ou un service mais l’équivalent de la salade en « monnaie sociale  » [5].
Le point essentiel pour stabiliser un tel système est la double participation des usagers qui devront être à la fois producteur et consommateur, ce qui a mené à la création d’un nouveau mot pour désigner les usagers : les « prosumidores  » [6].
Cette notion de « prosumición  » est la clé de voà »te du réseau de troc car si le déséquilibre entre les deux activités (production et consommation) se fait trop grand, c’est tout l’édifice qui s’écroule. En effet, si la production est trop basse, les prix grimpent. Il est donc nécessaire, pour que le système fonctionne au mieux, de conserver cet équilibre et de faire en sorte que les participants continuent à produire spécifiquement pour le club de troc.
Pourtant, dans la réalité, il est difficile de percevoir l’application directe de ces principes. En outre, il ne faut pas oublier que le système de troc souffre encore du discrédit provoqué par le scandale des falsifications, courant 2002. Des millions de faux crédits sociaux circulaient alors dans les clubs et inévitablement, ont provoqué une crise du système tout entier, à cause d’une masse monétaire trop importante par rapport à la production. Cette crise du troc s’est matérialisée par la fermeture de la plupart des clubs à la fin de l’année 2002.
En février 2003, les trois fondateurs et quelques dizaines de personnes tentent de relancer l’activité des clubs de troc : c’est le processus de « réactivation  ».
Les règles ne sont pas modifiées mais plutôt réaffirmées. En relativement peu de temps, les clubs se remplissent à nouveau, bien que dans des proportions infiniment moindres qu’au lendemain de la crise.
Cependant, malgré ce nouvel essor, des problèmes subsistent dans le fonctionnement des clubs de la Red Global de Trueque. Notamment, un manque crucial de production quasiment depuis l’ouverture en masse des clubs de troc. En effet, les personnes participant ont plutôt tendance à venir échanger des produits de seconde main ou de confection industrielle, alors que le principe de base était bien de « produire les marchandises échangées  », évitant ainsi au maximum de recourir au marché capitaliste. De ce que nous avons pu voir au club de troc de Bernal (Province de Buenos Aires), la forte majorité des produits échangés proviennent plus ou moins directement du marché formel, donnant finalement à ce lieu des airs de foire informelle où l’on obtient à prix moindre ce que l’on ne peut s’offrir sur le marché légal. Et ce n’est pas toujours le cas : parfois, certains produits sont vendus au troc plus chers qu’en magasin... C’est le cas pour beaucoup de produits de première nécessité, tels que la farine, l’huile ou le mate [7]. En outre, les petits producteurs sont souvent découragés car ils ne parviennent pas à rentabiliser leur coà »t de fabrication (surtout pour ce qui relève de l’artisanat ou de manière plus générale, tout ce qui n’est pas alimentaire).
Ces dysfonctionnements sont inhérents à ces types de systèmes d’échanges qui ne prennent pas réellement en compte la réalité sociale des personnes auxquelles ils s’adressent. En effet, la priorité -tout à fait légitime- des participants de ce club, est de nourrir leurs familles correctement et de maintenir l’économie du foyer à peu près stable (car ce n’est pas les 45 euros versés par le gouvernement aux quelques familles bénéficiaires qui y parvient). Comment alors essayer de concilier éthique, pratique et solidarités ? Voilà une question complexe à laquelle la Red Global de Trueque devra à un moment se confronter si elle ne veut pas terminer comme un « capitalisme des pauvres  ». [8]
En attendant, d’autres réseaux de troc (Red de Trueque Solidario) tentent de trouver des réponses : des formations intensives sont proposées aux nouveaux participants, l’accent est mis sur la production et sur l’engagement de chaque personne au sein du collectif. Les résultats sont variables, mais les motivations sont bien réelles. C’est aussi le cas pour La Mutual qui, de son côté, a trouvé la réponse dans la diversification de ses objectifs : il faut développer le troc mais aussi encourager les petits producteurs agricoles, les petits commerçants, les produits artisanaux, etc. Cela fonctionne puisque, et c’est chose importante en Argentine, on en parle souvent dans les journaux !
La fin des clubs de troc et de l’économie solidaire en Argentine n’est donc pas aussi certaine et assurée que certains ont voulu le faire croire (pour le pouvoir, il est toujours important de montrer que ces alternatives ne fonctionnent pas, qu’elles ne durent pas longtemps). Aujourd’hui, on assiste plutôt à la deuxième phase de ces initiatives, l’après-crise en quelques sortes, qui passe par un remodelage des pratiques économiques solidaires. Ces nouvelles formes d’échanges doivent prouver qu’elles ne sont pas seulement des organisations temporaires, destinées à pallier les défaillances de l’Etat, mais bien un regroupement populaire qui conteste les pratiques économiques dominantes. Le chemin est long, très long, mais nous devons croire en la persévérance et la volonté des gens à vouloir changer leur quotidien.
[1] En Argentine, 90% des banques sont aux mains de capitaux étrangers. Les hydrocarbures YPF Repsol (Espagne), Aguas Argentinas (groupe Suez, France), Telefonica (Espagne) ne sont que d’autres exemples.
De plus, ces entreprises ne tiennent pas compte des besoins d’un pays qui n’est pas le leur. Par exemple, YPF Repsol continue à exporter massivement du pétrole et du gaz alors que les réserves argentines sont prévues pour neuf ans encore.
[2] GABETTA, Carlos, 2002, « Crise totale en Argentine  », Le Monde Diplomatique, janvier, p. 3.
[3] Elu au détriment de Menem en 1999, il sera forcé de démissionner face à la grogne populaire en décembre 2001, après avoir déclenché une répression policière sanglante.
[4] LEONI, Fabiana, LUZZI, Mariana, 2003, « Nuevas redes sociales : los clubes de trueque » in Bombal, I. (ed.), Respuestas de la sociedad civil a la emergencia social, Buenos Aires : CEDES, p. 16.
[5] Bien que l’on puisse parfois voir des cas d’échange direct dans les clubs de troc, pratique totalement autorisée au sein du club de troc, contrairement aux échanges faits en pesos, strictement interdits.
[6] De « productor  » (= producteur) et « consumidor  » (=consommateur).
[7] Nom d’une herbe qui, dans de l’eau chaude, donne une boisson dont raffolent les argentins. A l’origine, elle était consommée par les indiens Guarani.
[8] A. Quijano, 1998, La EconomÃa Popular y sus caminos en America latina. Lima : Mosca Azul Editores